Charpentier (1p. 86-108).

CHAPITRE VI

JÉRUSALEM.

Il n’y eut cependant aucune querelle entre George Bertram l’oncle et George Bertram le neveu. Bien que dans leurs conversations au sujet de leurs affaires ils ne fussent pas très-aimables l’un pour l’autre, ils restèrent bons amis — aussi bons amis du moins qu’ils l’avaient jamais été. À vrai dire, le vieillard se montra plus poli pour son neveu à la suite de la dernière scène que nous avons racontée, et, avant la fin des trois mois, sa manière d’être fut presque cordiale.

Il y avait chez George Bertram le jeune un je ne sais quoi qui forçait son vieil oncle à le respecter malgré lui. Le négociant de la Cité de Londres avait un profond mépris pour son frère, le soldat de fortune, et il s’était conduit comme on l’a vu à l’égard du fils de ce frère, moins avec l’idée de rendre service à celui-ci, que poussé par le désir de prouver son mépris et de s’assurer l’occasion de l’exprimer ouvertement. Il avait bien compté aussi qu’il mépriserait le fils comme il avait méprisé le père, mais en cela il se trouva déçu. George avait accepté tout ce qu’il lui avait offert, comme tout jeune homme aurait pris ce qu’un oncle donnait, mais il n’en avait jamais demandé davantage. Il avait tiré le meilleur parti possible de l’éducation qu’on lui avait fournie ; et maintenant, bien qu’il ne voulût se faire ni avoué ni négociant, il était prêt à gagner sa vie et déclarait qu’à l’avenir il se tirerait d’affaire sans demander d’aide à personne.

Avant que les trois mois fussent écoulés, son oncle lui avait proposé plus d’une fois de prolonger sa visite ; mais George était résolu à quitter Hadley. Il se proposait de consacrer trois ou quatre mois à la recherche de son père et de s’établir ensuite à Londres. En attendant, il étudiait le droit des gens, les lois des nations, et s’amusait dans ses heures de loisir à lire Coke et Blackstone.

— Tu ne trouveras jamais ton père, lui avait dit M. Bertram.

— En tout cas, je veux essayer ; si je ne le trouve pas, j’aurai toujours vu du nouveau.

— Tu en verrais plus, en trois mois à Londres qu’en douze mois de voyage, et du moins tu ne perdrais pas ton temps.

Mais George fut inébranlable, et avant trois mois il était en route.

— Vous m’excuserez, monsieur George, lui dit M. Pritchett la veille de son départ (son oncle lui avait recommandé de voir Pritchett dans la Cité avant de partir), vous m’excuserez, monsieur George ; mais, s’il m’était permis de vous donner un petit conseil, je vous engagerais à écrire de temps en temps à Monsieur pendant vos voyages.

Or George n’avait de sa vie écrit une ligne à son oncle. D’après les ordres exprès de celui-ci, c’était toujours à la femme de charge qu’il annonçait son arrivée ou ses projets de voyage, et maintenant il n’entendait nullement commencer une correspondance.

— Lui écrire, monsieur Pritchett ! Non, vraiment, je n’y pense pas. Je ne crois pas que mon oncle tienne beaucoup à recevoir des lettres comme les miennes.

— Ah ! que si, allez, monsieur George ! Il ne faut pas être trop prompt à juger les gens sur les apparences ; il s’agit de douze millions et demi ; vous savez, monsieur George, douze… millions… et demi… de fortune ! Et M. Pritchett appuya fortement sur le chiffre présumé des richesses de son patron.

— Douze millions et demi, vraiment ? C’est beaucoup sans doute, et j’admets parfaitement toute la force de votre argument ; mais, voyez-vous, il n’y a rien à faire de ce côté-là : je ne suis pas fait pour hériter de douze millions et demi. Cela se voit sur mon visage.

M. Pritchett le regarda fixement.

— Mais, monsieur George, je ne vois pas ça du tout ; croyez-moi, allez, Monsieur vous aime beaucoup.

— Beaucoup ! n’est-ce pas un peu trop dire, hein ?

— Je veux dire autant qu’il peut aimer beaucoup qui que ce soit. Ainsi il me dit hier : « Pritchett, me dit-il, ce garçon va partir pour Bagdad. — Quoi ! M. George ? que je lui dis. — Oui, qu’il me dit, et il ira aussi à Hong-Kong, je pense, avant de revenir ; il va à la recherche de son père. » En me disant cela, il me lança un de ces mauvais regards que vous connaissez, « C’est bien dommage, » lui dis-je, car il faut toujours être de son avis, vous savez. « C’est un imbécile, dit votre oncle, et il ne sera jamais autre chose. »

— Mon Dieu ! monsieur Pritchett, que je vous suis donc obligé de prendre la peine de me répéter tout cela !

