LES BEAUX-ARTS





Dans le compte rendu de l’école, pour les mois de novembre et décembre, il me faut traiter deux sujets qui ont des caractères différents de tous les autres : le dessin et le chant — les beaux-arts.

Si je n’avais pas déjà cette conviction établie, que je ne sais pas ce qu’il faut enseigner et pourquoi il faut apprendre une chose plutôt qu’une autre, je devrais me demander : l’art sera-t-il utile aux enfants des paysans qui sont dans la nécessité de passer toute leur vie dans le souci du pain quotidien ? À cette question, quatre-vingt-dix-neuf pour cent répondront et répondent négativement. Et on ne peut répondre autrement. Aussitôt que pareille question est posée, le bon sens exige cette réponse : il ne doit pas être artiste, il doit labourer. S’il a des besoins artistiques, il ne pourra supporter ce travail persévérant, ininterrompu à quoi il sera astreint, et dont le non-accomplissement menacerait l’existence de l’État. En disant il, je pense à l’enfant du peuple. En effet, c’est une chose insensée, mais je me réjouis de cette insanité, je ne m’arrête pas devant elle et tâche d’en trouver les causes. Il y a une autre insanité plus forte, c’est l’enfant du peuple lui-même. Chaque enfant du peuple a exactement les mêmes droits, que dis-je ! des droits encore plus grands à la jouissance artistique, que nous, enfants de la classe heureuse, qui ne sommes pas placés dans la nécessité de ce travail incessant et sommes entourés de tout le confort de la vie.

C’est une insanité encore plus grande de le priver du droit de jouir de l’art, de me priver, moi, le maître, du droit de l’introduire dans ce domaine des plaisirs meilleurs où par toutes les forces de son âme aspire tout son être. Comment concilier ces deux insanités ? Ce n’est pas du lyrisme comme on me l’a reproché à cause de ma description de la promenade, dans le premier numéro, ce n’est que de la logique. Chaque conciliation est impossible et n’est qu’un trompe-l’œil. On dira et l’on dit : si le dessin est nécessaire à l’école populaire, on ne peut y admettre que le dessin d’après nature, le dessin technique à applications pratiques, le dessin d’une charrue, d’une machine, d’un bâtiment, le dessin comme art secondaire pour les besoins industriels. Les maîtres de l’école de Iasnaïa-Poliana, dont nous présenterons le compte rendu aux lecteurs, partagent cette opinion générale relative au dessin. Mais l’expérience même d’un pareil enseignement du dessin nous a convaincus de la fausseté et de la partialité de ce programme technique. La plupart des élèves, après quatre mois d’étude du dessin exclusivement technique, d’où est exclue la copie des hommes, des animaux, des paysages, sont devenus indifférents au dessin d’objets techniques, et le besoin, le goût du dessin s’est développé en eux à ce point qu’ils se sont fait, en cachette, de petits cahiers où ils dessinent des hommes, des chevaux avec quatre pattes sortant du même point. Il en va de même de la musique.

Le programme ordinaire des écoles populaires n’admet d’autre chant que le chant d’église et n’autorise que certains sons ; c’est-à-dire que les enfants sont regardés comme de petits tuyaux d’orgue et l’on développe le goût de l’élégance par la balalaïka, l’accordéon, souvent par une chanson grossière que le maître n’aime pas et ne croit pas nécessaire de guider. De deux choses l’une : ou l’art, en général, est nuisible et inutile, ce qui n’est pas si étrange qu’il semble au premier abord, ou chacun, sans différence de classe et d’occupations, a droit à cet art, et le droit de s’y adonner entièrement, par la raison que l’art ne supporte pas la médiocrité.

L’insanité n’est pas en cela : elle est dans le fait de poser des questions pareilles à celles-ci : les enfants du peuple ont-ils le droit de jouir des arts ? Demander cela équivaut à demander : les enfants du peuple ont-ils le droit de manger de la viande ? c’est-à-dire ont-ils le droit de satisfaire leurs besoins humains ? Or il ne s’agit pas de cela. La question est celle-ci : cette viande que nous leur proposons ou que nous leur défendons est-elle bonne ou non ? De même qu’en proposant au peuple certaines connaissances que nous possédons et observant la mauvaise influence qu’elles produisent sur lui, je n’en conclus pas que le peuple est mauvais et qu’il n’est pas encore prêt à accepter ces connaissances et à en jouir comme nous-mêmes, mais j’en conclus que ces connaissances ne sont pas bonnes, ne sont pas normales, et qu’il nous faut, avec l’aide du peuple, en élaborer de nouvelles qui conviendront à tous, à la société et au peuple. J’en conclus seulement que ces connaissances et ces arts vivent parmi nous et ne nous paraissent pas nuisibles, mais qu’ils ne peuvent vivre parmi le peuple et lui semblent nuisibles parce qu’ils ne présentent pas une nécessité générale. Ils ne nous conviennent que parce que nous sommes gâtés ; ils nous conviennent par la même cause qui fait que ceux qui passent cinq heures par jour dans leurs fabriques ou débits empoisonnés ne souffrent pas de ce même air qui tue un homme sain, nouveau venu. On objectera : Qui a dit que les connaissances et les arts de la classe instruite sont faux ? Parce que le peuple ne les accepte pas, pourquoi conclure à leur fausseté ? Toutes ces questions se résolvent très simplement : Nous sommes des milliers, ils sont des millions.

