Calmann Lévy (tome 2p. 302-312).



LXXIII


Mario put enfin se lever, et il sortit seul, un soir, affame d’air et de liberté, essayant ses forces, décidé à poursuivre son voyage, dût-il faire incarcérer Pilar jusqu’à nouvel ordre, dût-il se laisser suivre par elle afin de la tenir en respect.

Il rêvait au plan qu’il devait adopter, et montait lentement vers le couvant de la Visitation, sans but, et comme attiré par les hauteurs. Il se trouva tout à coup en face d’une personne qui s’arrêta devant lui. Il s’arrêta également. Tous deux semblaient forcés de se regarder.

C’était, à en juger par sa mise et son air, une femme noble, très-simplement vêtue, petite et mince, pâle, mais belle et jeune, autant que permettait d’en juger le demi-masque noir que les femmes un peu recherchées portaient à la promenade.

Elle avait un chaperon de veuve et le costume entièrement noir. Ses cheveux d’un blond cendré formaient deux belles masses sur ses tempes. Elle marchait complétement seule. Pas un compagnon, pas un valet devant ou derrière elle sur le chemin.

D’abord la grâce moelleuse et chaste de sa démarche avait frappé de loin le regard de Mario. À mesure qu’elle approchait, la couleur de ses cheveux et le noir de son vêtement lui avaient fait battre le cœur. De plus près, il se défendit de cette illusion ; face à face, il redevint ému et incertain.

Les mêmes perplexités semblaient agiter la dame masquée. Enfin, elle passa en rendant à Mario le salut qu’il lui adressait.

Mario fit vingt pas, non sans se retourner plusieurs fois ; il en fit vingt autres encore et s’arrêta.

— Au risque de faire une inconvenance et d’être mal reçu, se dit-il, je veux savoir qui est cette femme !

Il revint donc sur ses pas en courant, et se trouva de nouveau en face de la dame masquée, qui revenait sur les siens. Ils hésitèrent encore tous les deux et faillirent se croiser comme la première fois sans oser se parler. En fin, la dame se décida la première.

— Je vous demande pardon, dit-elle avec émotion ; mais, si une ressemblance ne m’abuse pas, vous êtes Mario de Bois-Doré ?

— Et vous êtes Lauriane de Beuvre ? s’écria Mario éperdu.

— Comment se fait-il que vous me reconnaissiez, Mario ? dit Lauriane en détachant son masque. Voyez comme je suis changée !

— Oui, dit Mario ravi, vous n’étiez pas de moitié si belle !

— Ah ! ne vous croyez pas obligé a cette galanterie, dit Lauriane. La mort de mon père, les souffrances de mon parti et la chute de tous les miens m’ont faite vieille plus que les années. Mais parlez-moi de vous et des vôtres, Mario !

— Oui, Lauriane ; mais prenez mon bras et conduisez-moi où vous demeurez, car il faut que je vous parle, et à moins que vous n’ayez ici une bonne protection, je ne vous quitterai pas.

Lauriane s’étonna de l’air animé de Mario ; elle accepta son bras, et lui dit :

— Je ne pourrais pas, quand je voudrais, vous conduire maintenant jusque dans mon asile. C’est ce couvent que vous voyez sur le haut du plateau. Mais vous pouvez m’accompagner jusqu’à la porte, et, chemin faisant, nous nous instruirons l’un l’autre de ce qui vous concerne.

Pressée de s’expliquer la première, elle raconta à Mario qu’après la prise de La Rochelle, n’ayant pu obtenir de se dévouer à partager la captivité de madame de Rohan, elle avait voulu retourner en Berry. Mais on lui avait fait savoir à temps que le prince de Condé avait donné des ordres pour la faire arrêter de nouveau, au cas où elle y reparaîtrait.

Une vieille tante, la seule parente et amie fidèle qui lui restât, était supérieure au couvent de la Visitation de Grenoble : c’était une ancienne protestante, jetée toute jeune dans cette maison, et qui s’y était laissé convertir. Mais elle avait conservé pour les protestants une grande mansuétude, et elle appela Lauriane avec tendresse pour la cacher et la protéger jusqu’à la fin de la guerre du Midi. Lauriane avait trouvé là quelque repos et beaucoup d’affection.

Pas plus que chez les religieuses de Bourges, on ne l’avait persécutée. Par égard pour sa tante, on avait feint même d’ignorer qu’elle fût dissidente, et elle pouvait sortir seule et masquée pour porter des secours et des consolations à de malheureux protestants logés dans les faubourgs.

