L’histoire et la géographie


L’HISTOIRE ET LA GÉOGRAPHIE

Après avoir terminé l’Ancien Testament, je suis arrivé naturellement à l’idée d’enseigner l’histoire et la géographie, que, jusqu’à présent, on enseigne dans toutes les écoles primaires et que moi-même avais étudiées. En outre, l’histoire des Hébreux et de l’Ancien Testament m’avait semblé inciter naturellement les enfants aux questions : Où ? Comment ? Dans quelles conditions se passaient tels ou tels événements ? Qu’est-ce que l’Égypte ? Pharaon ? Les rois assyriens ? etc.

J’ai commencé l’histoire, comme on le fait toujours, par l’histoire ancienne, mais ni Mumsen, ni Dunker, ni tous mes efforts ne m’aidaient à la rendre intéressante. Les élèves ne s’intéressaient nullement à Sésostris, aux Pyramides d’Égypte, aux Phéniciens… J’espérais que des questions comme celle-ci : Quels peuples avaient des rapports avec les Hébreux et où vécurent et émigrèrent les Hébreux ? devaient les intéresser. Mais de ces renseignements les élèves n’avaient pas besoin. Les Pharaons, les Égyptiens, les Philistins qui vécurent quelque part, jadis, ne les intéressaient point. Les Hébreux sont leurs héros, les autres des personnages étrangers, inutiles. Et, faute de matériaux, je n’ai pas réussi à faire des Phéniciens et des Égyptiens des héros pour mes élèves. Quelques détails que nous ayons sur la construction des Pyramides, sur le rapport des castes, que nous importe tout cela ? c’est-à-dire qu’importe aux enfants, puisque dans ces récits il n’y a pas Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Samson ? Quelques passages de l’histoire ancienne plaisaient et étaient retenus, par exemple l’histoire de Sémiramis, mais ils restaient dans la mémoire, par hasard, non parce qu’ils expliquaient quelque chose, mais parce qu’ils étaient poétiques et artistiques. Mais ces passages étaient rares, le reste était ennuyeux, inutile, et je fus forcé d’abandonner l’enseignement de l’histoire générale. Avec la géographie, même insuccès. Je raconte parfois ce qui me vient en tête : l’histoire grecque, l’histoire d’Angleterre, de la Suisse, sans aucune suite, uniquement comme un conte instructif et artistique.

Après l’histoire générale, je devais attaquer l’histoire de Russie admise partout et par tous et j’ai commencé cette triste histoire russe que nous connaissons, qui n’est ni instructive, ni artistique, et qui a été publiée dans maintes versions, depuis madame Ichimova jusqu’à Vodovosov. Je l’ai commencée deux fois, la première fois avant d’avoir lu toute la Bible, la deuxième fois après la Bible. Avant la Bible ; les élèves refusaient absolument de se rappeler l’existence de Igor et Oleg. La même chose se répète maintenant avec les élèves de la classe inférieure. Ceux qui ne se sont pas accoutumés au récit historique en apprenant la Bible ne peuvent se pénétrer du récit et le transposer : ils écoutent cinq fois de suite et ne se rappellent rien de l’histoire de Rurik et de Iaroslav. Les élèves de la classe supérieure étudient maintenant l’histoire de la Russie et la résument dans leurs cahiers, mais beaucoup moins bien que la Bible, et ils exigent de fréquentes répétitions. Nous leur racontons l’histoire d’après Vodovosov et Pogodine. Un des maîtres s’est laissé entraîner : n’écoutant pas mon conseil, il a entrepris la période des princes apanagés et a expliqué toutes ces sottises et ces querelles des Sviatoslav, des Briatchislav, des Boleslav. Je suis entré dans la classe au moment où les élèves devaient réciter. Il est difficile d’écrire ce qu’ils ont tiré de là. Après un long silence, ceux qu’avait nommés le maître se mirent à parler. Toutes leurs forces intellectuelles étaient concentrées à ne pas écorcher les étranges noms, et les actions de chacun des personnages étaient pour eux secondaires.

— « Voilà, comment s’appelait-il, Barikave, hein ? commença l’un. Il est allé à la guerre contre… contre ? » — « Morislav ? Léon Nikolaïevitch, » souffla une fillette. — « Mstislav », corrigeai-je. » — « Et il l’a écrasé à plate couture, » fit l’un, très fier. — « Attends, il y avait un fleuve… » — « Et son fils a rassemblé l’armée et écrasé… comment s’appelle-t-il ? » — « Mais, tu ne comprends donc rien ? » intervint la fillette, qui est très intelligente. — « C’est un nom étrange, » dit Siemka. — « Eh bien ! Mislav, Chrislas. Ah, quel nom ! » — « Mais pourquoi m’arrêtes-tu si tu ne sais pas ? » — « Et toi, tu sais… Tu es bien rusé ! » — « Mais pourquoi pousses-tu ? » Les plus intelligents essayent encore et trouveraient peut-être si on leur soufflait quelque chose.

