Calmann Lévy (tome 2p. 192-197).



LIX


Chacun rentra chez soi dès qu’on eut vu partir les prisonniers, que M. Robin accompagna avec un grand renfort de gens des environs, attirés par le bruit de la bataille, un peu tardivement, mais du moins en temps utile pour permettre aux combattants d’aller prendre le repos dont ils avaient grand besoin.

Jean le Clope, arrivé des derniers et déjà entre deux vins, se fit joie et honneur de s’adjoindre à l’escorte. Il avait une vieille haine contre le capitaine Macabre, et avait perdu sa jambe dans une rencontre avec des reîtres.

Aussi entra-t-il dans la ville de La Châtre la tête haute, prenant des airs de capitaine Fracasse, et racontant à qui voulait l’entendre, que, de sa claire épée, il en tuait quatorze, comme dans la complainte.

Il montrait les plus grands prisonniers en disant de chacun en particulier :

— C’est moi qui ai pris celui-là.

Quand la place fut déblayée, il y eut encore bien du désordre dans le préau de Briantes.

Les bâtiments du rez-de-chaussée étaient toujours à l’état d’ambulance pour les hommes et pour les animaux. La salle à manger et la cuisine étaient ouvertes à quiconque voulait se chauffer, boire ou manger, et le marquis ne voulut pas seulement s’asseoir avant d’avoir pourvu aux besoins de tout le monde. Lucilio et Lauriane pansaient et remégeaient de leur mieux.

Ce tableau agité présentait des épisodes variés.

Ici, l’on criait et gémissait pendant l’extraction d’une balle ; là, on riait et trinquait en se remémorant les exploits de la nuit ; ailleurs, on pleurait les morts.

On vit de vieilles femmes insupportables faire beaucoup de bruit pour une chèvre qui ne se retrouvait pas, d’autres, qui avaient perdu leurs enfants et qui couraient, l’œil hagard, la poitrine trop oppressée pour avoir la force de les appeler.

Mario, alerte et compatissant, se mettait à la recherche, pendant qu’Adamas, toujours prévoyant, faisait creuser dans un champ voisin un grand trou pour enterrer les morts faits à l’ennemi. Ceux du pays furent traités avec plus d’honneur, et on se mit en quête de M. Poulain pour leur dire des prières en attendant l’inhumation.

On fêta les plus courageux. Presque tout le monde l’avait été à la dernière heure ; cependant on retrouva tout le long du jour de pauvres hébétés, blottis encore sous des fagote ou dans des coins de hangar, où ils se fussent laissé brûler ou enfumer sans rien dire, tant la peur les avait saisis.

Au milieu de toutes ces scènes tragiques ou burlesques, Bois-Doré se multipliait avec le bon Guillaume pour veiller à tout.

En dépit des choses horribles ou navrantes qui se présentaient devant eux à chaque pas, ils avaient cet entrain un peu enivré qui suit toujours la fin heureuse d’une grande crise.

Ce que l’on avait à déplorer et à regretter était encore peu de chose au prix de tout ce qui eût pu arriver.

Le marquis était remonté à cheval pour vaquer plus vite à ses devoirs charitables, dans un équipage incompréhensible pour la plupart de ceux qui le voyaient passer.

Il avait encore son tablier de cuisine devenu haillon, il est vrai, et taché du sang de ses ennemis ; si bien que plusieurs de ses vassaux crurent qu’il s’était ceint d’un lambeau d’étendard pour témoigner de sa victoire. Ses grandes moustaches avaient grillé dans l’incendie, et le mortier de toile de maître Pignoux, écrasé par le chapeau que Bois-Doré avait mis dessus à la hâte, lui descendait jusqu’aux yeux ; on le croyait blessé à la tête, et chacun lui demandait avec sollicitude s’il avait beaucoup de mal.

Au moment où l’on jetait les premières pelletées de terre sur les cadavres, il y en eut un qui réclama.

C’était La Flèche, qui prétendait n’être pas tout à fait mort.