— Oh ! ma peine n’est rien. « Et il ne sait pas plus la valeur de l’argent, ajoute votre oncle, qu’une autruche. Il ne peut pas aller à Bagdad avec la pension que je lui fais. — C’est évident, que je lui dis. — Il faut lui ouvrir un crédit de huit mille francs, » dit Monsieur. Et c’est ce que j’ai fait, monsieur George.

— J’aurais très-bien pu m’en passer, monsieur Pritchett.

— Peut-être, mais huit mille francs n’ont jamais fait de mal à personne, monsieur George…, jamais. Et moi, je vous dirai que, si vous jouez bien la partie, vous serez l’héritier de Monsieur, quoi qu’il en dise.

— En tout cas, monsieur Pritchett, je vous suis bien obligé.

Et là-dessus ils se quittèrent.

— Il me jettera ses huit mille francs au visage la première fois que je le verrai, se dit George.

Quoique le conseil de M. Pritchett fût assurément bon, George ne le suivit pas, et, pendant tout le temps que dura son absence, il n’écrivit pas une seule fois à M. Bertram. Le voyage à la recherche de son père ne fut pas pour notre héros une entreprise aussi difficile que l’avait supposé, son oncle. Il devait passer par Paris, Marseille, Malte, Alexandrie, Jaffa, Jérusalem et Damas, et il avait prié sir Lionel de lui écrire, si faire se pouvait, à toutes ces adresses, ou du moins à l’une d’entre elles. Il ne reçut de nouvelles ni en France, ni à Malte, ni en Égypte, mais en arrivant à la petite ville de Jaffa, où il foula pour la première fois le sol de l’Asie, il trouva une lettre de son père. Sir Lionel était sur le point de quitter la Perse pour se rendre en mission à Constantinople, mais il ferait certainement un détour, disait-il, pour se rencontrer avec son fils à Jérusalem.

Le ton de la lettre de sir Lionel ne rappelait en rien les conversations de son frère M. Bertram. Il félicitait de tout son cœur son fils de ses succès à l’Université et lui prédisait pour l’avenir une carrière à la fois brillante et lucrative ; il exprimait le plus vif désir de l’embrasser, et parlait, avec un enthousiasme qui touchait à l’ivresse, de la perspective de passer quelques semaines avec lui à Jérusalem.

Cette lettre fit le plus grand plaisir à George, qui souhaitait tout naturellement d’avoir une bonne opinion de son père et qui n’avait jamais voulu admettre sans réserve les torts auxquels M. Bertram faisait si souvent allusion, mais dont il ne parlait jamais ouvertement. Le colonel n’avait guère eu pour lui des soins paternels ; jusqu’ici il avait même assez généralement omis de répondre aux quelques lettres que George lui avait écrites. Mais un fils accepte facilement les avances d’un père, et la manière d’écrire de sir Lionel était si charmante ! sa lettre était si amicale et si affectueuse ! On n’y sentait en rien le ton sermonneur, monotone et ennuyeux qui règne en général dans les lettres banales des pères vulgaires, et George fut ravi de son nouveau correspondant.

« Je ne voudrais pour rien au monde manquer de te voir, lui écrivait sir Lionel, et, quoiqu’on m’ait donné l’ordre de me rendre à Constantinople en toute hâte, — c’est toujours ainsi que vos grands seigneurs du civil nous font aller, nous autres esclaves militaires, — je trouverai bien moyen de leur dérober quinze jours que je passerai avec toi à Jérusalem. Je pense que je ne te reconnaîtrai pas et que tu ne me reconnaîtras pas davantage ; mais si tu rencontres un vieux monsieur à la tenue militaire, très-chauve, aux dents rares et au nez crochu, dis-toi que tu vois ton père. J’arriverai à l’hôtel Z… aussitôt que possible, après le quatorze de ce mois. »

Son oncle en tout cas s’était bien trompé quand il lui avait prédit que son père l’éviterait. Bien loin de là, sir Lionel se dérangeait beaucoup pour se rencontrer avec son fils. Il était très-possible, il était même très-certain que Bertram le négociant avait dû mettre de côté plus d’argent que Bertram le colonel ; mais, aux yeux de George, savoir amasser de l’argent n’était pas un grand mérite, et, s’il était vrai que sir Lionel avait négligé d’envoyer, pour l’usage de son fils, une partie de sa paye, ce n’était pas le moment de lui en vouloir. On se dira peut-être, que si George avait eu personnellement à souffrir par suite de la négligence de son père à faire ces susdits envois d’argent, il est fort possible qu’il eût vu la chose sous un aspect plus grave.