Mais que tout cela était pitoyable, misérable ! C’était si pénible de voir tous ces enfants (ils étaient comme des poules auxquelles on a jeté d’abord des graines puis ensuite du sable : elles ne comprennent plus rien et sont prêtes à s’écraser mutuellement), que le maître et moi décidâmes de ne plus renouveler cette faute. Laissant de côté la période des princes apanagés, nous continuâmes l’histoire russe et voici, d’après les cahiers des élèves de la classe supérieure, les résultats que nous avons obtenus.

Du cahier de l’élève V. R… — « Nos ancêtres s’appelaient les Slaves. Ils n’avaient ni rois, ni princes. Ils se sont partagés en familles. Ils guerroyaient les uns contre les autres. Un jour, les Normands ont attaqué les Slaves, les ont vaincus et leur ont imposé un tribut. Ensuite ils dirent : « Pourquoi vivons-nous ainsi ? Choisissons un prince qui nous gouvernera. » Ils ont choisi Rurik et ses deux frères Sinéous et Trouvor. Rurik s’installa à Ladoga, Sinéous à Isborsk chez les Krivitchi et Trouvor au Lac-Blanc. Ensuite les frères de Rurik moururent. Il prit leur place.

« Ensuite Ascold et Dir sont allés en Grèce. Ils arrivèrent à Kiev et dirent : « Qui règne ici ? » Les habitants répondirent : « Ils étaient trois, Kiy, Stchek et Khoriv, mais ils sont morts. » Ascold et Dir leur ont dit : « Voulez-vous de nous pour rois ? » Le peuple y consentit et commença à leur payer des impôts.

« Ensuite Rurik a ordonné de construire des villes et des forteresses et envoya des Boyards pour recueillir les tributs et les lui apporter. Rurik résolut d’aller faire la guerre à Constantinople avec deux cents bateaux, quand il fut près de cette ville, l’empereur n’y était plus. Le peuple pria Dieu, ensuite l’archevêque apporta les ornements de l’image de la Sainte Mère et les plongea dans l’eau : une tempête s’éleva et les bateaux de Rurik coulèrent. Très peu furent sauvés et Rurik revint chez lui et il mourut. Il ne laissait qu’un fils, Igor, qui était encore jeune. Oleg prit la place de Rurik. Il voulut conquérir Kiev. Il prit avec lui Igor et descendit directement vers le Dnieper. Il s’empara des villes de Lubitch et Smolensk. Quand ils furent près de Kiev, Oleg envoya des ambassadeurs chez Ascold et Dir afin d’annoncer que des marchands étaient là pour négocier. Il avait caché la moitié des troupes dans les bateaux, l’autre moitié était restée en arrière. Quand Ascold et Dir parurent avec une petite troupe, l’armée d’Oleg bondit hors des bateaux et se jeta sur eux. Alors Oleg éleva dans ses bras le petit Igor et dit : « Vous n’êtes ni prince ni descendant des princes, et celui-ci est un prince ». Oleg ordonna de les tuer et s’empara de Kiev. Oleg y demeura. Il fit de cette ville sa capitale et l’appela la mère de toutes les villes russes. Il ordonna de bâtir une cité et des forteresses et envoya les Boyards pour recueillir des tributs et les lui apporter. Après il alla faire la guerre aux peuples voisins et fit beaucoup de conquêtes. Il ne voulait pas faire la guerre aux peuples pacifiques, mais aux peuples belliqueux. Il se prépara à la guerre et descendit le Dnieper jusqu’à la mer Noire. Quand il arriva en Grèce son armée se précipita sur le bord et se mit à piller et saccager tout. Oleg dit aux Grecs : » Payez-nous le tribut d’une livre d’argent par bateau. » Ils acceptèrent avec joie et payèrent le tribut. Oleg ramassa trois cent mille livres d’argent et revint chez lui. »

Du cahier de l’élève V. M… — « Quand Oleg mourut, le fils de Rurik, Igor, prit sa place. Igor voulut se marier. Un jour qu’il était allé se promener avec sa garde, en traversant le Dnieper il aperçut une jeune fille dans un canot. Quand elle s’approcha du bord, Igor lui dit : « Donne-moi une place. » Elle la lui donna. Ensuite Igor l’épousa. Igor voulait accomplir des actes héroïques. Alors il réunit une armée et partit guerroyer dans la direction du Dnieper, mais pas à droite, à gauche : du Dnieper à la mer Noire, de la mer Noire à la mer Caspienne. Igor envoya des ambassadeurs chez le Khan pour qu’il le laissât traverser ses terres, il promit en échange de leur donner, au retour de la guerre, la moitié de son butin. Le Khan laissa passer son armée. Quand Igor fut près de la ville, il ordonna à son armée de sortir sur la rive, de brûler et détruire tout et faire les habitants prisonniers.