— Lauriane, dit Mario, il ne faut plus sortir, il ne faut plus vous montrer jusqu’à ce que je vous le dise. C’est par un secours de la Providence que vous n’avez pas été rencontrée et reconnue par un invisible et dangereux ennemi. Vous voici à la porte du couvent ; jurez-moi, par la mémoire de votre père, que vous ne franchirez pas cette porte avant de m’avoir revu.

— Vous reverrai-je donc, Mario ?

— Oui, demain. Pouvez-vous m’entendre au parloir ?

— Oui, à deux heures.

— Jurez-vous de ne pas sortir ?

— Je le jure.

Mario vit, cette fois, avec plaisir, la porte du cloître se refermer entre Lauriane et lui ; il l’y jugeait en sûreté, si Pilar ne l’y découvrait pas. Il fit l’exploration attentive des alentours du couvent, pour s’assurer qu’il n’avait pas été suivi et guetté par elle. Il la savait capable de sacrifier toute la communauté pour atteindre sa rivale.

Il rentra chez lui et ne l’y trouva pas. Clindor ne l’avait pas vue depuis que son maître était sorti.

Mario sentait renaître toutes ses inquiétudes ; à tout hasard, il descendait vers la rue, lorsqu’il entendit un tumulte qui lui fit troubler le pas. Il vit Pilar, que des archers emmenaient à la lueur des flambeaux. Elle jetait de grands cris, des cris à la fois déchirants et féroces, et, lorsqu’elle aperçut Mario, elle étendit vers lui des mains suppliantes avec une expression de désespoir qui l’ébranla un instant.

— Ah ! cruel ! lui cria-t-elle, c’est toi qui me fais jeter dans un cachot pour prix de mon amour et de mes soins ! Infâme ! tu veux te défaire de moi. Sois maudit !

Mario, sans lui répondre, interrogea le chef de l’escouade qui l’emmenait.

— Pouvez-vous me dire, lui demanda-t-il, si vous l’emprisonnez pour une nuit comme vagabonde, ou pour longtemps comme prévenue d’un crime ou d’un délit quelconque ?

Il lui fut répondu qu’elle n’était accusée que d’un délit. Le praticien qui avait si mal soigné Mario, mécontent de le voir guéri par une aventurière, avait accusé celle-ci de lui souffler ses malades, en des termes qui équivalaient, dans ce temps, à une accusation d’exercice illégal de la médecine, accusation qui pouvait avoir des conséquences beaucoup plus graves que de nos jours, puisqu’on pouvait toujours soulever la question de sorcellerie, crime que les plus graves magistrats prenaient au sérieux et punissaient de mort.

— Quoi qu’il arrive d’elle, se dit Mario, il faut que cette dangereuse fille perde la trace de Lauriane, qu’elle avait peut-être déjà trouvée.

Et, dès le lendemain, il courut au couvent.

— À présent, dit-il à son amie, nous pouvons respirer, mais non nous endormir sur le danger.

Et il raconta toute sa bizarre aventure avec la bohémienne.

Lauriane l’écouta attentivement.

— Maintenant, lui dit-elle, je comprends tout. Sachez, Mario, pourquoi je fus si émue hier en vous voyant, et comment j’eus la hardiesse de vous adresser la parole sans être sûre de vous reconnaître. Sachez aussi pourquoi j’hésitai, la première fois, croyant être dupe de mon imagination. J’avais reçu, il y a huit jours, une lettre anonyme remplie d’injures et de menaces, où l’on m’annonçait que vous aviez été tué à l’affaire du pas de Suse.

» J’avais été bouleversée de cette nouvelle. Je vous pleurai, Mario, comme on pleure un frère, et j’écrivis à votre père une lettre que j’envoyai au messager de poste à l’instant même. Cependant, peu à peu, la réflexion me donna des doutes sur l’avis suspect que j’avais reçu, et quand je vous rencontrai, j’allais dans la ville pour m’informer, s’il était possible, des noms des gentilshommes tués dans ce combat.

» J’étais décidée, si le vôtre en était, d’aller trouver votre père pour tâcher de le soutenir et de le soigner dans cette mortelle épreuve. Je lui devais bien cela, n’est-ce pas, Mario, pour tant de bontés qu’il a eues autrefois pour moi ? »

Mario regardait Lauriane et ne pouvait se lasser de contempler ses traits altérés, ses yeux enflammés par une douleur et des larmes dont la trace semblait encore fraîche.