Les fossoyeurs improvisés n’étaient guère disposés à l’écouter, lorsque Mario passa non loin et entendit la discussion. Il accourut et donna l’ordre d’exhumer le misérable, à quoi l’on obéit avec répugnance ; mais, malgré toute son autorité seigneuriale, le généreux enfant ne put décider personne à le transporter à l’ambulance.

Chacun s’enfuit sous divers prétextes, et Mario fut forcé d’aller chercher Aristandre, qui obéit sans murmurer, et retourna avec lui au lieu où, sur la terre humide et souillée, gisait le bohémien brisé.

Mais il n’était plus temps. La Flèche était perdu sans ressource ; il ne râlait même plus ; son œil dilaté et hagard annonçait qu’il touchait à sa dernière heure.

— Il est trop tard, monsieur, dit Aristandre à son jeune maître. Que voulez-vous ! c’est bien moi qui l’ai aplati, et je conviens que je ne m’y suis point fait léger ; mais ce n’est pas moi qui lui ai mis comme ça de la terre et des cailloux dans la bouche pour l’étouffer. Je n’aurais jamais songé à ça.

— De la terre et des cailloux ? répondit Mario en regardant avec horreur et surprise le bohémien, qui étouffait. Il parlait tout à l’heure ! il aura donc mordu la boue en se débattant contre la mort ?

Et, comme il se penchait vers le misérable pour essayer de le soulager, La Flèche, qui avait déjà la pâleur des trépassés, fit un effort du bras comme pour lui dire : « C’est inutile ; laisse-moi mourir en paix. »

Puis son bras s’étendit avec l’index ouvert, comme s’il indiquait son meurtrier, et resta ainsi roidi par la mort, qui avait déjà éteint son regard.

Les yeux de Mario suivirent instinctivement la direction que désignait ce geste effrayant, et ne vit personne.

Sans doute, le bohémien avait eu en expirant une hallucination en rapport avec sa triste et méchante vie.

Mais Aristandre fut frappé des traces d’un petit pied, toutes fraîches, sur la terre argileuse.

Ces traces entouraient le cadavre et présentaient comme un piétinement auprès de sa tête, puis elles s’éloignaient dans la direction que son bras montrait encore.

— Il y a des enfants bien terribles ? dit le bon carrosseux en faisant remarquer ces traces à Mario. Je sais bien que ces bohémiens ne valent pas des chiens, et c’est peut-être le petit à ce pauvre Charasson qui, voyant que vous vouliez sauver ce mal mort, aura voulu, lui, l’achever comme cela pour venger la mort de son père. C’est égal, c’est une invention du diable, et l’on a bien raison de dire que le mal fait pousser le mal.

— Oui, oui, mon bon ami, répondit Mario épouvanté. Tu comprends, toi, qu’un mourant n’est plus un ennemi. Mais regarde donc là-bas dans le buisson : n’est-ce pas la petite Pilar qui se cache ?

— Je ne sais pas, dit Aristandre, ce que c’est que la petite Pilar ; mais je connais cette petite drôlesse pour celle que j’ai fait sauver cette nuit. Tenez, la voilà qui se sauve plus loin. Elle court comme un vrai chat maigre ; la reconnaissez-vous, à présent ?

— Oui, dit Mario, je la connais trop, et je vois bien que le démon est en elle. Laissons-la fuir, carrosseux, et puisse-t-elle s’en aller bien loin d’ici !

— Allons, monsieur, ne restez pas dans ce vilain endroit, reprit Aristandre ; je vas remettre en terre la guenille de ce mécréant : car, de vrai, les chiens et les corbeaux le flairent déjà, et M. le marquis n’aimerait pas à voir traîner ça sur ses terres.

Mario, brisé de fatigue, alla prendre un peu de repos.

Quand il eut dormi une heure sur un fauteuil, à côté de sa chère Morisque, qui feignit de reposer aussi pour le tranquilliser, il se remit à donner des soins, des secours et des consolations dans le château et dans le village, avec l’aimable et dévouée Lauriane.

Le marquis, après avoir fait à la hâte un peu de toilette, recevait la visite du lieutenant de la prévôté.

En compagnie de MM. d’Ars et de Coulogne, il exposait les faits aux magistrats chargés d’en faire bonne et prompte justice.