Calmann Lévy (tome 2p. 197-202).



LX


La journée s’avançait.

La fatigue avait ramené le calme dans le village et dans le manoir. Mario et Lauriane, en revenant de leur tournée, éprouvèrent le besoin de respirer un peu dans le jardin, le seul endroit de l’enclos qui n’eût pas été profané par des scènes de violence et de désolation.

Tout en racontant avec détail à sa jeune amie ses ses aventures particulières, qu’elle n’avait pas encore eu le loisir de bien comprendre, Mario arriva avec elle au palais d’Astrée, dans ce labyrinthe où il avait passé une heure si agitée, la nuit précédente.

Le temps était doux. Les deux enfants s’assirent sur les marches de la petite chaumière.

Mario, sans être malade, avait un peu de fièvre dans la tête. De si violentes émotions l’avaient comme mûri soudainement, et Lauriane, en le regardant, fut frappée de l’expression de fermeté mélancolique qui avait changé son doux et limpide regard.

— Mon Mario, lui dit-elle, je crains que tu n’aies mal. Tu as eu peur et courage, fatigue et force, joie et chagrin tout ensemble dans cette abominable nuit ; mais tout cela est passé. Maître Jovelin répond de Mercédès, et elle jure qu’elle ne souffre guère. Tu as sauvé la vie de notre cher papa Sylvain, et vengé la mort de ton pauvre père. Tout cela te fait grand et brave garçon, à cette heure ; mais il faut ne pas rester soucieux, et plutôt songer à remercier Dieu du bon secours qu’il t’a donné en cette affaire.

— J’y songe bien, ma Lauriane, répondit Mario ; mais je songe aussi à une chose que mon père m’a dite ce matin, après quoi tu m’as embrassé en disant : « Oui, oui ; » et cette chose me revient à présent. Je ne l’ai pas comprise, et il faut que tu me l’expliques. Mon père a dit que j’avais conquis l’espoir de te plaire. Est-ce donc que, jusqu’à ce jour, je ne te plaisais point ?

— Si fait, Mario ; tu me plais grandement, puisque je t’aime beaucoup.

— À la bonne heure ! Mais, quand mon père dit quelquefois en riant que je serai ton mari, est-ce que tu crois que cela pourrait arriver ?

— Vraiment je n’en sais rien, Mario, et ne le crois guère. Je suis plus vieille que toi de deux ou trois ans, et, quand tu seras un jeune homme, je serai quasiment une vieille demoiselle.

— Et cependant, Lauriane, Adamas m’a dit que tu avais déjà été mariée à ton cousin Hélyon, qui avait trois ou quatre ans de plus que toi. Est-ce qu’il te reprochait d’être trop jeune pour lui ?

— Mais oui, quelquefois, avant notre mariage, quand nous nous querellions en jouant.

— Eh bien, moi, je trouve qu’il avait tort ; je trouve que tu n’es ni jeune ni vieille, et je te trouverai toujours bien, parce que je t’aimerai toujours comme je t’aime à présent.

— Tu n’en sais rien, Mario ; on dit qu’on change de cœur en changeant d’âge.

— Cela n’est point vrai pour moi. Je trouve toujours ma Mercédès jeune et aimable, et, depuis que je suis au monde, je me plais toujours avec elle. Tiens, mon père est vieux, à ce qu’on dit ; moi, je m’amuse plus avec lui qu’avec Clindor, et je ne trouve point d’âge non plus entre maître Lucilio et nous. Est-ce que tu t’ennuies de moi, parce que je suis le plus jeune de nous deux ?

— Non pas, Mario ; tu es bien plus raisonnable et plus gentil que les autres enfants de ton âge, et tu es déjà plus savant que moi, dans les leçons que nous prenons ensemble.

— Dis-moi, Lauriane, est-ce que tu me trouves plus gentil que ton autre mari ?

— Je ne dois pas dire cela, Mario. Il était mon mari, et tu ne l’es pas.

— C’est donc que tu l’aimais, parce qu’il était ton mari ?