« Après avoir fait tout cela, ils se reposèrent, puis revinrent chez eux très contents. Quand ils furent près de la ville du Khan, Igor lui envoya ce qu’il lui avait promis. Le peuple ayant appris qu’Igor revenait de la guerre, demanda au Khan la permission de se venger d’Igor pour avoir versé le sang de leurs parents. Le Khan ne le permit pas. Le peuple n’a pas écouté le Khan et s’est élancé contre Igor. Une grande bataille eut lieu. Les Russes furent battus et on leur prit tout ce qu’ils avaient conquis. »

Comme le lecteur peut le voir d’après les passages cités, il n’y a pas d’intérêt, pas de vie dans ces narrations. Les élèves apprennent beaucoup mieux l’histoire de Russie que l’histoire générale, mais c’est uniquement parce qu’ils ont pris l’habitude de se rappeler et d’écrire tout ce qu’ils racontent et même parce que la question : À quoi bon tout cela ? ne trouve pas place ici ; le peuple russe est leur héros comme le peuple d’Israël, ce dernier parce qu’il est le peuple aimé de Dieu et que son histoire est artistique, l’autre, bien qu’il n’ait aucune prétention d’art, a pour lui le sentiment national. Mais l’enseignement de l’histoire de Russie est froid, sec et ennuyeux, et, malheureusement, l’histoire elle-même présente peu de cas capables d’exciter le sentiment national.

Hier, j’ai quitté ma classe et me suis rendu à la classe d’histoire, afin de connaître la cause du bruit qui arrivait de là. On narrait la bataille du champ de Koulikovo, tous étaient émus. — « Voilà une belle histoire ! » — « C’est bien ! » — « Comte Léon Nikolaïevitch, comme il a écrasé les Tatares ! » — « Laisse, c’est moi qui continuerai ! » — « Non, c’est moi ! » — « Le sang coulait comme un fleuve ! »

Presque tous pouvaient raconter très bien cet épisode et tous en étaient ravis. Mais s’il faut absolument satisfaire le sentiment national, que tirerons-nous alors de toute l’histoire de Russie ? 1612 et 1812, et c’est tout. Si l’on veut donner satisfaction au sentiment national, on ne peut étudier toute l’histoire. Je comprends qu’on profite de l’enseignement de l’histoire pour développer et satisfaire l’intérêt artistique, toujours propre aux enfants, mais ce ne sera pas l’histoire. Pour enseigner l’histoire, il faut d’abord développer chez l’enfant l’intérêt historique. Comment y parvenir ?

J’ai maintes fois entendu dire que pour enseigner l’histoire, il ne faut pas la commencer par le commencement, mais par la fin, c’est-à-dire non par l’histoire ancienne, mais par l’histoire contemporaine. Au fait, cette idée est tout à fait juste. Comment expliquer à un enfant les origines de l’État russe et l’y intéresser quand il ne sait pas ce que c’est que l’État russe, et, en général, un État ? Celui qui s’occupe des enfants doit savoir que chaque enfant russe est fermement convaincu que la Russie, cette Russie où il vit, embrasse le monde entier. L’enfant français ou allemand doit penser de même. Pourquoi remarque-t-on en Russie, chez tous les enfants, et même chez les adultes naïfs, l’étonnement de ce que les enfants allemands parlent l’allemand ?

Le plus souvent l’intérêt historique se montre après l’intérêt artistique. Les origines de la formation de Rome nous intéressent, parce que nous savons ce qu’était l’empire romain au temps de sa gloire ; de même, nous nous intéressons à l’enfance d’un grand homme. Le contraste de la puissance romaine avec la foule misérable des fugitifs, fait pour nous l’intérêt principal. Nous suivons le développement de Rome ayant en vue le tableau de son apogée. Nous nous intéressons à la formation du royaume de Moscou, parce que nous savons ce que c’est que l’empire russe. D’après mes observations et l’expérience, le premier germe de l’intérêt historique apparaît avec la connaissance de l’histoire contemporaine, parfois, grâce à la conscience d’y participer, grâce à l’intérêt politique, aux discussions, à la lecture des journaux. C’est pourquoi l’idée de commencer l’histoire par l’histoire contemporaine doit venir en tête à chaque maître qui réfléchit. Cet été même, j’ai fait ces expériences et les ai notées. En voici un exemple :

La première leçon d’histoire. — Mon intention était d’expliquer en quoi la Russie se distingue des autres pays, les frontières, les caractères de l’État, parler du règne actuel, dire quand et dans quelles circonstances l’empereur monta sur le trône.

Le maître. — Où vivons-nous ? Dans quel pays ?

Un élève. — À Iasnaïa-Poliana.

Un autre élève. — Dans les champs.

Le maître. — Non, pas ça. Dans quel pays se trouve Iasnaïa-Poliana et toute la province de Toula ?

Un élève. — La province de Toula est à dix-sept verstes de nous. Où elle se trouve ? La province, c’est la province[1].

