Calmann Lévy (tome premierp. 81-89).



X



C’était un homme d’une quarantaine d’années, que le marquis salua du nom de maître Jovelin, et qui, sans dire une parole, s’assit sur une chaise de cuir doré dans un angle de la salle, de manière à ne pas gêner le service des valets. Il portait un petit sac de serge rouge qu’il posa sur ses genoux, et il se mit à regarder les convives d’un air doux et souriant.

Sa figure était belle, quoique vulgaire quant aux traits. Il avait le nez gros et la bouche grande, le menton fuyant et le front bas.

Malgré ces défauts, il était impossible à un honnête homme de le regarder sans intérêt ; et, pour peu que l’on fît attention à sa belle chevelure noire très-négligée, mais fine et naturellement bouclée, à ses magnifiques dents blanches, que montrait un sourire triste mais franc, enfin à ses yeux noirs d’une si vive intelligence et d’une bonté si sympathique, que sa figure jaune en était tout éclairée, on se sentait comme obligé de l’aimer et même de le respecter.

Il était habillé comme un petit bourgeois, mais fort proprement, tout en drap gris-bleu, avec des bas de laine ; la casaque longue boutonnée, un grand col rabattu tout uni et coupé carrément sur la poitrine, les manches ouvertes à la manière flamande et un grand feutre sans plumes.

M. de Bois-Doré, après avoir demandé fort poliment comment il se portait et donné l’ordre de lui servir un verre de vin de Chypre qu’il refusa de la main, ne lui parla plus et s’occupa exclusivement de son hôte.

Ainsi le voulait la bienséance d’alors, un homme de qualité ne devant pas témoigner beaucoup d’égards à un inférieur, sous peine de faire injure à ses égaux.

Mais d’Alvimar remarqua très-bien que leurs yeux se rencontraient fréquemment et qu’ils échangeaient, à chaque parole prononcée par le marquis, un sourire de bonne intelligence, comme si celui-ci eût voulu associer cet inconnu à toutes ses pensées, soit pour obtenir son approbation, soit pour le distraire de quelque secrète souffrance.

Certes, dans tout cela il n’y avait pas de quoi alarmer M. Sciarra. Mais peut-être n’était-il pas très-bien avec sa conscience ; car cette belle et honnête physionomie, loin de lui être agréable, le jeta dans un grand trouble et dans de soudaines méfiances.

Pourtant le marquis ne dit pas un mot et ne fit pas la moindre question qui eussent rapport aux motifs de la fuite de l’Espagnol au fond du Berry. Il ne parla que de lui-même, et, en cela, il fit preuve de savoir-vivre, car M. d’Alvimar n’avait encore paru disposé à aucune confidence, et son hôte trouvait moyen de lui faire la conversation sans l’interroger en quoi que ce fût.

— Vous me trouvez bien logé, bien meublé, bien servi, lui disait-il ; tout cela est vrai. Voilà déjà plusieurs années (il n’en disait pas le compte) que je me suis retiré du monde pour me reposer un peu et me refaire des fatigues de la guerre, en attendant les événements. Je vous confesse que, depuis la mort du grand roi Henri, je n’aime plus ni la cour ni la ville. Je ne suis pas un grand pleurard et je prends le temps comme il vient ; pourtant j’ai eu trois grands chagrins dans ma vie : le premier, c’est quand je perdis ma mère ; le second, quand je perdis mon jeune frère ; le troisième, quand je perdis mon grand et bon roi. Et il y a cela de particulier dans mon histoire, que ces trois chères personnes périrent de mort violente. Mon roi assassiné, ma mère par une chute de cheval, et mon frère… Mais ce sont là des histoires trop tristes, et je ne veux point, pour la première nuit que vous passez sous mon toit, vous conter des choses malplaisantes à la veillée. Je vous dirai seulement ce qui m’a jeté dans la paresse et dans la casanerie. Quand j’eus vu expirer mon roi Henri, je me consultai ainsi : Tu as perdu tout ce que tu aimais, tu n’as plus que toi-même à perdre ; or donc, si tu ne veux que ton tour vienne bientôt, tu feras aussi bien de fuir ces pays de trouble et d’intrigue, et d’aller soigner ta pauvre personne affligée et lassée, dans ton pays natal. Vous aviez donc raison de me croire aussi heureux que possible, puisque j’ai pu prendre le parti qui me convenait et me préserver de toute contrariété ; mais vous auriez tort de penser qu’il ne me manque rien ; car, si je ne désire aucune chose, je ne puis pas dire que je ne regrette personne. Mais c’est assez vous régaler de mes peines, et je ne suis pas de ceux qui s’en nourrissent, sans vouloir s’en consoler ou s’en distraire. Vous plaît-il entendre, tout en goûtant, à ces gelées au cédrat, un musicien plus habile que le petit page de tout à l’heure ? Écoutez cela aussi, vous, mon bel ami, ajouta-t-il s’adressant au page ; cela ne vous fera point de mal.

