Charpentier (1p. 34-51).


CHAPITRE III


LE NOUVEAU MINISTRE.


Arthur Wilkinson se trouvait très-malheureux en quittant la réunion chez Parker, et même, quand vint l’heure de se mettre au lit, le pauvre garçon était encore dans un état d’esprit fort peu enviable ; pourtant, vers la fin de cette même semaine, il se sentit suffisamment remis pour rentrer au presbytère paternel d’un pas joyeux, et recevoir avec un sourire enjoué le baiser de bienvenue de sa mère. Dieu est bon, et il guérit de certaines blessures avec une merveilleuse rapidité ; — rapidité qui nous semble impossible quand nous regardons l’avenir, mais dont nous ne nous étonnons pas assez quand nous jetons les regards en arrière.

Avant de quitter Oxford, il alla voir le Principal de son collège, et se fit même un devoir de rendre visite à tous les marchands dans les livres desquels il figurait comme débiteur. Tous ces augustes personnages se montrèrent moins terribles qu’il ne l’avait craint. Le Principal, à vrai dire, fut plus que poli, il fut presque paternel et donna à Arthur des espérances de plus d’une sorte qui agirent comme un baume sur son cœur blessé. Il lui conseilla d’entrer dans les ordres et de demeurer dans le collège aussi longtemps que le permettrait la règle. Bien qu’il eût échoué, sa réputation et son savoir bien connu devaient lui procurer des élèves, et puis, s’il voulait s’astreindre à la résidence, il pouvait espérer, au bout d’un certain temps, d’être agrégé de collège. En somme, tout cela n’était pas aussi mauvais qu’Arthur l’avait prévu, et il dit adieu au collège de Trinité le cœur fort allégé.

Ses créanciers eux-mêmes ne se montrèrent pas impitoyables. Ils ne lui adressèrent pas, — cela va sans dire, des sourires aussi doux que s’il eût été proclamé une des gloires de l’Université ; on ne le pria pas, comme on l’eût fait en ce cas-là, de ne point se donner la peine de songer à des bagatelles telles que ces petits mémoires ; on ne l’assura pas que tout ce qu’on voulait de lui, c’était d’être honoré de sa confiance, mais on fut en somme assez poli. On se tiendrait pour satisfait d’être payé au bout de six mois, lui dit-on. Mais M. Arthur Wilkinson ne pouvait s’engager positivement à payer dans un délai de six mois ; il proposait de s’acquitter au moyen d’à-comptes successifs dans le courant de deux années. — Ah ! vraiment ! c’était fâcheux ! Deux ans, c’était long ; mais peut-être bien que M. Wilkinson père ne demanderait pas mieux que de prendre des arrangements pour liquider plus promptement ? — Non ! M. Wilkinson père n’était en position de rien faire. — Ah ! vraiment, il ne pouvait rien faire ?… c’était malheureux ! Bref, l’arrangement pour payer en deux années, avec intérêts, fut conclu. Et ce fut ainsi que M. Wilkinson fils commença, comme tant d’autres, à lutter contre le courant du fleuve de la vie avec une légère pierre au cou. Mais, qui sait ? cela vaut peut-être encore mieux, à tout prendre, qu’une ceinture de sauvetage toute gonflée de vent.

Rentré dans la maison paternelle, il se vit entouré par sa mère et ses sœurs et protégé par elles contre la froide sérénité de son père. Il parla peu à celui-ci des examens, mais en revanche il s’entretint longuement et souvent avec lui de l’avenir. Aussi finit-il, malgré toutes ses résolutions contraires, par raconter l’histoire de ses dettes.

— Peut-être pourrai-je faire quelque chose pour t’aider au printemps, lui dit M. Wilkinson.

— Non, non, mon père, vous n’en ferez rien, répondit le fils ; j’aurais dû vivre avec mon revenu ; puisque je ne l’ai pas fait, c’est à moi de pâtir aujourd’hui. — Ce fut tout, et l’affaire en resta là.