George avait pris un drogman, et, suivi de ce seul domestique, il quitta à cheval la ville des orangers.

L’oranger est fort commun en Espagne, à Malte, en Égypte, à la Jamaïque et dans d’autres pays encore ; mais, dans un rayon de deux lieues autour de Jaffa, on ne voit absolument que des orangers, à l’exception toutefois des haies de figuiers d’Inde qui divisent les jardins. Les plantations d’orangers se succèdent jusqu’à ce qu’on arrive au grand désert ouvert qui mène à Jérusalem.

Pour un Anglais, il y a quelque chose de fort attrayant dans l’idée de se mettre en route à cheval pour traverser le désert, le pistolet à la ceinture, sa valise bouclée devant lui, et de n’avoir pour tout compagnon qu’un seul serviteur à cheval. Un pareil voyage offre un soupçon de danger qui suffit tout juste pour lui donner du piquant ; et puis cela est si peu anglais, si oriental, si incommode, si différent de la rapidité et du confort d’un chemin de fer, si en dehors des chemins battus de la vie ordinaire, qu’il est enchanté de se mettre en selle. Mais on peut se demander s’il n’est pas généralement encore plus enchanté de quitter la selle, — surtout si c’est une selle turque.

George avait ouï parler des chevaux arabes et des nuages de poussière que soulèvent leurs pieds ailés. Il avait compté, dès qu’il aurait dépassé les jardins d’orangers, se lancer au galop pour ne plus s’arrêter que sous les murs de Jérusalem. Mais bien des heures de route pénible devaient s’écouler avant que ces murailles ne lui apparussent. Il faisait à peu près cinq kilomètres à l’heure. Pendant la matinée, il s’efforça de hâter l’allure, mais à mesure que le soleil darda de plus chauds rayons, ses efforts se ralentirent, et, bien avant le soir, il en était venu à se dire que Jérusalem était un mythe, son drogman un imposteur et son coursier arabe une affreuse haridelle.

— C’est le voyage le plus long que j’aie fait de ma vie, dit George.

— Plus long, oui. Un haut de deux montagnes plus, et deux descendres, et alors là ; oui ! dit le drogman qui, parmi ses nombreux talents, ne pouvait pas mettre une connaissance approfondie de la langue anglaise au premier rang.

Enfin les deux montagnes et les deux descendres furent passés, et George apprit que la muraille dont il voyait les vives arêtes se dessiner nettement sur le sol rocailleux était Jérusalem. Il y a toujours quelque chose de très-saisissant dans le premier aspect d’une ville murée qui n’a pas de faubourgs ou de dépendances extérieures. Cela ressemble à un château de cartes qu’on aurait bâti sur une table. Chez nous, en Angleterre, il est toujours difficile de dire où la campagne finit et où la ville commence, et même les villes murées du continent se présentent bien rarement à nous de façon à ce que leurs angles de pierre se découpent sur l’horizon comme cela se voit dans les vieilles gravures sur bois qui représentent des cités fortifiées.

Mais c’est là précisément l’aspect de Jérusalem. Jusqu’au moment où le voyageur touche aux murs de la ville, il se sent en plein désert, et pourtant il suffira d’un instant et de la permission de ces soldats turcs si sales, pour qu’il se trouve dans la ville. On arrive aux portes, et comme il n’est personne aujourd’hui qui ne se croie autorisé à avoir une opinion sur les difficultés que peut offrir la prise d’une batterie casematée, ou sur l’insuffisance des bastions de granit, chacun se dit tout d’abord combien ce serait chose commode et charmante que de prendre Jérusalem. En tout cas, il n’est point difficile d’y entrer ; les sales soldats ne se donnent pas la peine de tourner la tête pour regarder le voyageur qui ne tarde pas à acquérir la douce certitude qu’il a dépassé la zone des passe-ports.

