Calmann Lévy (tome premierp. 230-237).



XXVII


Le marquis profita de ce répit pour revenir à ses projets de parures.

Il monta avec Mario et Adamas à la salle vacante, qui était au quatrième étage, c’est-à-dire au-dessus de la chambre des Verdures.

Cette salle, inachevée, offrait un pêle-mêle de coffrets et d’armoires où Mario, dès que les cadenas et couvercles furent levés, et les battants ouverts, crut entrer dans un conte de fées. Ce n’étaient que tissus magnifiques, galons éblouissants, rubans, dentelles, plumes et bijoux, riches tentures, cuirs de Cordoue, meubles en pièces tout neufs et prêts à être montés, reliquaires chargés de pierreries, excellentes peintures sur verre qui n’attendaient que l’assemblage, belles mosaïques d’émail numérotées en piles, pièces de toile fine, immenses rideaux de guipure, treillis d’or et d’argent ; enfin un butin complet qui sentait son partisan d’une lieue, et que le marquis regardait comme très-légitimement acquis à la pointe de son épée.

Cet amas de dépouilles opimes s’appelait, dans la maison, le magasin, le fourre-tout. Il était censé contenir le trop-plein des objets d’ameublement, le rebut, les rognures.

Adamas seul était initié au contenu de ces coffres merveilleux, et il appelait tout bas cette salle le trésor ou l’abbaye.

Il y avait là, non pas des colifichets à la mode, comme dans les appartements du marquis, mais des objets d’art ou d’industrie d’une grande valeur et d’une grande beauté, quelques-uns fort anciens et d’autant plus précieux : des étoffes dont les procédés de fabrication étaient déjà perdus, des armes de toute dimension et de tous pays, quelques bons tableaux et manuscrits précieux, etc.

Tout cela voyait rarement le jour, le marquis craignant d’éveiller la cupidité de certains voisins, et ne faisant sortir ses richesses du magasin que peu à peu et avec vraisemblance de récente acquisition.

Il était cependant fort rare que les héros pillards de ce temps fussent condamnés à restitution ; mais il arrivait fort bien que quelque puissant personnage, survenant pour son compte et prétendant agir au nom de l’Église ou de l’État, s’appropriât tranquillement l’objet en litige.

C’est ainsi que Catherine de Médicis, pour remercier Jean de Hangest (dit le capitaine d’Yvoi) de lui avoir rendu Bourges par trahison, s’était emparée du magnifique calice orné de perreries, pillé par lui dans le trésor de la Sainte-Chapelle de cette ville, et qu’il avait mis de côté comme sa part de butin.

Au milieu de toutes ces merveilles, le marquis choisissait tout ce qu’il fallait pour l’équipement de Mario, qui était appelé à dire son goût quant aux couleurs.

On se représenterait mal les habitudes de cette époque si l’on pensait qu’il fût nécessaire d’aller, comme aujourd’hui, à Paris pour prendre le ton et trouver des ouvriers habiles dans l’art de la toilette et de la décoration.

Ce ne fut guère que sous Louis XIV que la centralisation du luxe et de la mode fit de Paris l’école du goût et l’arbitre de l’élégance. Richelieu commença l’œuvre de cette centralisation en détruisant le pouvoir des princes. Avant lui, on avait la cour dans les grands centres de province, et les artisans des moindres localités servaient le luxe des seigneurs avec une habileté traditionnelle. Un riche châtelain avait des artisans parmi ses vassaux ; et, même dans les maisons bourgeoises, on faisait faire à domicile les meubles, les habits, les souliers et les bottes.

Bois-Doré n’eut donc qu’à choisir les matériaux et à commander à Adamas les objets que celui-ci devait faire confectionner sous ses yeux.

Sous le rapport de la toilette, Adamas était une capacité. On pouvait se fier à lui, et, au besoin, il mettait la main à l’œuvre avec succès.