— Ah ! ma Lauriane, s’écria-t-il en lui baisant les mains, vous aviez donc gardé un peu d’amitié pour moi ?

— De l’amitié et de l’estime, répondit-elle ; je savais que vous n’aviez pas voulu combattre les protestants.

— Ah ! jamais ! et pourtant, je n’en ai jamais dit la principale raison ! Je peux vous la dire, à vous, maintenant : je ne voulais pas risquer de tirer sur votre père et sur vos amis, Lauriane, je vous ai tendrement aimée ; d’où vient donc que vos lettres à mon père étaient si froides pour moi ?

— Je peux, moi aussi, vous parler maintenant à cœur ouvert, mon cher Mario. Mon père, lorsque nous nous vîmes pour la dernière fois à Bourges, il y a quatre ans, avait eu l’étrange idée de nous fiancer ensemble. Le vôtre repoussa, comme il le devait, le projet d’un mariage si mal assorti ; et moi, un peu humiliée de la légèreté de mon pauvre père, je vous annonçai à diverses reprises des projets d’établissement auxquels je ne pouvais guère songer dans les tristes circonstances où je me trouvais. En même temps, j’étais froide pour vous en paroles, mon cher Mario, et peut-être un peu humiliée des prétentions que vous pouviez me supposer.

» Aujourd’hui, sourions de ces misères passées et rendez-moi la justice de croire que je ne songe à aucune espèce de mariage. J’ai vingt-trois ans : le temps est passé pour moi. Mon parti est écrasé, et ma fortune sera confisquée au premier caprice du prince de Condé. Mon pauvre père est mort, dépouillé, par les hasards de la guerre, des biens qu’il avait amassés dans ses excursions maritimes.

» Je ne suis donc plus ni riche, ni belle, ni jeune. Je m’en réjouis sous un rapport : c’est que je pourrai désormais vivre non loin de vous, sans que l’on puisse me soupçonner d’aspirer à autre chose qu’à votre amitié. »

Mario écoutait Lauriane, tout confus et tout tremblant.

— Lauriane, lui dit-il avec feu, c’est vous qui dédaignez mon nom, mon âge et mon cœur, en me parlant de cette tranquille chaîne d’amitié qu’il vous serait aisé de reprendre. Mais c’est à moi de dire : Il est trop tard. Je vous ai toujours saintement aimée, et je ne crois pas vous aimer moins religieusement, parce que je vous aime avec plus de passion depuis que je vous ai perdue et depuis que je vous retrouve.

» Moi aussi, Lauriane, j’ai bien souffert ! Mais je n’ai jamais désespéré tout à fait. Quand j’avais bien caché ma peine, pour ne pas me laisser mourir de langueur, Dieu m’envoyait, comme un secours de grâce, des bouffées d’espoir en lui et de foi en vous.

»

— Elle sait, elle doit savoir que j’en mourrais, me disais-je ; elle m’aimera, elle n’en aimera pas un autre, ne fût-ce que par bonté d’âme ! Je ne suis qu’un enfant, mais je peux me rendre digne d’elle bientôt et bien vite, en travaillant beaucoup, en me gardant le cœur bien pur, en ayant du courage, en rendant heureux ceux qui m’aiment et en me battant bien quand viendra une bonne guerre ; car celle-ci est bonne, n’est-ce pas, Lauriane, et vous ne pouvez pas avoir aujourd’hui le cœur changé au point d’aimer les Espagnols ?

— Non, certes ! répondit-elle. Et c’est parce que M. de Rohan a voulu cette alliance de folie, de honte et de désespoir, que j’attendais ici la fin des événements sans vouloir m’y intéresser davantage.

— Voyez-vous bien, Lauriane, que rien ne nous sépare plus. Si je ne suis pas l’homme de bien et de savoir que je voudrais être, je crois du moins qu’à présent j’en sais autant et peux me battre aussi résolûment que les jeunes gens de vingt-cinq à trente ans, avec qui je viens de me trouver à l’armée.

» Quant à mon affection, Lauriane, j’en peux répondre pour toute ma vie. Je n’y aurai pas de mérite, je suis né fidèle, moi, et, depuis mon jeune âge, il m’a été impossible de trouver aimable et belle une autre femme que vous ; j’ai mis mon cœur en vous dès le premier jour où je vous ai vue. Je ne me suis jamais déshabitué de vivre auprès de vous, et je n’ai jamais passé un jour à Briantes sans aller rêver à vous au lieu de jouer et de me distraire, aussitôt que je quittais mes études pour un instant. Ce que je pensais, ce que je vous disais, il y a huit ans, dans ce fameux labyrinthe, je le pense et je vous le dis encore.