— Je ne sais pas : je ne l’aimais pas beaucoup quand il n’était que mon cousin ; je le trouvais trop fol et trop meneur de vacarmes. Mais, quand on nous eut conduit ensemble à l’église réformée et qu’on nous eut dit : « Vous voilà mariés, vous ne vous verrez plus que dans sept ou huit ans, mais votre devoir est de vous aimer ; » j’ai répondu : « C’est bien ; » et j’ai prié pour mon mari tous les jours, en demandant à Dieu de me faire la grâce de l’aimer quand je le reverrais.

— Et tu ne l’as jamais revu ! Est-ce que tu as eu du chagrin quand il est mort ?

— Oui, Mario. C’était mon cousin, j’ai pleuré beaucoup.

— Et, si je mourais, moi qui ne te suis ni cousin ni mari, tu ne pleurerais donc pas ?

— Mario, dit Lauriane, il ne faut pas parler de mourir : on dit que cela porte malheur quand on est jeune. Je ne veux point que tu meures, et je te dis encore que je t’aime beaucoup.

— Mais tu ne veux pas me promettre que je serai ton mari ?

— Eh ! qu’est-ce que cela te fait, Mario, que je sois ta femme ? Tu ne sais pas seulement si tu voudras te marier quand tu seras en âge.

— Ça me fait, Lauriane ! Je ne veux pas d’autre femme que toi, parce que tu es bonne et que tu aimes tous ceux que j’aime. Et, comme tu dis qu’on doit aimer son mari, je vois que tu m’aimeras toujours si nous sommes mariés : au lieu que, si tu es mariée avec un autre, tu ne penseras plus à m’aimer. Alors, moi, j’aurai un grand chagrin, et j’ai envie de pleurer rien que d’y songer.

— Et voilà que tu pleures tout de bon ! dit Lauriane en lui essuyant les yeux avec son mouchoir. Allons, allons, Mario, je te dis que tu as mal, ce soir, et qu’il te faut souper et bien dormir ; car tu te fais des peines pour ce qui n’est point encore, au lieu de te réjouir de celles que tu as surmontées cette nuit.

— Ce qui est passé est passé, dit Mario ; ce qui est à venir… Je ne sais pas pourquoi j’y pense aujourd’hui ; mais j’y pense, et c’est malgré moi.

— Tu as été trop secoué !

— Peut-être bien ! Pourtant, je ne me sens point las ; et je ne sais pas non plus pourquoi j’ai pensé à toi toute la nuit, dans tous les moments où je me suis trouvé en grand péril, ainsi que mon père. « Si nous périssons tous les deux, me disais-je, qui donc sauvera ma Lauriane ? » Vrai, je songeais à toi autant et peut-être plus qu’à ma Mercédès et à tous les autres. Tiens, c’est surtout quand j’ai rencontré Pilar que j’ai pensé à toi.

— Et pourquoi cette méchante fille te faisait-elle penser à ta Lauriane ?

Mario réfléchit un instant et répondit :

— C’est que, vois-tu, quand j’étais en voyage avec les bohémiens, je jouais et causais souvent avec cette petite, qui sait l’espagnol et un peu l’arabe, et qui me faisait peine, parce qu’elle avait l’air malade et malheureux. Mercédès et moi, nous étions bons pour elle tant que nous pouvions, et elle nous aimait. Elle appelait Mercédès ma mère, et moi mon petit mari. Et, quand je disais : « Non, je ne veux pas, » elle pleurait et boudait, et, pour la consoler, j’étais obligé de lui dire : « Oui, oui, c’est bon ! »

» Cette nuit, elle nous a rendu service, j’en conviens ; elle a couru très-diligemment avertir MM. Robin et Guillaume, comme je le lui avais commandé ; mais elle ne m’en a pas moins fait horreur ; car j’ai connu qu’elle était cruelle et sans aucune religion.

» Alors, ce nom de mari, qu’elle m’avait souvent donné malgré moi, me soulevait le cœur, et je me souvenais d’avoir accordé avec toi en riant, et je voyais, d’un côté de moi, le diable sous sa figure, et, de l’autre, le bon ange gardien sous la tienne. »

Comme Mario parlait ainsi, une pierre détachée de la petite chaumière tomba si près de Lauriane, qu’un peu plus elle l’eût blessée.

Les deux enfants se hâtèrent de s’éloigner, pensant que la chaumière se dégradait d’elle-même ; et il s’en allèrent rejoindre le marquis, lequel les attendait pour dîner.