Bientôt Arthur se remit à aller dans le monde, le cœur aussi joyeux que s’il ne lui fût rien arrivé. Ses sœurs se moquèrent de lui parce qu’il ne dansait pas ; mais il avait résolu d’entrer dans les ordres, et il lui semblait à propos de ne rechercher désormais que des amusements qui seraient convenables pour la vie sacerdotale. Il se mit donc à étudier le chant, à jeûner le vendredi et à fabriquer au tour des pièces d’échiquier.

Mais si ses sœurs riaient, Adela Gauntlet, la fille du ministre de West-Putford et leur voisine, ne se moquait pas de lui. Elle l’approuvait à ce point qu’elle abandonna à peu près la danse, elle aussi. Elle s’interdit tout à fait les valses et les polkas, et, si elle dansa de temps à autre un quadrille, ce fut d’une façon désillusionnée qui semblait dire que, si elle n’eût craint de se faire remarquer, elle aurait refusé même un quadrille. De sorte que, somme toute, Arthur Wilkinson, malgré ses ambitions déçues, s’amusa autant pendant cet hiver-là qu’à aucune autre époque de sa vie.

Bien des fois, en suivant les bords de la petite rivière qui serpentait entre Hurst-Staple et West-Putford, il pensa à ses espérances d’autrefois et s’attrista de ne pouvoir en parler à personne. Son père était bon, mais trop froid pour être sympathique. Sa mère l’aimait de tout son cœur, et elle lui avait dit avec bonté que tout était peut-être pour le mieux ; elle avait même émis cette pensée consolante plus d’une fois, mais c’était tout ; son imagination ne lui suggérait rien de plus. N’avait-elle pas quatre filles dépourvues de maris et dépourvues aussi de dots, hélas ! Ne devait-elle pas leur réserver tout ce qu’elle avait de sympathie ? Quant à ses sœurs, — mon Dieu ! il n’y avait rien à dire, — c’étaient de bonnes filles, — d’excellentes filles ; mais elles étaient si gaies, si insouciantes, si rieuses, qu’il n’y avait pas moyen de leur parler de ses chagrins. Jamais elles n’étaient pensives, jamais elles ne se laissaient gagner par cette douce mélancolie qui porte à la sympathie. Si Adela Gauntlet eût été sa sœur… ! Et, tout en y songeant, il suivait la rivière jusqu’à West-Putford.

Il avait tout à fait pris son parti d’entrer dans l’Église. Alors qu’il rêvait encore des honneurs universitaires et une brillante carrière, il avait songé au barreau. C’est de ce côté-là que se tourne, je crois, l’ambition de tout jeune Anglais qui a de grands talents, le goût du travail et une modique fortune. Arthur, lui aussi, s’était promis le plaisir de travailler quatorze heures par jour comme avocat. Mais, quand il avait vu sa première espérance lui échapper, il s’était dit que l’Église était après tout le port le plus sûr. Et lorsqu’il allait à West-Putford, il y trouvait quelqu’un qui lui disait qu’il avait raison.

Mais nous ne pouvons le suivre pas à pas pendant ces premiers temps. Il entra, comme il l’avait dit, dans les ordres. Il prit des élèves et voyagea sur le continent avec l’un d’eux pendant les vacances. Au bout d’une année, il fut agrégé ; il avait alors, à grand’peine, payé à demi cette moitié de ses dettes qu’il s’était engagé à liquider. Sa conscience cléricale lui reprochait vivement ce manque d’exactitude, mais il se disait que maintenant, avec son traitement d’agrégé, tout serait plus facile.

Ainsi se passa un peu plus d’une année. Il alla peu chez lui à Hurst-Staple, et très-peu par conséquent à West-Putford ; pourtant il n’oubliait point cette physionomie pensive qui exprimait tant de sympathie pour ses tourments, et de temps à autre une de ses sœurs, dans ses lettres, lui parlait de cette petite sotte d’Adela, qui était devenue sérieuse comme un petit curé en jupons, et qui poussait le ridicule jusqu’à ne plus vouloir danser du tout.