Le maître. — Non, vous parlez du chef-lieu, mais la province, c’est tout autre chose. Eh bien, que me direz-vous de la terre que vous habitez ?

Un élève, qui a déjà étudié la géographie. — La terre est ronde comme une boule.

En les questionnant sur l’endroit où habitait auparavant un Allemand qu’ils connaissent, en disant que si l’on marche toujours droit devant soi, on arrive au point d’où l’on est parti, les élèves furent amenés à répondre qu’ils vivaient en Russie. Cependant, à la question : « Si l’on marche toujours devant soi, où arrive-t-on ? » quelques élèves répondirent, les uns : « On n’arrive nulle part ; » les autres : « On arrive au bout du monde. »

Le maître, répétant la réponse de l’élève. — Tu dis qu’on arrivera dans un autre pays. Quand donc finira la Russie et commenceront les autres pays ?

L’élève. — Quand nous rencontrerons des Allemands.

Le maître. — Eh bien ! Si à Toula tu rencontres un Allemand que tu connais, diras-tu que c’est le pays des Allemands ?

L’élève. — Non, ce sera quand on ne rencontrera que des Allemands.

Le maître. — Mais, en Russie aussi, il y a des provinces où il n’y a que des Allemands. Par exemple, Ivan Fomitch est de là, et cependant ces provinces, c’est la Russie. Pourquoi cela ? (Silence.) Parce qu’ils obéissent aux mêmes lois que les Russes.

L’élève. — Comment, à la même loi[2] ! Les Allemands ne vont pas à notre église et ne font pas le carême.

Le maître. — Ce n’est pas de cette loi qu’il s’agit ; ils obéissent au même roi.

Siemka, un élève sceptique. — C’est étrange ! Alors ils ont d’autres lois et obéissent au même roi !

Le maître sent la nécessité d’expliquer ce que c’est que la loi et il demande ce que signifie : « Obéir à la loi, être sous la même loi ? »

Une élève, fillette très indépendante qui parle vite et craintivement. — Subir la loi, ça signifie se marier[3].

Les élèves regardent interrogativement le maître. Celui-ci commence à expliquer que la loi, c’est par exemple, que si quelqu’un vole, ou tue, on le met en prison et on le punit.

Le sceptique Siemka. — Est-ce que cela n’existe pas chez les Allemands ?

Le maître. — La loi, c’est encore qu’il y a chez nous les gentilshommes, les paysans, les marchands, le clergé.

Le sceptique Siemka. — Est-ce que là-bas cela n’existe pas ?

Le maître. — Dans certains pays, cela existe ; dans d’autres, non. Chez nous, c’est le roi russe ; chez le peuple allemand, un autre roi, Allemand.

Cette réponse satisfait tous les élèves, même le sceptique Siemka.

Le maître, voyant la nécessité de passer à l’explication des classes, demande quelles classes les élèves connaissent. Ils se mettent à dire : « Les gentilshommes, les paysans, les prêtres, les soldats. » — « Et encore ? » demande un élève. — « Les domestiques, les bourgeois, les chaudronniers. » Le maître interroge sur la différence de ces classes.

Les élèves. — Les paysans labourent, les domestiques servent les maîtres, les marchands font le commerce, les soldats leur service, les chaudronniers font des samovars, les prêtres disent la messe, les gentilshommes ne font rien.

Le maître explique la différence effective des classes, mais il tâche en vain d’expliquer la nécessité des soldats quand on ne fait la guerre à personne, seulement en vue de garantir l’État des attaques, et les occupations des gentilshommes au service de l’État.

Le maître tente déjà d’expliquer la différence géographique entre la Russie et les autres États. Il dit que toute la terre est partagée en divers États, que les Russes, les Français, les Allemands, ont partagé toute la terre et se sont dit : « Jusqu’ici, c’est à moi ; jusque-là, c’est à toi, » de sorte que la Russie, comme les autres pays, a des frontières.

Le maître. — Comprenez-vous ce que c’est qu’une frontière ? Indiquez-moi une frontière ?

Un élève, un garçon intelligent. — Voilà, après la montée de Tourkine, c’est la frontière (il y a là une borne qui se trouve sur la route entre Toula et Iasnaïa-Poliana et qui marque le commencement du district de Toula).

Tous les élèves sont d’accord sur cette définition.

Le maître voit la nécessité de montrer la frontière sur quelque chose de connu. Il dessine le plan de deux chambres et montre la frontière qui les sépare. Il apporte le plan du village et les élèves eux-mêmes reconnaissent quelques frontières. Le maître explique, c’est-à-dire croit expliquer que la Russie a ses frontières comme Iasnaïa-Poliana a les siennes. Il se flatte de l’espoir que tous l’ont compris. Mais quand il demande comment on peut savoir la distance de nous à la frontière de la Russie, les élèves répondent sans la moindre hésitation que c’est très facile, qu’il faut seulement mesurer avec une archine de ce lieu-là jusqu’à la frontière.

