Calmann Lévy (tome premierp. 89-94).



XI


— Eh bien, s’écria le marquis pendant que son ami mangeait en se hâtant par discrétion, bien que l’hôte aimable et civil l’engageât à prendre son temps : qu’avez-vous fait aujourd’hui, mon redoutable savant ? Oui, je vous entends, de belles pages d’écriture. N’en perdez pas une ligne, au moins ! ce sont paroles d’or fin qui passeront à la postérité ; car ces temps d’obscurcissement s’en iront aux oubliettes du passé ! Cependant cachez toujours bien vos feuillets dans la crédence à secret que j’ai fait mettre en votre chambre, quand vous n’écrivez pas dans la mienne.

Le muet fit signe qu’il avait écrit dans le cabinet du marquis, et que ses feuillets étaient dans un certain coffre d’ébène, où le marquis les assemblait. Il se faisait entendre de son hôte, par gestes, avec une grande facilité.

— C’est encore mieux, reprit Bois-Doré ; là, ils sont encore plus en sûreté, puisque aucune femme n’y entre jamais. Ce n’est pas que je me méfie de Bellinde ; mais je la trouve trop dévote depuis ce nouveau recteur que monseigneur de Bourges nous a envoyé, et qui ne vaut pas, je le crains, notre vieil ami l’ancien curé, celui que nous tenions de l’ancien archevêque, messire Jean de Beaune.

» Ah ! que n’avons-nous conservé ce brave prélat avec sa grande barbe, sa taille de géant, sa corpulence de futaille, son appétit de Gargantua, sa belle figure, son grand esprit et son beau savoir ! un des hommes les plus fins et les meilleurs du royaume, bien que, à le voir, on l’eût pris pour un bon vivant et rien de plus !

» Si vous fussiez venu de son temps, mon grand ami, vous n’eussiez point eu à vous tenir caché au fond de cette petite capitainerie ; force ne vous eût point été de traduire votre nom en français, de céler votre science, de passer pour un pauvre sonneur de cornemuse, et de laisser croire aux gens d’ici que vous aviez été mutilé par les huguenots ; notre brave primat vous eût pris sous sa protection, et vous eussiez imprimé vos belles pensées à Bourges, au grand honneur de votre nom et de notre province, tandis que nous n’avons pour archevêques que les trop hâtés valets du Condé.

» Oui, oui, j’en ai encore appris de belles, aujourd’hui, chez de Beuvre, sur le prince renégat de la foi de ses pères et des amitiés de sa jeunesse ! il nous inonde de jésuites, et, si le pauvre Henri revenait à la vie, il verrait de plaisantes mascarades ! M. de Sully est de plus en plus en disgrâce. Le Condé lui achète par menace toutes ses terres du Berry. Écoutez, il s’est fait donner le grand-bailliage et le commandement de la grosse tour. Le voilà roi de notre province, et l’on dit qu’il songe à devenir roi de France. Donc, les choses sont mal au dehors, et il n’y a sûreté qu’au dedans de nos petites forteresses, encore à la condition d’y être prudent et d’attendre avec patience la fin de tout ceci.

Giovellino prit la main que le marquis lui tendait par-dessus la table et la baisa avec cette éloquente effusion qui, chez lui, suppléait à la parole. En même temps, il lui fit comprendre, par ses regards et sa pantomime, qu’il se trouvait heureux près de lui, qu’il ne regrettait pas la gloire et le bruit du monde, et qu’il était bien disposé à la prudence, par crainte de compromettre son protecteur.

— Quant à ce jeune gentilhomme que vous m’avez vu introduire ici et fêter de mon mieux, poursuivit Bois-Doré, il faut que vous sachiez que je ne sais rien de lui, sinon qu’il est l’ami de messire Guillaume d’Ars, qu’il court un danger, et qu’il y a à le cacher et le défendre au besoin. Mais ne trouvez-vous pas surprenant que, de la journée, cet étranger ne m’ait point pris à part une seule fois pour me confier son cas, ou qu’il ne l’ait point fait lorsque naturellement, nous nous sommes trouvés ensemble en arrivant céans ?