Les choses en étaient à ce point, quand Arthur Wilkinson reçut une lettre qui le rappelait en toute hâte à la maison. Son père avait été frappé de paralysie et toute la famille était au désespoir. Il se mit immédiatement en route et n’arriva que tout juste à temps pour fermer les yeux de son père. Vingt-quatre heures après son arrivée, il se trouvait à la tête d’une famille désolée dont les besoins futurs étaient aussi douloureux à envisager que le chagrin présent. La vie de M. Wilkinson avait été assurée pour la somme de quinze mille francs, et sa veuve jouissait d’une rente de deux mille cinq cents francs ; la famille entière, — et elle se composait de la mère et de cinq enfants, — n’avait pas d’autres ressources et ne pouvait compter, même dans l’avenir, que sur l’aide que pourrait lui fournir Arthur.

— Remercions Dieu de ma nomination comme agrégé, dit-il à sa mère. Ce n’est, pas grand’chose, mais cela nous empêchera de mourir de faim.

Mais la famille Wilkinson ne devait pas être réduite à une si grande pauvreté. La cure de Hurst-Staple était un bénéfice dépendant de la noble famille des Stapledean. M. Wilkinson père avait été d’abord le précepteur, puis le chapelain du marquis de Stapledean, et il en avait été récompensé par sa nomination à la cure de Hurst-Staple. Depuis bien des années, la famille Wilkinson n’avait eu aucune relation avec son patron. Le marquis, bien qu’il ne fût pas âgé, était excentrique et très-bourru. Il possédait une magnifique propriété dans le voisinage de Hurst-Staple, mais n’y venait jamais, préférant habiter une terre bien moins agréable, située dans le nord du Yorkshire. Là, il vivait seul, s’étant séparé de sa femme, tandis que ses enfants, de leur côté, s’étaient séparés de lui.

La cure de Stapledean, devenue vacante par la mort de M. Wilkinson, se trouvait de nouveau à la disposition du marquis, mais la famille du défunt ministre ne songeait nullement à s’adresser à lui. Pourtant, quinze jours après les funérailles de son père, Arthur reçut une lettre portant le timbre de Bowes, dans laquelle lord Stapledean l’invitait fort brièvement à venir le voir. Or le château de Bowes, situé dans le Yorkshire, était à une distance de cent lieues de Hurst-Staple, et, pour s’y rendre dans la saison où l’on se trouvait, il fallait faire un voyage à la fois coûteux et pénible. Mais les marquis se font généralement écouter quand ils ont des bénéfices à conférer et qu’ils s’adressent à de jeunes ecclésiastiques. Arthur Wilkinson se mit donc en route pour le nord de l’Angleterre.

On était au milieu du mois de mars, et il soufflait un vent d’est froid et perçant. Arthur arriva au village de Bowes le nez rouge, les pieds gelés, mais le cœur plein d’espérance. En descendant à la petite auberge, il se demanda s’il devait y laisser son sac de nuit. Lord Stapledean n’avait point parlé de l’héberger au château : il s’était simplement borné à prier M. Wilkinson, — si cela ne le dérangeait pas trop, — de lui faire l’honneur d’une visite ; il avait demandé à un homme vivant à cent lieues de chez lui de le venir voir, aussi naturellement que s’il eût demeuré dans la rue voisine, et cela sans faire allusion ni au dîner ni au coucher.

— Ça ne peut pas faire de mal de mettre mon sac de nuit dans le cabriolet, se dit Arthur ; et ayant ainsi pourvu sagement à toutes les éventualités, il se mit en route pour le château de Bowes.

Il avait agi sagement, eu égard aux probabilités, mais bien inutilement à juger d’après l’événement. Tout robuste qu’il était, cette promenade en cabriolet l’affecta désagréablement. La grande route d’Appleby est peu abritée, et quand il fallut la quitter à une lieue de Bowes, l’aspect du pays ne s’améliora pas. Le château se trouva être à deux lieues du village, et, lorsque Wilkinson en dépassa les grilles, il se sentit gelé jusqu’à la moelle des os.