Les colonnes et corniches d’ivoire, destinées au lit de l’enfant, furent trouvées après quelques recherches.

— Je savais bien qu’il y avait ici quelque chose comme cela, dit en souriant le marquis. C’est là un excellent travail qui provient d’un dais de parade enlevé en la chapelle de l’abbaye de Fontgombaud, dont je fus abbé, c’est-à-dire seigneur par droit de conquête, quinze jours durant. Lorsque je m’en emparai, je me souviens d’avoir dit en moi-même : « Si le nouvel abbé de Fontgombaud pouvait bientôt devenir père, ce serait là un baldaquin digne de son premier-né ! » Mais, hélas ! mon ami, je n’héritai point de toutes les vertus des moines, et il m’a fallu, pour avoir un fils, le trouver par miracle en mon âge mûr. N’importe ! il ne m’en sera pas moins cher, et il n’en dormira pas moins son sommeil d’ange sous le pavois de madame la Vierge de Fontgombaud.

Le marquis fut interrompu dans ses souvenirs par l’arrivée de La Flèche, qui demandait à lui parler.

On referma avec soin les coffres et les portes du trésor, et on reçut le drôle dans la basse-cour.

Il faisait beau temps, et Jovelin fut d’avis de ne pas introduire dans la maison un intrigant de cette espèce.

Ce qu’il avait prévu arriva. La Flèche rapportait le cachet, qu’il prétendait avoir surpris dans les mains de la petite Pilar ; il prétendait aussi révéler le mystère de la naissance de Mario et l’assassinat de Florimond par M. de Villareal.

On le laissa dire, et, quand il eut fini, on le renvoya, on lui donnant un écu pour la peine qu’il avait prise de rapporter le cachet ; mais on feignit de ne rien comprendre à son histoire, de n’y ajouter aucune foi, et de trouver fort mauvais qu’il se permit d’accuser M. de Villareal, contre lequel il n’avait effectivement d’autre preuve que l’émotion et l’exclamation de la Morisque, lorsqu’elle avait cru le reconnaître sur la bruyère de Champillé.

En ceci, le marquis, conseillé par Lucilio, agissait sagement. Dans le cas où il eût accueilli l’accusation, La Flèche eût été fort capable d’en donner avis à l’Espagnol, afin de tirer du même sac deux moutures.

La Flèche, fort mécontent de son fiasco, se retirait l’oreille basse, lorsqu’en suivant le mur extérieur du jardin de Galathée, il s’entendit appeler par une voix douce.

C’était Mario, que le marquis n’avait pas voulu admettre à cet entretien, désirant que tout rapport entre son héritier et la bohème fût brisé sans retour. Mais, comme il ne s’était pas expliqué à cet égard, l’enfant ne crut pas lui désobéir en se glissant dans le labyrinthe et en guettant, par une petite meurtrière donnant sur le village, la sortie du bohémien.

— Qui m’appelle ? dit celui-ci en cherchant des yeux autour de lui.

— C’est moi, dit Mario. Je veux que tu me donnes des nouvelles de Pilar.

— Et qu’est-ce que tu donneras pour ça ?

— Je ne peux rien te donner. Je n’ai rien !

— Imbécile ! vole quelque chose !

— Non, jamais. Veux-tu me répondre ?

— Tout à l’heure ; réponds-moi d’abord. Que fais-tu dans ce château ?

— De la musique.

— Après ?… Ah ! ah ! tu ne veux pas parler ? C’est bon. Adieu !

— Et tu ne me diras pas où est Pilar ?

— Elle est morte, répondit brutalement le bohémien, qui s’éloigna en sifflant.

Mario le rappela en vain. Quand il ne l’entendit plus il se mit à courir et à jouer dans le labyrinthe, essayant de se persuader que La Flèche s’était moqué de lui. Mais l’idée de la mort de sa petite compagne se dressait affreuse dans sa vive imagination.