Il avait, en parlant à d’Alvimar, envoyé à celui qu’il appelait maître Jovelin un de ces regards affectueux qui ressemblaient à des prières plus qu’à des ordres.

L’homme aux habits gris déboutonna la manche large qui couvrait une manche plus étroite couleur de rouille et la rejeta derrière son épaule ; puis il tira de son sac une de ces petites cornemuses à bourdon court et historié, que l’on appelait alors sourdelines, et qui étaient employées dans la musique de chambre.

Cet instrument, aussi doux et voilé que les musettes de nos ménétriers sont aujourd’hui bruyantes et criardes, était fort à la mode, et maître Jovelin n’eut pas plus tôt préludé, qu’il s’empara non-seulement de l’attention, mais de l’âme de ses auditeurs ; car il jouait supérieurement de cette sourdeline et la faisait chanter comme une voix humaine.

D’Alvimar était connaisseur, et la belle musique avait sur lui cette puissance de le porter à une tristesse moins amère que de coutume. Il se livra d’autant plus volontiers à cette espèce de soulagement, qu’il se sentit tranquillisé en reconnaissant dans ce personnage silencieux et attentif, qu’il avait pris d’abord pour une manière d’espion doucereux, un artiste habile et inoffensif.

Quant au marquis, il aimait l’art et l’artiste, et il écoutait toujours son maître sourdelinier avec une religieuse émotion.

D’Alvimar exprima gracieusement son admiration. Après quoi, le souper étant fini, il demanda la permission de se retirer.

Le marquis se leva aussitôt, fit signe à maître Jovelin de l’attendre, au page de prendre un flambeau, et voulut conduire lui-même son hôte à l’appartement qui lui était préparé ; après quoi, il revint se mettre à table, ôta son chapeau, ce qui, à cette époque, était signe que l’on se mettait à l’aise sans cérémonie, contrairement à l’usage établi plus tard ; se fit servir une sorte de punch qu’on appelait clairette, mélange de vin blanc, de miel, de musc, de safran et de girofle, et invita maître Jovelin à s’asseoir vis-à-vis de lui, à la place que d’Alvimar venait de quitter.

— Or çà, messire Clindor, dit le marquis en souriant avec bonhomie au jeune garçon, qu’il avait, suivant son usage, affublé d’un nom tiré de l’Astrée, vous pouvez aller souper avec la Bellinde. Dites-lui d’avoir soin de vous, et nous laissez. — Attendez, fit-il au moment où le page allait se retirer, voilà une manière de marcher dont je me suis promis, tout ce jourd’huy, de vous reprendre. J’ai remarqué, mon bel ami, que vous endossiez des façons que vous croyez peut-être militaires, mais qui ne sont que vilaines. N’oubliez donc pas que, si vous n’êtes noble, vous êtes en passe de le devenir, et qu’un gentil bourgeois au service d’un homme de qualité est sur le chemin d’acquérir un petit fief et d’en prendre le nom. Mais de quoi vous servira que je vous aide à décrasser votre naissance, si vous travaillez à encrasser vos manières ? Songez à faire le gentilhomme, monsieur, et non point le paysan. Or donc, ayez de l’aisance, évertuez-vous à poser les pieds tout entiers par terre en marchant, et non à entamer le pas par le talon, pour finir sur l’orteil ; ce qui fait ressembler votre allure et le bruit de vos souliers à l’amble d’un cheval de meunier. Sur ce, allez en paix, mangez bien et dormez mieux, ou sinon, gare aux étrivières !

Le petit Clindor, dont le nom véritable était Jean Fachot (son père était apothicaire à Saint-Amand), reçut la mercuriale de son maître et seigneur avec grand respect, salua et s’en alla sur la pointe des pieds comme un danseur, afin de bien montrer qu’il ne posait pas les talons les premiers, puisqu’il ne les posait plus du tout.

Le vieux domestique, qui restait toujours le dernier, étant allé souper aussi, le marquis dit à son sourdelinier :

— Eh bien donc, mon grand ami, ôtez-moi aussi ce grand feutre et mangez-moi, sans crainte des valets, une bonne tranche de ce pâté et une autre de ce jambon, comme vous faites tous les soirs quand nous sommes tête à tête.