Rien d’attrayant dans l’habitation ou le parc. Tout y était sombre et triste. Les arbres rabougris, les murs verdis par l’humidité, les nombreuses fenêtres fermées ne rappelaient en rien les demeures confortables et soignées des classes opulentes en Angleterre.

En descendant de cabriolet, il se dit qu’il ferait aussi bien de laisser son sac de nuit dans la voiture. Du reste, le domestique à mine renfrognée et vêtu de noir qui lui ouvrit ne fit aucune question à ce sujet, et Arthur se contenta de dire au cocher qui l’avait amené de faire le tour jusqu’aux écuries et d’attendre ses ordres.

« Sa Seigneurie était à la maison, » avait dit le sombre domestique. En moins d’une minute, Arthur se trouva dans la bibliothèque et en présence du marquis, le nez rouge, les pieds gelés, les doigts morts. Le froid faisait claquer ses dents, et, lorsqu’il se débarrassa précipitamment de son paletot en entrant, il lui parut qu’il se séparait d’un ami précieux.

— Bonjour, monsieur Wilkinson, dit le marquis en se levant de sa chaise placée derrière une table à écrire, et en étendant le bout de ses doigts de façon à toucher ceux de son visiteur ; donnez-vous la peine de vous asseoir. Et Arthur s’assit — il n’avait pas le choix d’un autre siège — sur une chaise garnie en étoffe de crin noir et à dossier parfaitement droit, qui se trouvait placée sous une haute bibliothèque noire. Il était à une lieue du feu, mais il ne lui eût servi de rien de s’en trouver plus rapproché, le foyer étant construit de cette façon ingénieuse que nos pères adoptaient généralement, et qui semble avoir été imaginée dans le but de faire remonter toute la chaleur dans la cheminée.

Le marquis était grand et maigre et il avait les cheveux gris. Il n’avait, en réalité, que cinquante ans, mais on lui eût donné quinze ans de plus. À le voir, on reconnaissait un homme mécontent, morose et malheureux. Il était de ces gens qui, s’étant assez mal conduits envers le monde en général, sont intimement convaincus que celui-ci s’est conduit indignement envers eux. Il n’était pas dépourvu de bons instincts, et, dans ses rapports avec ses semblables, il s’était montré juste et loyal — sauf à l’égard de sa femme et de ses enfants. Mais il ne croyait à la justice et à l’honnêteté d’aucun autre homme, et croyait voir partout des ennemis, surtout dans sa famille. Depuis dix ans, il restait renfermé chez lui, apparaissant seulement de temps à autre à la Chambre des pairs pour exposer quelque fait tout personnel ou pour formuler d’une voix pleurnicheuse quelque grief contre les magistrats du comté, — plaintes que personne n’écoutait plus depuis longtemps, et que les journaux avaient cessé même de reproduire.

Arthur, qui avait toujours entendu parler du marquis comme de l’élève de son père, fut étonné de se trouver en présence d’un vieillard. Son père était mort à cinquante-cinq ans avec toutes les apparences de la force ; le marquis semblait usé par l’âge et les soucis, et l’on aurait pu croire sa mort prochaine. Mais l’homme fort n’était plus, tandis que lord Stapledean était destiné à traîner pendant de longues années de chagrin.

— J’ai été bien fâché d’apprendre la mort subite de votre père, dit lord Stapledean de sa petite voix froide et fluette.

— Elle a été bien soudaine, mylord dit Arthur en frissonnant.

— Ah ! — oui ; il était imprudent ; il aimait trop les liqueurs fortes.

— Il a toujours été très-sobre, dit le fils avec dégoût.

— C’est-à-dire qu’il ne s’enivrait pas. Je le pense bien. Comme curé de campagne, ce n’était guère possible. Mais il était imprudent dans son régime, — très-imprudent.