Je continue la comparaison avec le phénomène ordinaire, physiologique. Un homme passe de l’air frais dans une salle basse empestée de tabac. Toutes ses fonctions vitales sont actives : son organisme se nourrit par l’aspiration d’une grande quantité d’oxygène qu’il puise dans l’air pur. L’organisme, habitué à fonctionner, aspire l’air empesté de la chambre. Les gaz nuisibles arrivent au sang en grande proportion, l’organisme s’affaiblit (souvent il y a syncope, parfois mort), tandis que des centaines d’hommes continuent de respirer, de vivre dans ce même air empoisonné, seulement parce que toutes leurs fonctions sont ralenties, parce qu’ils vivent moins, plus faiblement. Si l’on m’objecte : « Les uns et les autres vivent, et qui peut dire quelle vie est la plus normale et la meilleure ? Il arrive souvent qu’un homme qui sort d’une atmosphère empestée et va à l’air pur est pris de syncope. » La réponse est facile. Non d’après la physiologie, mais par le simple bon sens on répondra simplement : « Où vit la majorité des hommes ? À l’air pur ou dans des prisons empestées ? » Et il suivra la majorité, et le physiologiste, observant les fonctions des uns et des autres, dira que les fonctions sont plus actives, la nutrition plus complète chez celui qui vit à l’air pur.

Le même rapport existe entre les arts de ce qu’on appelle la société instruite et les exigences esthétiques du peuple — je parle de la peinture, de la sculpture, de la musique, de la poésie. Un tableau d’Ivanov ne provoquera chez le peuple que l’admiration pour l’art technique, mais n’éveillera aucun sentiment poétique et religieux, tandis que le sentiment poétique sera provoqué par une chromo représentant Jean de Novgorod et le diable dans une bouteille[1]. La Vénus de Milo n’inspirera qu’un dégoût légitime pour le nu et l’impudeur féminine. Le quatuor de Beethoven, de la dernière période, semblera un bruit désagréable qui intéressera peut-être parce que l’un joue sur un grand violon et l’autre sur un petit. La meilleure œuvre de notre poésie : les poèmes lyriques de Pouschkine, paraîtront une série de mots dénués de sens. Introduisez l’enfant du peuple dans ce monde, vous le pouvez et le faites toujours par la hiérarchie des établissements scolaires, des académies et des écoles d’art, il comprendra entièrement le tableau d’Ivanov, la Vénus de Milo, le quatuor de Beethoven et les poèmes lyriques de Pouschkine, mais une fois entré dans ce monde, il ne respirera plus à pleins poumons, et l’air frais l’indisposera quand il lui arrivera d’y pénétrer. De même que pour la respiration le bon sens et la physiologie répondent la même chose, de même pour les arts, le bon sens et la pédagogie — pas cette pédagogie qui élucubre des programmes, mais celle qui tâche d’étudier les voies générales de l’instruction et les lois de l’enseignement — répondent que c’est celui qui ne vit pas dans la sphère des arts de notre classe instruite qui vit le mieux et le plus largement, que les exigences de l’art et la satisfaction qu’il donne sont plus complètes et plus légitimes chez le peuple que chez nous. Le bon sens le dira parce qu’il voit la majorité — puissante et heureuse — et non la fraction qui vit en dehors de ce milieu. La pédagogie observera les fonctions spirituelles des hommes de notre milieu et de ceux du dehors, elle fera ses observations en introduisant les hommes dans la chambre empestée, c’est-à-dire en transmettant nos arts aux jeunes générations et, se basant sur la syncope, sur le dégoût que manifeste une nature fraîche qu’on introduit dans une atmosphère artificielle, se basant sur les fonctions spirituelles, elle conclura que les exigences artistiques du peuple sont plus légitimes que celles de la minorité gâtée de la classe ci-nommée instruite.