Le maître. — De quel côté ?

Un élève. — Il faut aller tout droit à la frontière et écrire combien il y a d’archines.

De nouveau, le maître prend les dessins, les plans, les cartes : la nécessité de la conception de l’échelle se fait sentir. Le maître propose de dessiner le plan du village. On commence le dessin sur le tableau noir, mais tout le village n’y tient pas, parce que l’échelle est trop grande. Nous effaçons, et sur l’ardoise nous recommençons le dessin à une plus petite échelle. Peu à peu, échelle, plan, frontière, se dessinent. Le maître répète tout ce qui a été dit et demande ce que c’est que la Russie et où elle finit.

Un élève. — C’est la terre où nous vivons et où vivent les Allemands et les Tartares.

Un autre élève. — Le pays qui est soumis au tzar russe.

Le maître. — Où finit-elle ?

Une petite fille. — Où nous commençons à rencontrer les Allemands païens.

Le maître. — Les Allemands ne sont pas païens. Ils croient aussi au Christ. (Explications de religions et de confessions.)

Un élève, visiblement content de se rappeler. — En Russie il y a des lois : celui qui tuera sera mis en prison ; et encore en Russie il y a des gens de toutes sortes, le clergé, les soldats, les gentilshommes.

Siemka. — Qui donne à manger aux soldats ?

Le maître. — Le czar. C’est pourquoi on demande de l’argent à tout le monde, parce qu’ils font leur service pour tous.

Le maître explique encore ce que c’est que le Trésor, et les force de répéter ce qui a été dit des frontières.

La leçon dure deux heures. Le maître est persuadé que les enfants ont beaucoup retenu et il continue de la sorte aux leçons suivantes. Et ce n’est que plus tard qu’il s’aperçoit que tous ces procédés n’étaient pas sûrs et que tout ce qu’il a fait n’a pas de sens.

Malgré moi, je suis tombé dans l’éternelle faute de la méthode socratique qui dans l’Anschauungsunterricht atteint le dernier degré de la monstruosité. Dans ces leçons, je ne donnais aux élèves aucune idée nouvelle tout en m’imaginant que je le faisais, et c’était par mon influence morale seule que je forçais les élèves à répondre comme je voulais. Russie, russe sont restés pour nous les mêmes indices inconscients de quelque chose de vague ; loi est resté le même mot incompréhensible. Il y a six mois que j’ai fait ces expériences, et les premiers temps j’en étais extrêmement content et fier. Ceux à qui je les communiquais les déclaraient parfaites et intéressantes, mais après un répit de trois semaines pendant lesquelles je ne pus m’occuper à l’école, je me rendis compte que tout ce que j’avais fait auparavant n’était que peine perdue et erreur de ma part. Pas un élève ne pouvait me définir les frontières de la Russie, la loi, les frontières du district de Krapivensk, tout ce qu’ils avaient appris était oublié, mais, en même temps, ils savaient à leur manière. J’étais convaincu de mon erreur, je me demandais seulement si ma faute était dans la mauvaise méthode ou dans l’enseignement en lui-même : jusqu’à une certaine période du développement général, il n’est peut-être pas possible, sans journaux ni voyages, d’éveiller chez l’enfant l’intérêt historique et géographique ? Peut-être trouvera-t-on (je le cherche continuellement) le procédé qui permettra de le faire. Je sais une seule chose : c’est que ce procédé ne consistera pas à apprendre l’histoire et la géographie dans le livre qui, au lieu d’exciter l’intérêt, le tue.

J’ai encore expérimenté autrement l’enseignement de l’histoire en commençant par l’histoire contemporaine, et ces expériences ont réussi. J’ai raconté l’histoire de la guerre de Crimée, le règne de l’empereur Nicolas, l’histoire de 1812, tout cela dans le ton des contes de fées, pas d’une façon historique, exacte, mais en groupant les événements autour d’un seul personnage. Comme il fallait s’y attendre, la guerre contre Napoléon remporta le plus grand succès.

Cette classe est restée dans ma mémoire, je ne l’oublierai jamais. Depuis longtemps déjà nous avions promis aux enfants que nous leur raconterions l’histoire, moi en commençant par un bout, l’autre maître en commençant par l’autre bout, de façon à nous rencontrer.