Arthur demeura silencieux, ne voulant pas discuter un pareil sujet.

— Je pense qu’il n’a pas laissé de fortune à sa famille ?

— Pas beaucoup, mylord. Il y a quelque petite chose, — et j’ai mon traitement d’agrégé.

— Quelque petite chose ! dit le marquis presque dédaigneusement. Et à combien cela peut-il se monter ?

Là-dessus Arthur raconta fort exactement la position de sa mère.

— Ah ! je m’en doutais. C’est la misère cela, voyez-vous. Votre père était très-imprudent. Et vous êtes agrégé ? Je croyais que vous aviez échoué. — Et il fallut qu’Arthur racontât encore une fois l’histoire de son examen.

— Bien, bien, c’est bon. Maintenant, monsieur Wilkinson, il faut que vous compreniez bien que votre famille n’a pas le moindre droit vis-à-vis de moi.

— Vous devez savoir, mylord, que nous n’en avons fait valoir aucun.

— Cela va sans dire. C’eût été très-inconvenant de votre part, de la part de votre mère, si vous aviez fait cela ; — très-inconvenant. Il y a des gens qui se croient des droits vis-à-vis de moi, et qui ont toujours été mes ennemis, qui m’ont nui le plus qu’ils l’ont pu et qui ne cherchent qu’à me rendre malheureux. Oui ! ces gens-là se croient des droits. Mais personne n’a des droits, et je ne permettrai à personne d’en faire valoir. Je paye ce dont j’ai besoin et je ne dois rien à qui que ce soit. Mais il faut que je donne cette cure à quelqu’un.

— Sans doute ; il faudra bien que vous nommiez quelqu’un, mylord. — Wilkinson s’aventura jusque-là, voyant que le marquis attendait une réponse.

— Tout ce que je peux dire, c’est, que, si les curés du Hampshire font aussi mal leur besogne que ceux de ce pays-ci, la paroisse n’aurait qu’à gagner à ne point avoir de curé.

— J’estime que mon père faisait son devoir.

— Peut-être. Il avait peu à faire, et, comme je ne résidais pas là-bas, personne ne le surveillait. Cependant je ne m’en plains pas. Ici, ils sont intolérables, — intolérables, impertinents, suffisants, voulant toujours faire à leur tête ; l’évêque est un imbécile ; quant à moi, je ne mets jamais les pieds dans une église. Je ne le pourrais pas, on m’y insulterait. Les choses sont allées si loin, que je me propose de mettre la situation sous les yeux de la Chambre des Pairs.

Que pouvait dire Wilkinson ? Rien. Il resta donc muet, et tâcha seulement de ramener un peu de chaleur à ses pieds en les pressant fortement contre le parquet.

— Votre père aurait dû assurer le sort de sa famille, reprit lord Stapledean. Mais enfin il ne l’a pas fait, et il me semble que, si l’on ne prend quelque arrangement, votre mère et ses enfants devront mourir de faim. Vous êtes ecclésiastique ?

— Oui, je suis dans les ordres.

— Et apte à prendre une cure ? Vous comprenez bien, n’est-ce pas, que votre mère n’a aucun droit vis-à-vis de moi ?

— Mais où voyez-vous qu’on en fasse valoir, lord Stapledean ?

— Je ne dis pas ; mais d’après mes paroles vous pourriez vous imaginer que j’admets l’existence de quelque droit. Rappelez-vous qu’il n’en est rien, — en aucune façon.

— Je comprends très-bien ce que vous voulez dire.

— Il le faut. Donc, dans l’état des choses, si j’en avais le pouvoir, je placerais là-bas un simple vicaire, et je donnerais à votre mère l’excédant des revenus de la cure. Mais je n’ai pas ce pouvoir.

Arthur ne put s’empêcher de penser qu’il était fort heureux que Sa Seigneurie ne l’eût pas. Si les patrons laïques possédaient de tels privilèges, il y aurait, se disait-il, peu d’avenir pour les jeunes ecclésiastiques.