Lucilio, qui avait toujours un crayon et un cahier de papier près de lui sur la table, écrivit à Bois-Doré :

« Orgueil espagnol. »

— Oui ! reprit le marquis, lisant, pour ainsi dire, avant qu’il eût écrit, tant il avait pris, depuis deux ans, l’habitude de deviner ses mots dès les premières lettres ; « hauteur castillane, » voilà ce que je me suis dit aussi. J’ai connu bon nombre de ces hidalgos, et je sais qu’ils ne croient pas être impolis en manquant de confiance. Donc, il me faut pratiquer ici l’hospitalité à la mode antique, respecter les secrets de mon hôte et lui faire bon visage, comme à un ancien ami dont on croit tout le plus honorable du monde. Mais cela ne m’oblige point à lui donner la confiance qu’il me refuse, et c’est pourquoi vous avez vu que, devant lui, je vous ai laissé en un coin comme un pauvre musicien à gages. Et là-dessus, mon grand ami, je vous demande de m’excuser, une fois pour toutes, de tous les manquements d’affection et de civilité à quoi m’oblige le soin de votre sûreté, de même que pour ces habits sans luxe et sans grâce que je vous fais porter…

Le pauvre Giovellino, qui, de sa vie, n’avait été si bien mis et si tendrement choyé, interrompit le marquis en lui serrant les deux mains, et Bois-Doré fut ému en voyant de grosses larmes de reconnaissance tomber sur la grande moustache noire de son ami.

— Allons, dit-il, vous me payez trop, puisque vous m’aimez si bien !… Il faut que je vous récompense à mon tour, en vous parlant de la gentille Lauriane. Mais ce qu’elle m’a dit pour vous, faut-il vous le redire ? Vous n’en serez pas trop faraud ?… Non ?… Allons, voici. D’abord :

«

— Comment se porte votre druide ?

» Moi de lui répondre que ce druide était sien bien plutôt que mien, et qu’elle se devait bien ressouvenir que Climante n’était, dans l’Astrée, qu’un faux druide, aussi amoureux que tout autre amant de cette admirable histoire !

»

— Oui, oui, a-t-elle répondu, vous m’en donnez à garder ; si ce Climante-ci était aussi épris de moi que vous me le montrez, il serait venu avec vous aujourd’hui, tandis que deux semaines sont déjà écoulées, que nous ne l’avons aperçu. Me direz-vous, comme dans votre Astrée, qu’il a des tressauts quand il entend mon nom, et des soupirs qui semblent lui mépartir l’estomac ? Je n’en crois rien et le regarde plutôt comme un inconstant Hylas !

» Vous voyez que l’aimable Lauriane continue à se moquer d’Astrée, de vous et de moi. Pourtant, lorsque je me suis départi d’elle à la nuit tombée, elle m’a dit :

»

— Je veux qu’après-demain vous ameniez chez nous le druide et sa sourdeline, ou bien je vous ferai mauvaise mine, je vous en réponds. »

Le pauvre druide écouta en souriant le récit de Bois-Doré ; il savait plaisanter à l’occasion, c’est-à-dire prendre en bonne part la plaisanterie des autres. Il ne voyait dans Lauriane qu’une charmante enfant dont il eût pu être le père ; mais il était encore assez jeune pour se souvenir d’avoir aimé, et, au fond du cœur, le sentiment de son isolement dans la vie était pour lui une grande amertume.

En songeant au passé, il étouffa un soupir de regret et se mit à jouer spontanément un air italien que le marquis aimait par-dessus tous les autres.

Il le joua avec tant de charme et de passion, que Bois-Doré lui dit, en se servant de son juron favori, tiré de M. d’Urfé :

Numes célestes ! vous n’avez pas besoin de langue pour parler d’amour, mon grand ami, et, si l’objet de vos feux était ici, il faudrait qu’il fût sourd pour ne pas comprendre que toute votre âme se confesse à la sienne. Mais, voyons, ne me ferez-vous point lire ces pages de sublime science ?…

Lucilio fit signe qu’il avait la tête un peu fatiguée, et Bois-Doré s’empressa de l’envoyer dormir, après l’avoir fraternellement embrassé.

Le fait est que Giovellino se sentait, fort souvent, plus artiste et plus sentimental que savant et philosophe. C’était à la fois une nature enthousiaste et réfléchie.

Cependant M. de Bois-Doré s’était retiré dans « sa chambre de nuit, » située au-dessus du salon.

C’était à bonnes enseignes qu’il avait dit à Lucilio qu’aucune femme ne pénétrait jamais dans ce sanctuaire de son repos, ni dans les cabinets qui en faisaient partie ; les défenses les plus sévères étaient portées contre Bellinde elle-même.

Le vieux Mathias (surnommé Adamas, par la même raison que Guillette Carcat était forcée de s’appeler Bellinde, et Jean Fachot, Clindor) avait seul le droit d’assister aux mystères de la toilette du marquis, tant celui-ci était de bonne foi en s’imaginant que son fard et sa teinture ne pouvaient être recélés que par l’arsenal de boîtes, de fioles et de pots étalés sur ses tables.

Il trouva donc, comme de coutume, Adamas seul, préparant les papillotes, les poudres et les graisses parfumées, qui devaient entretenir la beauté du marquis jusque dans son sommeil.