Les élèves du soir s’étaient installés en divers endroits de la classe. Je suis venu à la classe d’histoire de Russie. On parlait de Sviatoslav. Les élèves s’ennuyaient. Les fillettes, leur fichu sur la tête, comme toujours, étaient assises côte à côte sur le banc le plus haut. L’une d’elles s’était endormie. Michka me poussa du coude : — « Regarde nos coucous, il y en a une qui dort. » Et en effet, elles avaient l’air de coucous. — « Raconte plutôt quelque chose en commençant par la fin », dit quelqu’un et tous se levèrent. Je m’assis et commençai à raconter. Comme toujours, les cris, les bousculades firent un vacarme de quelques minutes : les uns grimpaient sur la table, les autres se mettaient dessous, les autres sous les bancs, s’appuyant sur les coudes ou sur les genoux, puis tous se turent. Je commençai par Alexandre Ier, je leur parlai de la Révolution française, des succès de Napoléon qui s’empara du pouvoir, et de la guerre qui se termina par la paix de Tilsitt. Dès que j’en vins à la Russie, de tous côtés se manifesta l’expression d’un intérêt très vif. — « Hein ! Il nous prendra aussi ? » — « Non, Alexandre lui fera voir… », dit quelqu’un qui savait quelque chose sur Alexandre. Mais j’étais forcé de les désenchanter ; le moment n’était pas encore venu. Ils étaient très offensés qu’on eût voulu lui donner pour femme la sœur du tzar et qu’Alexandre lui eût parlé sur le pont comme à un égal : — « Attends ! » prononça Petka avec un grand geste menaçant. — « Eh bien ! raconte, raconte ! » Quand Alexandre refusa d’obéir, c’est-à-dire déclara la guerre à Napoléon, tous manifestèrent leur approbation. Quand Napoléon, menant après lui douze peuples, marche contre nous, soulevant les Allemands et la Pologne, tous halètent d’émotion.

Mon camarade, un Allemand, se trouvait là. — « Hein ! vous aussi contre nous ! » lui dit Petka (le meilleur conteur). — « Eh bien ! tais-toi donc », lui crièrent les autres. La retraite de nos troupes faisait souffrir nos auditeurs ; de tous côtés on demandait pourquoi, et ils insultaient Koutouzov et Barclay. — « Pas fameux ton Koutouzov ! » — « Attends ! » — « Quoi ? Est-ce qu’il s’est rendu ? »

Quand j’arrivai à la bataille de Borodino et qu’à la fin, je fus forcé d’avouer que nous n’avions pas vaincu, ils parurent navrés. Évidemment, je leur portais à tous un coup terrible. — « Tout de même si nous n’avons pas été vainqueurs, eux non plus ne l’ont pas été. » Quand Napoléon, arrivé à Moscou, attend les clefs et les hommages, un bruit s’élève sur la nécessité de la résistance. L’incendie de Moscou était naturellement approuvé. Enfin le triomphe arriva : la retraite. — « Quand il sortit de Moscou, Koutouzov le poursuivit et commença à le battre », dis-je. — « À le rosser », me corrigea Fedka qui, tout rouge, était assis en face de moi et, d’émotion, tortillait ses doigts menus et noirs : c’est son habitude. Aussitôt toute la classe éclata d’un enthousiasme fébrile. Derrière, quelqu’un poussa un petit gamin et personne n’y fit attention. — « Ah ! ça c’est mieux !» — « En voilà des clefs ! » etc. Et je continuai à raconter comment nous avions chassé les Français. Les élèves avaient à peine entendu que quelqu’un était arrivé en retard sur la Bérésina et avait laissé échapper les Français que Petka s’écriait : — « Je le fusillerais ! Pourquoi était-il en retard ! » Ensuite nous nous sommes apitoyés un peu sur les Français gelés, puis nous avons franchi la frontière, et les Allemands qui étaient contre nous sont devenus nos alliés. Quelqu’un se souvint de l’Allemand qui était dans la classe. — « Ah ! vous êtes comme ça ! Quand nous sommes faibles vous êtes contre nous et quand nous sommes forts vous êtes avec nous ! » Et, tout d’un coup, tous se levèrent et se mirent à conspuer l’Allemand si fort qu’on l’entendait de la rue. Quand ils s’apaisèrent, je continuai à narrer comment nous avions accompagné Napoléon jusqu’à Paris et y avions replacé le vrai roi ; quel triomphe, quelles fêtes nous eûmes, et, seul, le souvenir de la guerre de Crimée gâta toute l’affaire.

— « Attends ! Je serai grand et je leur montrerai… » Si, en ce moment, la redoute de Schévardine ou le mamelon de Malakhov eût été devant nous, nous l’eussions repris.

Il était tard quand je terminai. D’habitude les enfants dorment déjà ; personne ne dormait, les coucous mêmes avaient des yeux brillants. Dès que je me levai, à mon grand étonnement, de dessous ma chaise sortit Taraska ; à la fois animé et sérieux il me regarda. — « Comment te trouves-tu ici ?» — « Il y était depuis le commencement », dit quelqu’un. Il n’était point nécessaire de demander s’il avait compris. On le voyait à son visage. — « Eh bien, veux-tu répéter ? » demandai-je. — « Moi ! Je raconterai tout ! » — « Je raconterai tout à la maison. » — « Et moi aussi. » — « Vous ne continuerez plus ? » — « Non. » Et tous coururent dans l’escalier, tantôt se promettant de « faire voir » aux Français, tantôt blâmant l’Allemand, tantôt répétant comment Koutouzov l’avait rossé.