— D’après les dispositions actuelles de la loi, reprit lord Stapledean, cela m’est impossible ; mais, puisqu’il se trouve heureusement que vous êtes dans les ordres, je puis vous nommer, — à la condition cependant que vous considérerez le revenu de la cure comme appartenant à votre mère et à vos sœurs plutôt qu’à vous.

— Si vous me nommez, mylord, ma mère et mes sœurs, il va sans dire, ne manqueront jamais de rien, — de rien que je puisse leur donner.

— Oui… oui… oui… mon jeune ami, mais cela ne me suffit pas. Il faut que j’aie votre parole — votre parole de gentleman et d’ecclésiastique, que vous acceptez la cure sous condition d’en payer le revenu à la veuve de votre père. Pourquoi vous donnerais-je douze mille francs par an ? Eh ! dites-moi cela. Pourquoi nommerais-je un jeune homme comme vous à un pareil bénéfice, — vous que je n’ai jamais vu de ma vie ? Dites-moi cela.

Arthur Wilkinson était d’un caractère doux, mais pour le coup, c’était trop fort.

— Je me vois forcé, mylord, de vous redire que je n’ai réclamé de vous aucune faveur. Si j’ai pensé à la cure de Hurst-Staple avant de recevoir la lettre qui m’invitait avenir ici, c’était pour me dire que je devais la quitter à l’arrivée du nouveau titulaire.

— Tout cela est bel et bon, dit lord Stapledean, mais il faut que vous soyez un fils bien dénaturé si vous repoussez les moyens de pourvoir à l’existence de votre malheureuse mère et de ses filles.

— Les repousser, moi, mylord ! mais je considère que j’ai envers ma mère et mes sœurs les mêmes devoirs à remplir que mon père. Nous vivrons ensemble, quoi qu’il arrive, et tout ce que j’aurai sera à elles.

— C’est fort bien, monsieur Wilkinson, mais voici la question que je vous posé : si je vous nomme à la cure de Hurst-Staple, voulez-vous, après avoir prélevé pour vous-même un salaire convenable, — disons quatre mille francs, voulez-vous vous engager à payer à votre mère, tant qu’elle vivra, le surplus du traitement, soit huit mille francs ?

À cette question Wilkinson ne donna pas une réponse immédiate. Il se demandait si ce n’était pas se rendre coupable de simonie que de conclure un pareil marché ; tout du moins il sentait que l’arrangement était inconvenant.

— Si vous connaissiez, dit-il enfin, mes rapports avec ma mère, vous comprendriez qu’il est inutile d’exiger une pareille promesse.

— Je ne l’en exige pas moins. Je vous donne une preuve de grande confiance, de très-grande confiance ; c’est une confiance que rien, jusqu’à présent, ne justifie. — Sa Seigneurie faisait allusion par là à la disposition des revenus ecclésiastiques et non à la cure des âmes qu’il remettait au jeune homme.

Arthur Wilkinson ne disait mot.

— On aurait pu penser, reprit le marquis, que vous vous seriez estimé heureux de retirer votre mère de la misère. Je croyais que vous témoigneriez quelque satisfaction en apprenant mes… mes… mes bonnes intentions à l’égard de votre famille.

— Et vous avez raison, mylord. Je me demande seulement si je suis autorisé à faire la promesse que vous me demandez.

— Autorisé ! vous me feriez douter moi-même, monsieur Wilkinson, si je suis autorisé à remettre cette cure entre vos mains ; de toute façon, il me faut une réponse.

— Combien de temps me donnez-vous ?

— Du temps ? Je ne pensais pas que vous demanderiez du temps. Eh bien ! donnez-moi votre réponse demain matin. Envoyez-la-moi par écrit, de manière à ce que je l’aie avant dix heures. Si je ne la reçois pas avant cette heure-là, j’en conclurai que vous refusez mon offre. — Sur ce, le marquis se leva.

