Les Beaux-Arts réduits à un même principe/Partie 3/section 1/chapitre 1

poësie, de la peinture, de la musique et de la danse, sont renfermées dans l’imitation de la belle nature. PARTIE 3 SECTION 1 l’art poëtique est renfermé dans l’imitation de la belle nature. PARTIE 3 SECTION 1 CHAPITRE 1 où on réfute les opinions contraires au principe de l’imitation. si les preuves que nous avons données jusqu’ici ont été trouvées suffisantes pour fonder le principe de l’imitation ; il est inutile de nous arrêter à réfuter les différentes opinions des auteurs sur l’essence de la poësie : & si nous nous y arrêtons un moment, ce sera moins pour les combattre en régle, que pour en donner un court exposé, qui suffira pour lever tous les scrupules qu’elles auroient pu faire naître dans l’esprit du lecteur. Quelques-uns ont prétendu que l’essence de la poësie étoit la fiction. Il ne s’agit que d’expliquer le terme, et de convenir de sa signification. Si par fiction, ils entendent la même chose que feindre, ou fingere chez les latins ; le mot de fiction ne doit signifier que l’imitation artificielle des caractères, des mœurs, des actions, des discours, etc. Tellement que feindre sera la même chose que representer, ou plutôt contrefaire : alors cette opinion rentre dans celle que nous avons établie. S’ils resserrent la signification de ce terme, & que par fiction, ils entendent le ministere des dieux que le poëte fait intervenir pour mettre en jeu les ressorts secrets de son poëme ; il est évident que la fiction n’est pas essentielle à la poësie ; parce qu’autrement la tragédie, la comédie, la plûpart des odes cesseroient d’être de vrais poëmes, ce qui seroit contraire aux idées les plus universellement reçues. Enfin si par fiction on veut signifier les figures qui prêtent de la vie aux choses inanimées, & des corps aux choses insensibles, qui les font parler & agir, telles que sont les métaphores & les allégories ; la fiction alors n’est plus qu’un tour poëtique, qui peut convenir à la prose même. C’est le langage de la passion qui dédaigne l’expression vulgaire : c’est la parure & non le corps de la poësie. D’autres ont cru que la poësie consistoit dans la versification. Le peuple frappé de cette mesure sensible qui caractérise l’expression poëtique & la sépare de celle de la prose, donne le nom de poëme à tout ce qui est mis en vers : histoire, physique, morale, théologie, toutes les sciences, tous les arts qui doivent être le fonds naturel de la prose, deviennent ainsi des sujets de poëme. L’oreille touchée par des cadences régulieres, l’imagination échauffée par quelques figures hardies et qui avoient besoin d’être autorisées par la licence poëtique, quelquefois même l’art de l’auteur qui, né poëte, a communiqué une partie de son feu à des matières séches, et qui paroissoient résister aux graces, tout cela séduit les esprits peu instruits de la nature des choses ; et dès qu’on voit l’extérieur de la poësie, on s’arrête à l’écorce, sans se donner la peine de pénétrer plus avant. On voit des vers, et on dit, voilà un poëme ; parce que ce n’est point de la prose. Ce préjugé est aussi ancien que la poësie même. Les premiers poëmes furent des hymnes qu’on chantoit, et au chant desquels on associoit la danse. Homere & Tite-Live en donneront la preuve. Or pour former un concert de ces trois expressions, des paroles, du chant, et de la danse ; il falloit nécessairement qu’elles eussent une mesure commune qui les fît tomber toutes trois ensemble : sans quoi l’harmonie eût été déconcertée. Cette mesure étoit le coloris : ce qui frappe d’abord tous les hommes. Au lieu que l’imitation qui en étoit le fonds et comme le desseing, a échappé à la plûpart des yeux qui la voyent, sans la remarquer. Cependant cette mesure ne constitua jamais ce qu’on appelle un vrai poëme :… neque enim concludere versum, dixeris esse satis. et si cela suffisoit, la poësie ne seroit qu’un jeu d’enfant, qu’un frivole arrangement de mots que la moindre transposition feroit disparoître : eripias si tempora certa modosque & quod prius ordine verbum est, posterius facias, praeponens ultima primis. alors le masque est levé : on reconnoît la prose toute simple & toute nue, le poëte n’est plus. Il n’en est pas ainsi de la vraie poësie. On a beau renverser l’ordre, déranger les mots, rompre la mesure : elle perd l’harmonie, il est vrai ; mais elle ne perd point sa nature. La poësie des choses reste toujours ; on la retrouve dans ses membres dispersés. invenias etiam disjecti membra poëtae. cela n’empêche point qu’on ne convienne qu’un poëme sans versification, ne seroit pas un poëme. Nous l’avons dit, les mesures & l’harmonie sont les couleurs, sans lesquelles la poësie n’est qu’une estampe. Le tableau représentera, si vous le voulez, les contours ou la forme, et tout au plus les jours & les ombres locales ; mais on n’y verra point le coloris parfait de l’art. La troisiéme opinion est celle qui met l’essence de la poësie dans l’enthousiasme. Nous l’avons défini dans la premiere partie, & nous en avons marqué les fonctions, qui s’étendent également à tous les beaux arts. Il convient même à la prose ; puisque la passion avec tous ses dégrés ne monte pas moins dans les tribunes que sur les théâtres. Ciceron veut que l’orateur soit ardent comme la foudre, véhément comme un orage, rapide comme un torrent, qu’il se précipite, qu’il renverse tout par son impétuosité. vehemens ut procella, excitatus ut torrens, incensus ut fulmen, tonat, fulgurat, & rapidis eloquentiae fluctibus cuncta proruit et proturbat : l’enthousiasme poëtique a-t-il rien de plus emporté ou de plus violent ? & quand Periclés tonnoit & foudroyoit & renversoit la Grece, l’enthousiasme régnoit-il dans ses discours avec moins d’empire que dans les odes pindariques ? Mais ce grand feu ne se soutient pas toujours dans l’oraison : se soutient-il dans la poësie ? & s’il falloit qu’il se soutînt, combien de vrais poëmes cesseroient d’être tels ? On cite en faveur de l’enthousiasme le fameux passage d’Horace : ingenium cui sit, cui mens divinior atque os magna sonaturum, des nominis hujus honorem. Ce passage ne décide point la question : il ne s’y agit point de la nature de la poësie, mais des qualités d’un poëte parfait. Deux choses aussi différentes que le sont le peintre et son tableau. En second lieu, supposé que ces vers doivent s’entendre de la nature de la poësie, ils n’établissent pas nécessairement l’opinion dont il s’agit. Aristote, qui fait consister l’essence de la poësie dans l’imitation, n’exige pas moins qu’Horace, ce génie, cette fureur divine. Horace n’avoit pas dessein dans cet endroit de définir exactement la poësie. Il a pris une partie sans vouloir embrasser le tout. C’est une de ces définitions qui ne sont ni toutes vraies ni toutes fausses, & qu’on employe quand on veut fermer la bouche à ceux qu’on ne daigne pas réfuter sérieusement : & c’étoit précisément le cas où se trouvoit le poëte latin. Quelques censeurs d’un mérite médiocre, que l’intérêt personnel avoit, peut-être, animés contre ses satyres, lui avoient reproché d’être un poëte mordant. Horace leur répond à la maniere de Socrate, moins pour les instruire que pour leur montrer leur ignorance. Il les arrête dès le premier mot : & veut leur faire entendre qu’ils ne savent pas même ce que c’est que poësie : et pour cela, il en trace un portrait qui ne convient nullement à ce qu’ils avoient appellé poësie mordante. Pour confirmer cette idée & augmenter leur embarras, il cite l’opinion de quelques-uns qui ont mis en question, si la comédie étoit un juste poëme, quidam quaesivêre. Cela posé : il est clair qu’Horace ne pensoit à rien moins qu’à définir rigoureusement la poësie ; mais seulement à marquer ce qu’elle a de plus grand et de plus éblouissant, & qui convenoit le moins à ses satyres : & qu’ainsi, ce seroit s’abuser que de vouloir mesurer toutes les especes de poëmes sur cette prétendue définition. Mais, dira-t’on, l’enthousiasme et le sentiment sont une même chose, et le but de la poësie est de produire le sentiment, de toucher, de plaire. D’ailleurs le poëte ne doit-il pas éprouver lui-même le sentiment qu’il veut produire dans les autres ? Quelle conclusion tirer de-là ? Que les sentimens & l’enthousiasme sont le principe & la fin de la poësie : en sera-ce l’essence ? Oui, si l’on veut que la cause & l’effet, la fin & le