Maître Jovelin bégaya quelques sons inarticulés en signe de remerciement, et se mit à manger, tandis que le marquis sirotait lentement sa clairette, moins par gourmandise que par politesse pour lui tenir compagnie ; car il est bon de dire que, si ce vieillard avait beaucoup de ridicules, il n’avait pas un seul vice.

Puis, pendant que le pauvre muet mangeait, le bon châtelain lui fit, à lui tout seul, la conversation, ce qui était pour le musicien une grande douceur, car personne autre ne prenait cette peine de parler à un homme qui ne pouvait pas répondre ; on s’était habitué à le traiter comme un sourd-muet, en ce sens que, le sachant incapable de redire ce qu’il entendait, on ne se gênait pas pour mentir ou médire à ses oreilles. Le marquis seul l’entretenait avec beaucoup de déférence pour son noble caractère, pour ses grandes connaissances et pour ses malheurs, dont voici la courte histoire :

Lucilio Giovellino, natif de Florence, était un ami et un disciple de l’illustre et infortuné Giordano Bruno. Nourri des hautes sciences et des vastes idées de son maître, il avait, en outre, une grande aptitude pour les beaux-arts, la poésie et les langues. Aimable, éloquent et persuasif, il avait propagé avec succès les doctrines hardies de la pluralité des mondes.

Le jour où Giordano mourut dans les flammes avec la tranquillité d’un martyr, Giovellino avait été banni de l’Italie à perpétuité.

Cela s’était passé à Rome deux ans avant l’époque de notre récit.

Sous la main des tourmenteurs, Giovellino n’avait pas voulu accepter la solidarité de tous les principes de Giordano. Tout en chérissant son maître, il avait rejeté certaines de ses erreurs, et comme on n’avait pu le convaincre que de la moitié de son hérésie, on ne lui avait appliqué que la moitié de son supplice : on lui avait coupé la langue.

Ruiné, banni, brisé par les tortures, Giovellino était venu en France, où il sonnait sa douce cornemuse de porte en porte, pour un morceau de pain, lorsque, la Providence l’ayant amené à celle du marquis, il avait été par lui recueilli, soigné, guéri, nourri, et, ce qui valait encore mieux, chéri et apprécié. Il lui avait raconté par écrit ses infortunes.

Bois-Doré n’était ni savant ni philosophe ; il s’était d’abord intéressé à un homme poursuivi, comme il l’avait été longtemps lui-même, par l’intolérance catholique. Cependant il n’eût pas aimé un sectaire farouche, violent, comme bon nombre de huguenots non moins persécuteurs, en ce temps-là, que leurs adversaires. Il savait vaguement les blasphèmes imputés à Giordano Bruno ; il se fit expliquer ses dogmes. Giovellino écrivait avec rapidité, et avec cette clarté élégante que les grands esprits commençaient à ne pas dédaigner, voulant initier le vulgaire même à ces hautes questions que Galilée poursuivait déjà dans le domaine de la science pure.

Le marquis se plut à cette causerie par écrit, qui résumait avec sobriété, et sans les digressions de la parole, les points essentiels. Peu à peu, il s’enthousiasma et se passionna pour ces définitions nouvelles qui venaient le reposer et le débarrasser des assommantes controverses. Il voulut lire l’exposé des idées de Giordano et même celles de son prédécesseur Vanini. Lucilio sut les mettre à sa portée, en lui signalant les endroits faibles ou faux, pour l’amener avec lui aux seules conclusions que l’intelligence humaine proclame aujourd’hui avec certitude : la création infinie comme le Créateur, les astres infinis peuplant l’espace infini, non pour servir de luminaire et de divertissement à notre petite planète, mais de foyers et d’aliments à la vie universelle.

Cela était bien facile à comprendre, et les hommes l’avaient compris dès la première lueur de génie qui s’était manifestée dans l’humanité. Mais les doctrines de l’Église du moyen âge avaient rapetissé Dieu et le ciel à la taille de notre petit monde, et le marquis crut rêver en apprenant que l’existence du véritable univers (chose, disait-il, qu’il s’était toujours imaginée) n’était pas une chimère de poëte.

Il n’eut pas de cesse qu’il ne se fût procuré un télescope, et il s’attendait, le brave homme, tant il avait la tête montée, à voir distinctement les habitants de la lune. Il lui fallut en rabattre ; mais il passait toutes ses soirées à se faire expliquer les mouvements des astres et l’admirable mécanisme céleste dont Galilée, quelques années plus tard, devait être condamné à abjurer l’hérésie, torturé, à genoux, et la torche au poing.