George Bertram s’était bien promis que l’instant où il apercevrait Jérusalem serait pour lui un instant d’émotion morale des plus intenses. Quand, en quittant les orangers de Jaffa, il avait cherché à faire prendre à son cheval arabe le galop continu qui devait le mener jusqu’à la ville du Sépulcre, son âme était toute disposée à se laisser aller aux extases du sentiment aussitôt que sa course rapide aurait été achevée. Mais le temps de l’extase sentimentale était passé depuis longtemps quand il se trouva à la porte de Jérusalem. Il en était à jurer comme un païen contre son infernale rosse et la maudite selle turque qui lui semblait avoir été imaginée tout exprès pour torturer et meurtrir le cavalier chrétien.

— Où trouver maintenant ce s… hôtel ? s’écria Bertram, quand ils eurent trébuché et pataugé, lui, son drogman et sa valise, pendant cinq minutes, dans une ruelle étroite et mal pavée qui descendait presque à pic. Le milieu formait un ruisseau où les chevaux glissaient sur des écorces d’oranges et des débris de légumes, tandis que la rue elle-même présentait dans son encombrement toute la variété de turbans que peut offrir l’Orient. — Et ceci s’appelle une rue ? Ce fut ainsi, en dépit de son sentiment profond, de son émotion, de ses pieuses résolutions, que notre héros fit son entrée à Jérusalem. Mais quelle piété pourrait résister à l’éreintement de douze heures de course sur une selle turque ?

— Est-ce bien une rue ? dit-il. Oui ! c’était la principale rue de Jérusalem. C’était la première, ou du moins une des premières parmi ces voies sacrées dont George s’était dit qu’il oserait à peine les fouler sans ôter sa chaussure. Enfin, à un tournant rapide, le cheval de Bertram glissa de nouveau et faillit s’abattre. Le cavalier jura de plus belle. Il faut dire à sa décharge qu’il était non-seulement rompu et écorché, mais encore qu’il avait grand’faim. Pour se livrer avec succès aux belles émotions, il n’est rien de tel qu’un estomac satisfait, sans être surchargé.

Enfin ils s’arrêtèrent devant une porte percée dans un mur, que le drogman dit être l’entrée de l’hôtel Z… En réalité, il n’y avait pas plus de dix minutes qu’ils étaient dans la ville, mais il faut avouer que les rues n’étaient pas bien pavées. Cinq minutes encore, et George se trouvait dans sa chambre, répandant sur tous les fauteuils et les canapés le contenu de sa valise, et s’enquérant avec ardeur de l’heure de la table d’hôte. Ce fut avec une satisfaction intérieure très-vive qu’il apprit qu’il ne lui restait tout juste que vingt minutes pour faire sa toilette. À Jérusalem, comme ailleurs, les premières questions du voyageur seront toujours les mêmes : À quelle heure la table d’hôte ? Où est la cathédrale ? Quand part le train, demain matin ? — Il faudra encore quelques années, mais peut-être guère plus, avant qu’on ne fasse la dernière de ces questions à Jérusalem.

On était dans la quinzaine qui précède Pâques, et la ville était déjà pleine de pèlerins venus pour assister aux cérémonies, — pleine aussi d’Anglais et d’Américains venus pour voir les pèlerins.

L’auberge était à peu près comble, et George, en entrant dans la salle commune, entendit une telle confusion de voix anglaises, et un tel cliquetis de cuillers anglaises, qu’il aurait pu se croire sur le sommet du Righi ou sur un bateau à vapeur du Rhin. Mais toutes les conversations avaient une saveur de Palestine.

— Lundi nous faisons un pique-nique dans la vallée de Josaphat, madame Rose ; serez-vous des nôtres avec ces demoiselles ? Nous enverrons les vivres nous attendre au tombeau de Zacharie.

— Mille fois merci, mademoiselle Todd ; c’eût été avec le plus grand plaisir, mais nous n’avons que trois jours pour faire Bethléem, la mer Morte et Jéricho. Il faut absolument que nous nous mettions en route demain.

— Maman, j’ai perdu mon ombrelle quelque part en descendant de la montagne de l’Offense. Ces vilains enfants arabes me l’auront volée.

— On dit que les gens de Siloé sont les plus grands voleurs de la Syrie ; mais personne n’ose se frotter à eux.

— Mais tu l’avais à la main, mon enfant, au puits d’Enrogel.

— Comment, pas de pommes de terre ! Nous en avions hier. Garçon ! garçon ! où avez-vous vu servir un dîner sans pommes de terre ?