— Elle disait que La Flèche la battait, pensa-t-il ; mais je ne le croyais pas. Il ne la battait pas devant nous. Mais peut être qu’elle ne mentait pas ; peut-être qu’en la battant, il l’a tuée.

Et, en songeant ainsi, l’enfant versa quelques larmes. Pilar n’était pas une créature bien aimable ; mais il y avait déjà du Bois-Doré chez le bon Mario ; il était particulièrement sensible à la pitié, et, d’ailleurs, l’abbé Anjorrant l’avait élevé dans l’horreur de la violence et de la cruauté. Mais il cacha ses pleurs, craignant de faire de la peine à son oncle, qu’il aimait déjà passionnément.

D’Alvimar sortit enfin de sa chambre.

Le repos qu’il avait pris, un beau soleil couchant, la joyeuse chanson des grives, chassèrent les noirs pressentiments dont il était assiégé depuis quelques jours.

Habillé et parfumé, il se rendit auprès du marquis et le remercia de l’intérêt qu’il lui avait montré et des soins dont il avait été l’objet. Bois-Doré ne pouvait se résoudre à accuser intérieurement cet homme encore si jeune, d’un maintien si distingué et d’une physionomie dont l’habituelle mélancolie lui semblait véritablement intéressante ; mais, quand ils furent à table pour le souper, Lucilio étant là, comme de coutume, pour faire de la musique, Bois-Doré se rappela ce qui était convenu entre eux, et résuma ce qu’il appelait ses engins de siége, pour livrer un assaut formidable à la conscience de son hôte.

Il avait trop guerroyé et traversé trop d’aventures périlleuses pour ne pas savoir se composer un maintien et une figure, sans avoir besoin, comme Adamas, de faire des études préalables devant une glace. Bien que depuis longtemps il vécût assez tranquille pour n’être plus forcé de déroger à sa candeur naturelle, il était trop l’homme de son temps pour ne pas savoir faire dire à son regard, et au besoin vingt fois par jour :

« Vive le roi ! Vive la Ligue ! »

Les généreux chants de la sourdeline le dispensèrent de soutenir une conversation banale qui lui eût semblé bien longue.

Ces chants, qui le disposaient au calme dont il avait besoin, produisirent cette fois sur d’Alvimar une excitation fiévreuse.

Il haïssait décidément Lucilio. Il savait son prénom, échappé devant lui au marquis, et d’après cette révélation, M. Poulain, qui était fort au courant des hérésies contemporaines, avait deviné, presque avec certitude, que Jovelin était la traduction libre de Giovellino. La circonstance de la mutilation le confirmait dans ce soupçon, et déjà il s’occupait du moyen de s’en assurer et de lui susciter quelque persécution nouvelle.

D’Alvimar l’y eût volontiers aidé, s’il n’eût été forcé de s’effacer pour quelque temps, et le pauvre philosophe lui était d’autant plus antipathique, qu’il ne pouvait rien contre lui jusqu’à nouvel ordre. Sa belle musique, dont il avait été charmé, le premier jour, lui semblait maintenant une bravade insupportable, et l’humeur qui s’emparait de lui ne le disposait pas à subir patiemment les investigations qu’on lui préparait.

Après le souper, le marquis lui proposa une partie d’échecs dans le boudoir de son salon.

— Je le veux bien, répondit-il, à la condition que nous n’aurons point là de musique. Je ne saurais jouer avec cette distraction.

— Ni moi non plus, certes, dit le marquis. — Serrez votre douce voix dans son étui, mon brave maître Jovelin, et venez voir cette tranquille bataille. Je sais que vous prenez intérêt à une partie bien menée.

On passa dans le boudoir, et l’on y trouva un magnifique échiquier en cristal monté en or, d’excellents siéges et beaucoup de bougies allumées.

D’Alvimar n’était pas encore entré dans cette petite pièce, une des plus luxueuses de la grand’maison, il donna un regard distrait et rapide aux babioles dont elle était encombrée, puis on s’assit, et la partie s’engagea.