Arthur se leva à son tour et promit d’envoyer sa lettre le lendemain matin de bonne heure.

— Vous direz à votre messager d’attendre une réponse, dit lord Stapledean, et exprimez-vous nettement, je vous prie, de façon à ne laisser aucune ambiguïté. Puis, marmottant quelques souhaits inintelligibles au sujet du confort qu’on pouvait trouver à l’auberge du village, et une phrase également inintelligible sur l’état de sa santé qui l’empêchait de recevoir des visiteurs, il étendit de nouveau ses doigts vers Arthur. Quelques minutes plus tard, celui-ci se trouvait en cabriolet, roulant vers le petit village de Bowes.

Arthur Wilkinson n’avait personne à consulter, personne qui pût lui donner un conseil. Il ne devait interroger que sa raison et son cœur. Cette idée de simonie le tourmentait. Avait-il le droit de disposer d’une portion du revenu de la cure d’après des conventions imposées par le collateur laïque ? Un instant il songea à se rendre chez le vieux curé de Bowes pour le consulter ; mais il se rappela fort à propos ce que le marquis lui avait dit de ses rapports avec le clergé de l’endroit, et il se dit qu’il ne pouvait guère lui soumettre une affaire dans laquelle lord Stapledean était en cause.

Le soir, assis devant une détestable décoction à laquelle l’aubergiste de Bowes donnait le nom de thé, il médita longuement et douloureusement. « S’il s’était fié tout bonnement à moi, se disait Arthur, j’aurais fait autant que cela pour ma mère. C’est pour elle et mes sœurs que je désire la cure ; quant à moi, je serais mieux à Oxford. » Puis il songea à West-Putford et à Adela Gauntlet. L’arrangement proposé par lord Stapledean l’empêcherait de se marier ; d’un autre côté même sans cet arrangement, le mariage était à peu près impossible pour lui avec toute cette famille à sa charge.

Il paraîtrait bien doux à sa mère de rester dans sa vieille maison, entourée de ses anciens amis et jouissant de son même revenu. Quant à l’argent, ils seraient tous suffisamment à l’aise. Avec sa part de quatre mille francs et son traitement d’agrégé il serait personnellement assez riche, et pourtant il y avait quelque chose dans toute cette affaire qui lui déplaisait fort. Il ne regrettait pas que sa mère eût ce revenu, mais il regrettait amèrement qu’elle pût le recevoir d’un autre que lui. Cependant la question était pour lui d’une importance vitale. Où chercher ailleurs une cure ? S’il refusait, il condamnait ceux qu’il aimait à de grandes privations, et ces privations seraient endurées d’autant moins patiemment que l’on saurait qu’il avait rejeté l’offre du marquis.

Tout bien considéré, Arthur se décida à accepter. La rente, après tout, serait faite à sa propre mère. Il ne disposait pas illégalement des revenus de la cure et il ne les employait pas autrement qu’il ne l’eût fait si nulle condition n’avait été imposée. Comment pourrait-il supporter la vue de la pauvreté de sa mère s’il devait se dire qu’il avait refusé pour elle l’aisance ? Il écrivit donc à lord Stapledean « qu’il acceptait la cure, sous les conditions qui avaient été stipulées, savoir : le payement à sa mère d’une rente de huit mille francs sa vie durant. » La réponse du marquis fut très-brève et très-froide, mais explicite.

En somme, Arthur Wilkinson était nommé à la cure de Hurst-Staple, et il rentra chez lui porteur de cette bonne nouvelle. Le vieux presbytère bien-aimé serait encore à eux ; les arbres qu’ils avaient plantés, le jardin qu’ils avaient dessiné, le rocher qu’ils avaient construit, ne passeraient pas en des mains étrangères. Mieux encore, la pauvreté ne se dressait plus menaçante devant, eux. Arthur fut accueilli par mille tendres caresses, comme un messager de bonheur. Et pourtant son cœur était triste. Qu’allait-il dire maintenant à Adela Gauntlet ?