— Franchement, je ne sais qu’en penser. Si, en effet, c’est là la tombe de Nicodème, cela tranche la question. Je vous demanderai le sel.

— Monsieur Pott, je ne vous dirai pas un mot de plus ; vous n’avez pas la foi. Moi, je crois à tout cela.

— Comment ! à tout, depuis le Calvaire dans la galerie d’en haut jusqu’au coin obscur où le coq a chanté ?

— Oui ; monsieur Pott, à tout. Pourquoi un coq n’aurait-il pas chanté là aussi bien que partout ailleurs ? Il est si beau de croire.

George Bertram se trouva assis à table à côté d’une dame anglaise d’un certain âge et d’une mise irréprochable qu’il entendit nommer mademoiselle Baker, et de l’autre côté de cette dame était placée — un ange ! que mademoiselle Baker appelait Caroline, et qu’un homme, — un animal, — assis à ses côtés, nommait mademoiselle Waddington.

Tous mes lecteurs ont sans doute, un jour ou l’autre, fait partie d’une société de table d’hôte, et toutes ont dû remarquer combien il est important pour le plaisir du voyageur de se trouver placé dans un agréable voisinage. L’idéal d’une voisine agréable pour un jeune homme, c’est une jolie femme. Je ne prétends point définir l’idéal d’une jeune fille ; mais il est certain que la Providence a si bien arrangé les choses, que les lourds et les ennuyeux, les amusants et les bons enfants, ainsi que les beaux et les brillants, se réunissent et se groupent tout naturellement par espèces, ainsi que cela doit être.

La voisine de Bertram était de l’ordre amusant et bon enfant, mais cela ne lui suffisait pas. Il se serait fort bien accommodé de causer avec mademoiselle Baker, n’eût été le voisinage de mademoiselle Waddington, et il se serait même résigné à l’interposition d’une seule chaise entre mademoiselle Wadington et lui, si cet animal placé de l’autre côté n’avait trouvé tant de choses à lui dire à propos du village d’Emmaüs et de la vallée d’Ajalon.

Or, nous faisons savoir par ces présentes que Caroline Waddington est notre prima donna, notre dona primissima, — le personnage le plus important de cette histoire. C’est avec elle que vous devrez pleurer, c’est pour elle que doit s’exercer votre sympathie ; c’est elle enfin qui doit vous étonner ; Je voudrais, sans manquer à mes devoirs, me dispenser d’énumérer ses qualités morales et physiques en la présentant au lecteur, mais j’ai déjà fait preuve de négligence, à l’égard d’Adela Gauntlet, et je sens qu’une héroïne a des droits imprescriptibles. Seulement nous ajournerons la description ; mademoiselle Waddington entrera bientôt en scène, et il sera temps alors de la peindre.

Il suffit pour l’instant de dire qu’elle était orpheline, que depuis la mort de son père elle avait vécu avec sa tante, mademoiselle Baker, dans la ville de Littlebath ; que, d’après ses instances, mademoiselle Baker avait visité l’Égypte, remonté le Nil, traversé le petit Désert, enfin était allée du Caire à Jérusalem ; que mademoiselle Baker, lasse du monde oriental, n’aspirait plus qu’à rentrer à Littlebath, tandis que sa nièce, plus enthousiaste et plus jeune surtout, lui proposait d’aller à Damas et au Liban, de voir Beyrouth et Smyrne, et de revenir ensuite en Angleterre, en passant par Athènes et Constantinople. Si George Bertram eût pu entendre la façon dont mademoiselle Waddington parlait de son voisin de table, lorsqu’elle se fut retirée avec sa tante dans leur chambre, et s’il eût pu entendre aussi ce que la tante disait de lui, George Bertram, il aurait été moins maussade.

— M. Mac Gabbery est un imbécile, ma tante. Je suis sûr qu’il a de longues oreilles qu’il cache. Ah ! qu’il m’ennuie ! Ne pourrions-nous partir pour Damas demain ?

— Si nous partions, il viendrait avec nous, je pense. (M. Mac Gabbery avait fait partie de la société de ces dames en traversant le désert.)

— Je ne le crois pas, M. et Mme  Hunter sont prêts à partir demain, et ils ne voudraient certainement pas de lui.

— Mais, mon enfant, je ne suis vraiment pas de force à me mettre en route pour Damas. Encore quelques jours passés à dos de chameau…

— Mais vous aurez un cheval, ma tante.

— C’est encore pis. De plus, j’ai retrouvé une ancienne connaissance qui te plaira beaucoup, j’en suis sûre.