J’ai fait ces observations dans les deux branches d’art que je connais le mieux, et qui, autrefois, me passionnèrent : la musique et la poésie. Et, c’est terrible à dire, je suis arrivé à la conviction que tout ce que nous avons fait dans ces deux branches a été fait dans une voie fausse, exclusive, sans importance et sans avenir, minime en comparaison des voies et même des œuvres de cet art dont nous trouvons les modèles chez le peuple. Je me suis convaincu qu’une poésie lyrique, par exemple : « Je me rappelle le merveilleux moment… », les œuvres musicales comme la dernière symphonie de Beethoven ne sont pas si absolument et universellement belles que la chanson populaire de « Vanka », ou : « En descendant sur notre mère Volga… » ; que Pouschkine et Beethoven nous plaisent non parce qu’ils expriment la beauté absolue, mais parce que nous sommes aussi gâtés que Pouschkine et Beethoven, parce que Pouschkine et Beethoven flattent également notre nervosité monstrueuse et notre côté faible. Le paradoxe vulgaire que, pour comprendre le beau, il faut une certaine instruction, est devenu une banalité. Qui le dit ? Comment est-ce prouvé ? Ce n’est qu’un trou pour sortir de la situation sans issue à laquelle nous ont conduits la fausseté de nos opinions, le rattachement exclusif de notre art à une certaine classe. Et pourquoi ? La beauté du soleil, la beauté du visage humain, la beauté d’une chanson populaire, d’un acte d’amour et de sacrifice sont accessibles à chacun et ne demandent pas d’instruction préalable.

Je sais que pour la majorité tout cela semblera du bavardage, mais la pédagogie — la pédagogie libre — explique par l’expérience plusieurs questions, et, par la répétition fréquente des mêmes phénomènes, fait passer les questions du domaine des rêves et des discours à celui des propositions prouvées par les faits. J’ai travaillé des années pour transmettre aux élèves les beautés poétiques de Pouschkine et de toute notre littérature, et cela en vain. Une quantité innombrable de maîtres, en Russie et ailleurs, font la même chose, et si ces maîtres veulent vérifier sincèrement les résultats de leurs efforts, ils reconnaîtront que la principale conséquence du développement du sentiment poétique, c’est son propre anéantissement : ce sont les natures poétiques elles-mêmes qui ont montré le plus grand dégoût pour une interprétation pareille. J’ai travaillé des années, dis-je, sans rien obtenir, mais il m’a fallu ouvrir, par hasard, le recueil des chansons populaires de Ribnikov et le sentiment poétique des élèves a trouvé pleine satisfaction, satisfaction que je ne pouvais ne point trouver légitime en comparant froidement, sans parti pris, la première chanson qui me tomba sous la main avec la meilleure œuvre de Pouschkine. C’est aussi ce qui m’est arrivé avec la musique dont je dois maintenant parler.

Je vais tâcher de résumer ce que j’ai dit. À la question : « Les beaux-arts sont-ils nécessaires au peuple ? » le pédagogue hésite et ordinairement s’embrouille (seul Platon résolut hardiment et négativement cette question), : On dit que c’est nécessaire, mais avec une certaine restriction : c’est nuisible pour l’ordre public de donner à tous la possibilité d’être artistes. On dit que certains arts ne peuvent exister que dans certaines classes de la société, que les arts doivent avoir leurs serviteurs exclusifs voués à une seule œuvre ; que les grands talents doivent avoir la possibilité de sortir du peuple et de s’adonner complètement au service de l’art. C’est la concession la plus grande que fait la pédagogie au droit, pour chacun, d’être ce qu’il désire. Tous les soins du pédagogue relativement aux arts sont consacrés à atteindre ce but. Je trouve tout cela injuste, je crois que le besoin de jouir des arts, de les servir, est propre à chaque créature humaine, à quelque classe et milieu qu’elle appartienne, que ce besoin a le droit d’être satisfait. Prenant cette proposition pour axiome, je dis que si dans les jouissances de l’art se rencontrent des inconvénients et des incompatibilités, la cause en est non dans les moyens de transmission de l’art, dans sa diffusion ou sa concentration parmi plusieurs ou quelques-uns, mais dans le caractère et la direction de l’art dont nous devons douter pour ne pas imposer à la jeune génération des idées fausses et pour donner à cette jeune génération la possibilité d’élaborer quelque chose de nouveau comme forme et comme fond.

Je vais présenter maintenant les comptes rendus des maîtres de dessin pour les mois de novembre et décembre. Le système de cet enseignement, comme il me semble, est commode parce que, par une voie insensible et agréable, il fait franchir aux élèves les difficultés techniques. La question de l’art en lui-même n’est pas touchée, car le maître, en commençant son enseignement, avait déjà résolu qu’il est inutile aux enfants des paysans d’être peintres.

  1. Nous demandons au lecteur d’arrêter son attention sur ce tableau absurde, remarquable par la force du sentiment religieux et poétique et qui est à la peinture russe contemporaine, ce qu’est Fra Angelico à l’école de Michel-Ange.