— « Sie haben ganz russisch erzählt (Vous avez raconté en vrai Russe), me dit le soir l’Allemand qu’on avait conspué ; si vous entendiez comment l’on raconte cela chez nous. Vous n’avez rien dit de la lutte des Allemands pour la liberté. Sie haben nichts gesagt von den deutschen Freiheitskämpfen ».

J’étais d’accord avec lui que mon récit n’était pas de l’histoire mais un conte flattant le sentiment national.

Ainsi cette tentative, comme enseignement de l’ histoire, était encore moins heureuse que les précédentes.

Pour l’enseignement de la géographie, j’ai fait la même chose. Avant tout j’ai commencé par la géographie physique. Je me rappelle la première leçon. À peine commencée, je l’interrompis. Il m’arrivait ce que je ne soupçonnais pas : que j’ignorais ce que je voulais enseigner à des enfants de dix ans. Je pouvais encore expliquer le phénomène du jour et de la nuit, mais je m’embrouillai dans l’explication des saisons. Honteux de mon ignorance, je répétai l’explication et interrogeai ensuite plusieurs de mes connaissances, des gens instruits, et personne, sauf ceux sortis récemment des écoles, ne savait bien l’expliquer sans le globe. Je demande à tous les lecteurs de contrôler cette observation : j’affirme que sur cent personnes une seule le sait, bien qu’on l’enseigne à tous les enfants. L’ayant bien répété, je me mis de nouveau à chercher l’explication, et, à l’aide d’une bougie et d’un globe, j’en fis une qui me parut excellente. Les élèves m’écoutaient avec beaucoup d’attention et d’intérêt. (Ils étaient surtout curieux de savoir quelque chose à quoi ne croiraient pas leurs parents, afin de se vanter de leur science.)

À la fin de mon explication des saisons, le sceptique Siemka, le plus intelligent de tous, m’arrêta par la question : — « Comment se fait-il donc que la Terre tourne et que notre isba reste toujours à la même place ? Elle aussi devrait changer de place. » Je vis alors que mon explication était restée à mille lieues du plus intelligent, qu’avaient donc dû comprendre ceux qui l’étaient moins ?

Je retournai à mon explication ; j’expliquai, dessinai, je donnai toutes les preuves de la sphéricité de la terre : le voyage autour du monde, le mât du vaisseau qu’on aperçoit avant le pont, et, consolé par l’idée que tous avaient compris, je leur fis rédiger la leçon. Tous écrivirent : « La Terre est ronde, c’est la première preuve…, l’autre preuve. La troisième preuve… » Ils l’avaient oubliée et m’ont questionné. On voyait que le mot preuve était pour eux l’essentiel. Ce n’est pas une fois, mais dix fois, mais cent fois que je suis revenu à ces explications, et toujours sans succès. À l’examen, tous les élèves répondent, et encore maintenant ils répondent d’une façon satisfaisante, mais je sens qu’ils ne comprennent pas et me font souvenir que, moi aussi, je n’ai pas bien compris jusqu’à trente ans. Comme moi, quand j’étais enfant, eux aussi croient, sur ma parole, que la terre est ronde et n’y comprennent rien. Pour moi, c’était cependant plus facile à comprendre quand, dans ma tendre enfance, ma vieille bonne m’expliquait qu’au bout du monde le ciel rencontre la terre, que là-bas, au bout de la terre, les femmes lavent le linge dans la mer et posent leur battoir sur le ciel. Mes élèves sont depuis longtemps pénétrés d’idées absolument contraires à celles que je voudrais leur transmettre. Il faudra encore bien du temps pour détruire les idées qu’ils ont et faire qu’ils s’imaginent la Terre isolée dans l’espace. Les lois de la physique et de la mécanique sont les premières qui détruisent la tradition. Chez nous, comme partout, on commence la géographie avant la physique.

Dans l’enseignement de la géographie, comme de toute autre science, l’erreur la plus commune, la plus grossière et la plus malsaine, c’est la hâte. Nous paraissons si ravis de savoir que la Terre est ronde et tourne autour du Soleil que nous nous hâtons de l’apprendre au plus vite à l’élève. Et ce qui est précieux ce n’est pas de savoir que la Terre est ronde mais de savoir comment naît cette conviction. Très souvent l’on raconte aux enfants que le Soleil est à tant et tant de lieues de la Terre et ils n’en paraissent pas étonnés, cela ne les intéresse nullement. Ce qui les intéresse, c’est de savoir comment on est arrivé à cela. Qui veut parler de la distance du Soleil fera mieux d’expliquer les parallaxes, c’est très possible. Je ne me suis arrêté si longtemps à la sphéricité de la Terre que parce que ces remarques s’appliquent à toute la géographie. Parmi des milliers d’hommes instruits, excepté les maîtres et les élèves, un seul peut-être connaît l’explication des saisons et sait où se trouve la Guadeloupe. Parmi des milliers d’enfants, pas un seul ne s’assimile complètement les explications de la sphéricité de la Terre et pas un seul ne croit en l’existence réelle de la Guadeloupe, et l’on continue à parler aux enfants de l’une et de l’autre.