— Quoi, ce jeune homme si laid qui était assis à côté de vous ?

— Précisément. Ce jeune homme si laid, je l’ai vu le plus joli enfant du monde… et de plus, je ne le trouve pas laid aujourd’hui. Au reste, il est le neveu de M. Bertram.

— Comment ! du M. Bertram de mon père ?

— Tout juste, du M. Bertram de ton père, comme tu dis. Donc, si M. Bertram venait à mourir et que ce jeune homme se trouvât être son héritier, c’est lui qui aurait à rendre compte de ta fortune. Tu ferais bien d’être aimable pour lui.

— Comme c’est drôle ! Comment est-il ?

— C’est un des jeunes gens les plus distingués d’aujourd’hui. J’ai entendu dire qu’il a eu de grands succès à Oxford ; en tout cas, c’est un causeur très-aimable.

Il fut donc convenu entre ces dames que l’on ne partirait pas encore pour Damas, et que l’on braverait tout l’ennui que pourrait infliger M. Mac Gabbery.

Le lendemain, au déjeuner, Bertram trouva moyen de se placer entre la tante et la nièce. Mais M. Mac Gabbery ne se laissa pas évincer sans résistance. Quand il s’aperçut qu’un intrus tâchait de chasser sur ses terres, il fit des efforts de conversation désespérés ; il parla plus que jamais d’Ajalon et il émit plusieurs théories très-hasardées au sujet d’Emmaüs ; il rappela sans relâche tous les incidents intéressants de leur voyage : combien ils avaient été fatigués à Gaza, où il avait travaillé comme un nègre pour ces dames, et combien mademoiselle Baker avait eu peur dans les environs d’Arimathie, lorsque lui, M. Mac Gabbery, avait cru devoir s’assurer de l’état de ses pistolets, à la vue de trois ou quatre hommes ayant tout à fait l’air de Bédouins et qui rôdaient autour d’eux. Mais rien n’y fit, mademoiselle Waddington commençait à en avoir assez de Gaza et d’Arimathie, et mademoiselle Baker préférait évidemment s’enquérir des nouvelles de Londres. De sorte que peu à peu M. Mac Gabbery se fit silencieux et digne ; enfin il se réfugia dans un coin et se renferma dans ses impressions personnelles et dans l’étude d’une carte de la Palestine.

Bertram, de son côté, fortifié par le repos de la nuit et un bon déjeuner, retrouva toutes ses belles et nobles aspirations et, sous leur influence, se disposa à faire sa première visite à l’église du Saint-Sépulcre. On était au dernier dimanche du carême, et il se décida à aller entendre la messe dans la chapelle grecque afin de se rendre compte de la dévotion que pourrait ressentir un protestant anglais à la vue de ce culte étranger. Mais une messe était finie, et la suivante n’était pas commencée, quand il arriva à l’église ; il eut, en conséquence, le temps d’inspecter à la suite de son drogman toutes les merveilles variées de cet étonnant édifice.

On sait assez généralement aujourd’hui ce que contient l’église des lieux saints ; mais ceux qui ne l’ont pas vue, ou, pour mieux dire, ceux qui ne l’ont pas vue pendant les fêtes de Pâques, ne peuvent pas complètement se rendre compte de toutes les absurdités qu’elle renferme et du genre de dévotion qu’elle inspire. Bertram visita d’abord les cinq églises qui se sont groupées sous le même toit. Les Grecs sont de beaucoup les mieux traités ; leur châsse est resplendissante, leur temple spacieux et, jusqu’à un certain point, imposant. Les Latins, autrement dit les catholiques romains, sont beaucoup moins bien logés, et leur clinquant est bien plus terni. De plus, les Grecs possèdent le trou dans lequel était plantée — à leur dire — la croix du Sauveur, tandis que les Latins ont dû se contenter de l’emplacement où furent crucifiés les deux larrons. L’église des Arméniens, pour laquelle il faut descendre jusque dans les entrailles de la terre, a de moindres prétentions encore ; elle est plus terne, plus obscure et plus sale ; mais elle rappelle la nef de Saint-Pierre quand on la compare au pauvre autel de bois des Abyssiniens, ou à ce sombre caveau où prient les chrétiens de Syrie, et dans lequel on a peine à distinguer, tant l’obscurité est grande, son unique ornement : une petite image mal faite du Rédempteur crucifié.