» Je ne peux pas vivre heureux sans vous, Lauriane ! Pour être heureux, il faut que je vous voie toujours. Je sais bien que je n’ai pas le droit de vous dire : Rendez-moi heureux ! Vous ne me devez rien ! mais peut-être que vous serez plus heureuse avec moi que vous ne l’étiez avec votre pauvre père et que vous ne l’êtes maintenant, seule, persécutée et obligée de vous cacher. Je n’ai pas besoin que vous soyez si riche ; mais, si vous tenez à l’être, je ferai valoir vos droits dès que la paix sera faite ; je vous défendrai contre vos ennemis.

» Mariée avec moi, vous serez libre de votre conscience, et, à l’abri de ma protection, vous prierez comme vous l’entendrez. Nous ne nous battrons pas pour nos autels, comme font, à cette heure, le roi et la reine d’Angleterre. Si vous tenez à un titre, je suis définitivement emmarquisé. Si vous n’êtes plus belle, cela, je n’en sais rien et ne le saurai jamais. Je vois bien que vous êtes changée. Vous voilà plus pâle et plus mince que lorsque vous aviez seize ans ; mais, à mes yeux, vous êtes bien plus belle ainsi, et, ne l’eussiez-vous jamais été, il ne me semble pas que je vous eusse moins aimée.

» Donc, si le bonheur d’une femme est d’être belle pour celui qu’elle aime, aimez-moi, Lauriane, et vous aurez ce bonheur-là. Enfin, écoute, ma Lauriane, et laisse-moi te parler comme autrefois. J’ai eu bien de la soumission et du courage jusqu’à ce jour, ne m’ôte pas ma force ; si tu veux attendre encore à me connaître comme ami et frère, j’attendrai que tu te fies en moi. Si tu veux que je retourne à la guerre, et, de vrai, c’est mon envie, viens au camp comme pupille et fille adoptive de mon père. Je ne te verrai que quand tu voudras, pas du tout, si tu l’exiges, jusqu’à ce que tu m’acceptes pour mari. Enfin, ne nous quitte plus ; car, avec ou sans ton amour, nous sommes et voulons être toujours ta famille, tes amis, tes défenseurs, tes esclaves, tout ce que tu voudras que nous soyons, pourvu que tu nous permettes de t’aimer et de te servir. »

Lauriane pressa dans ses mains les mains du bon Mario.

— Tu es un ange, lui dit-elle, et il me faut du courage pour te refuser. Mais je t’aime trop pour lier ta brillante destinée à ma destinée finie et douloureuse ; j’aime trop ton père pour lui vouloir causer ce chagrin…

— Mon père ! tu doutes de mon père, à présent ? s’écria Mario hors de lui. Ah ! Lauriane ! n’as-tu pas compris que le tien t’avait trompée ! Dis donc que tu ne m’aimes pas, que tu ne m’as jamais aimé !…

En ce moment, on sonna avec force à la grille du couvent, et, une minute après, le marquis de Bois-Doré s’élançait dans le parloir et pressait tour à tour Mario et Lauriane dans ses bras.

Il n’avait pas reçu le courrier de Clindor, mais la lettre de Lauriane ; et comme la paix était signée et qu’il s’en retournait en Berry, il venait la chercher à son couvent pour la ramener avec lui. Il fut donc fort surpris de trouver là Mario, qu’il croyait déjà rendu à Briantes.

On s’expliqua ; puis Mario, encore très-ému, dit au marquis :

— Vous arrivez bien, mon père. Voilà Lauriane qui croit que vous ne l’aimez point !

On s’expliqua encore. Le marquis voyait l’agitation et la douleur de Mario, et il souriait.

Tout à coup, Lauriane comprit ce sourire.

— Mon marquis, s’écria-t-elle en rougissant et en tremblant, rendez-moi la lettre que je vous ai écrite quand j’ai cru à la mort de votre fils ! Rendez-la-moi, je le veux, ne la montrez pas…

— Non, non, répondit le marquis en tendant, d’un air narquois, la lettre à Mario ; il ne la verra jamais, à moins, pourtant, qu’il ne me l’arrache des mains… ce dont il est bien capable, comme vous le voyez !