Ceux qui connaissent les pompes de l’église catholique romaine en Italie et en France ont peine à comprendre, au premier abord, le rôle tout secondaire que joue le pape à Jérusalem. Car s’il est le vicaire de Dieu aux yeux des populations du sud-ouest de l’Europe, l’empereur de Russie ne l’est pas moins pour les chrétiens d’Orient. Le Russe est de beaucoup le plus grand des deux papes à Jérusalem, et on le traite avec un plus profond respect, on lui accorde une foi plus sincère que n’en obtient son rival de Rome, même de la part des Romains.

Bertram avait essayé à cinq ou six reprises d’entrer dans le tabernacle du Saint-Sépulcre ; mais il avait échoué, tant était grande la foule des pèlerins ! Enfin son drogman profita d’un moment de calme et donna encore une fois l’assaut. Avec un peu de patience on parvient à pénétrer dans la petite chapelle intérieure qui forme, pour ainsi dire, le vestibule du sépulcre, et d’où sortent les flammes miraculeuses le samedi de Pâques. Le proche voisinage de Coptes et de Candioles, d’Arméniens et d’Abyssiniens n’était pas très-agréable à notre héros, car l’on était bien serré et les chrétiens de ces nations-là ne sont pas plus propres qu’il ne faut. Mais tout cela n’était rien, comparé à l’entreprise d’entrer dans le Sanctum sanctorum. Pour y donner accès, il n’y a qu’une seule ouverture, et cette ouverture est haute de quatre pieds à peine. Ceux qui entrent se précipitent la tête la première, ceux qui sortent se présentent de l’autre sens, et comme il est impossible que deux passent de front, et que néanmoins il se trouve toujours deux ou trois personnes qui tâchent d’entrer et dix ou douze qui essayent de sortir, le combat ne laisse pas que d’être assez désagréable pour un Anglais ; mais, pour un Oriental, il n’y a peut-être là qu’une lutte pleine d’émotions.

Bertram n’eût jamais réussi sans l’aide de son drogman. Celui-ci se démena si bien au milieu de tous ces impatients, repoussant violemment ceux qui cherchaient à sortir et s’accrochant pour les retenir à ceux qui voulaient entrer, que le passage se trouva libre un instant, et notre héros, ayant baissé la tête, se trouva tout à coup dans l’intérieur, la main posée sur le marbre du tombeau.

Ceux qui l’entouraient lui parurent être le rebut du monde entier. C’étaient de ces hommes qu’on n’aimerait point à rencontrer, à moins d’être bien armé, sur les routes de la Grèce ou dans les collines de l’Arménie, — des misérables à mines de coupe-jarret, à la tête à demi rasée, à la barbe sale et aux yeux irrités, des hommes vêtus de peaux de bête ou de manteaux qui y ressemblaient, sales, puants, grouillants de vermine, empestés d’ail, abominables à des yeux anglais. Il y avait pourtant en eux une certaine dignité de maintien, une aptitude naturelle à se mouvoir avec aisance, et un sentiment inné de la couleur apparaissant au milieu de leur saleté. Malgré tout, ces chrétiens de l’Église grecque lui semblaient à peine des frères en religion.

Il posa cependant la main sur la pierre du tombeau, et dans le même moment deux frères, deux jeunes Grecs, — Grecs de croyance, veux-je dire, car Bertram n’eût su reconnaître à quelle nation ils appartenaient, — pressèrent leurs lèvres sur le marbre. C’étaient, comme nous l’avons dit, des hommes sales, rasés, à la mine dangereuse, vêtus de peaux de bête ; ils étaient placés bien bas dans l’échelle de l’humanité, en comparaison de leur frère en pèlerinage ; mais, malgré tout, ils devinrent pour lui, dans ce moment-là, des objets d’envie. Ils croyaient du moins, et leur foi était évidente. Quel que pût être le code moral qui régissait leur conduite, quand même ils n’en reconnaîtraient aucun, — ce qui ne semblait que trop probable, — une chose était certaine : ils possédaient la foi. Le Christ était à leurs yeux une vérité réelle et vivante, bien qu’ils ne sussent l’adorer qu’en baisant ainsi une pierre qui n’avait, en réalité, pas plus de rapport avec lui que la première pierre venue qu’ils eussent pu baiser dans leur pays. Ils croyaient ; et pendant qu’ils touchaient des lèvres, du front et de la main, les bords du sépulcre, leur foi s’éleva jusqu’à l’extase. C’est ainsi que Bertram eût voulu entrer dans cette petite chapelle, c’est ainsi qu’il eût voulu sentir, c’est ainsi qu’il eût voulu agir, si cela lui avait été possible. Il avait espéré sentir tout cela, il avait cru qu’il s’agenouillerait, lui aussi, dans un transport pieux. Mais il ne s’agenouilla point. Il se dit que la chaleur était étouffante, que le voisinage de ses frères chrétiens était désagréable, et, courbant la tête, — non par respect, mais pour sortir à reculons de l’étroit espace, — avec un peu de peine et beaucoup de précautions, et, s’il faut tout dire, avec quelques expressions de colère à l’adresse de ceux qui le poussaient avec leur tête dans la direction qu’il ne voulait pas prendre, il sortit de la chapelle. Et pendant tout le reste de son séjour à Jérusalem, il n’éprouva aucun désir d’y rentrer. Il avait rempli ce devoir, fait cette corvée, vu cette chose, et, l’effaçant de sa liste de curiosités, il n’y pensa plus. C’est là, croyons-nous, le résultat ordinaire des visites de chrétiens anglais au lieu qu’on nomme le Saint-Sépulcre.

Et puis, il vit les autres curiosités de l’endroit : le Calvaire, dans la galerie d’en haut ; le Jardin, ou ce qu’on appelle le Jardin, où le Christ ressuscité apparut aux femmes qui venaient du sépulcre ; le lieu où chanta le coq de saint Pierre ; le tombeau de Nicodème ; tout cela dans la même église, sous le même toit, — tout cela, du moins, sous ce qui devrait être un toit et qui n’est plus qu’une ruine. Maintenant l’eau du ciel tombe librement sur toutes ces places saintes, car les Grecs et les Latins s’étant querellés au sujet des réparations à faire, les Turcs, seigneurs et maîtres aujourd’hui du Saint-Sépulcre, ont pris la chose en main, et ont décidé que ni les uns ni les autres ne répareraient rien. Enfin Bertram assista à la messe grecque — ou, pour mieux dire, il se figura qu’il y assistait, car la messe ne fut pas dite, comme celle de Rome, à un autel apparent et devant le public, mais dans le Saint des saints. Ce devait être très-saint en effet, d’après la façon dont les assistants pressaient leurs fronts contre de certains grillages à travers lesquels on pouvait apercevoir très-indistinctement les belles choses qui se passaient à l’intérieur. S’ils l’avaient su, ces fervents auraient pu tout voir à leur aise le plus facilement du monde ; le Saint des saints, le prêtre marmottant, à la tête branlante, l’acolyte bâillant, les jambes étendues et à moitié endormi, — ils auraient tout vu, s’ils l’avaient voulu, à travers une petite lucarne, dans le corridor qui mène au Calvaire du premier étage. C’est de là que mes yeux profanes ont tout observé, le marmottage et le remue-ménage ; et, après tout, cela n’était pas grand’chose. C’est de là que j’ai contemplé surtout cet apprenti clérical si paresseux dont je viens de parler, et je me suis dit que, si ce grillage n’eût pas existé et qu’il lui eût fallu faire son ouvrage en présence du public, il eût été un peu plus éveillé. Ne pourrait-on pas en dire autant de bien d’autres cléricaux qui nous touchent de plus près ?

— Pourquoi ces Turcs sont-ils assis là ? dit Bertram en quittant l’église. Pourquoi, en effet ? Il semblait étrange de voir cinq ou six Turcs à l’air grave, enfants du Prophète, sans nul doute, assis dans l’enceinte de ce temple consacré au Dieu des Nazaréens, — assis comme s’ils étaient chez eux, et dans l’exercice d’un droit incontesté. Ils avaient là un divan, et ils buvaient du café dans leurs petites tasses doubles, selon leur coutume ; mais ils ne fumaient pas, et en cela, ils se départaient, sans contredit, de leur coutume.

— Eux gardent les clefs, dit le drogman.

— Gardent les clefs ?…

— Oui ! oui ! ouvrir la serrure, et pas laisser les chrétiens se battre.

Et cela est vrai. C’est par ce moyen qu’une conduite convenable, qu’une paix décente s’obtient dans l’enceinte des murailles trois fois chrétiennes de l’église du Saint-Sépulcre.

En rentrant à l’hôtel, Bertram accepta une invitation de la part de mademoiselle Todd pour un pique-nique dans la vallée de Josaphat ; puis, vers le soir, il se dirigea tout seul vers le mont des Oliviers.