Après la géographie physique, j’ai abordé l’étude des parties du monde en caractérisant chacune d’elles. Je n’en ai rien tiré, sauf des cris et, à chaque question, des interruptions naturelles : l’Asie ! l’Afrique ! l’Australie ! Et quand on demande tout à coup dans quelle partie du monde se trouve la France (une minute auparavant, j’ai expliqué que l’Angleterre et la France se trouvent en Europe), quelqu’un crie que la France se trouve en Afrique. La question : pourquoi ? se lit dans chaque regard éteint, dans chaque son de voix, quand on commence la géographie ; et il n’y a aucune réponse à cette triste question : pourquoi ? Comme pour l’histoire, l’idée ordinaire se fit jour : commencer la géographie par ce qui est le plus proche : par la salle de classe, par le village. J’ai vu ces expériences en Allemagne, et moi-même, découragé par l’insuccès de l’enseignement ordinaire de la géographie, je me suis mis à décrire la chambre d’une maison du village. Des exercices comme le dessin du plan ne sont pas inutiles. Mais il n’est pas intéressant d’apprendre quel pays se trouve derrière notre village, parce que tous savent très bien que c’est Télatinkï, et il n’est pas intéressant de savoir ce qu’il y a après Télatinkï parce qu’il y a probablement un village comme Télatinkï, et des champs qui ne sont point intéressants. J’ai essayé de leur donner des repères géographiques, comme, par exemple, Moscou, Kiev, mais tout cela restait dans leur tête sans aucun lien, et ils étaient obligés d’apprendre par cœur. J’essayai de dessiner des cartes géographiques, et cela, en effet, les intéressait et secondait leur mémoire. Mais, de nouveau, la question parut : Pourquoi aider leur mémoire ? Je me mis aussi à leur parler des pays polaires et équatoriaux ; ils écoutaient avec plaisir et pouvaient répéter ; mais de ces récits, ils se rappelaient tout, sauf ce qui avait trait à la géographie ; et le principal, c’est que le dessin du plan du village n’était que du dessin et non de la géographie. Les dessins des cartes et des plans, ce n’était pas de la géographie, pas plus que les récits sur les animaux, les forêts, les plaines, les villages. C’étaient des contes, et non de la géographie ; la géographie, c’était seulement ce qu’ils apprenaient pas cœur. De tous les nouveaux manuels — Groubé, Bernatzkï — aucun n’était intéressant. Un petit livre oublié de tous, semblable à la géographie, se lisait mieux que les autres et, selon moi, c’est le meilleur spécimen de ce qui peut se faire pour préparer les enfants à l’étude de la géographie, pour exciter leur intérêt, c’est Parléë, traduction russe de 1837. Ce livre sert plutôt de fil conducteur pour le maître qui, d’après lui, raconte ce qu’il sait sur chaque pays et sur chaque ville. Les enfants répètent, mais il est rare qu’ils retiennent un nom quelconque d’un endroit qui se rapporte à l’événement décrit. Ce sont, pour la plupart, les faits seuls qui restent. Cependant, dans les derniers temps, malgré tout l’art avec lequel ce livre masquait l’étude par cœur de noms inutiles, malgré toute la prudence avec laquelle nous nous en servions, les enfants flairèrent qu’on les alléchait seulement par des petites histoires, et ils se dégoûtèrent définitivement de cette étude.

J’en suis venu à cette conclusion, que non seulement il n’est pas nécessaire de connaître l’ennuyeuse histoire russe, mais que Cyrus, Alexandre de Macédoine, César, Luther aussi sont inutiles pour le développement de n’importe quel enfant. Tous les personnages et les événements sont intéressants pour l’élève, non par leur importance dans l’histoire, mais par l’art qui enveloppe leur activité, par la légende artistique créée par l’historien et, pour la plupart, par la tradition populaire.

L’histoire de Romulus et de Rémus est intéressante, non parce que ces frères fondèrent l’État le plus puissant au monde, mais parce que la légende de la louve nourricière est très amusante, très intéressante et très belle. L’histoire des Gracques est intéressante parce qu’elle est absolument la même que celle de Grégoire VII et de l’empereur humilié, et qu’il y a une possibilité d’intéresser les élèves avec cette histoire. Mais l’histoire de la migration des peuples sera ennuyeuse, parce que le sujet n’en est pas artistique, de même que l’histoire de l’invention de l’imprimerie, malgré tous les soins apportés pour apprendre à l’élève que c’est une date historique et que Gutemberg était un grand homme. Racontez bien comment on a inventé les allumettes et l’élève n’admettra jamais que l’inventeur des allumettes soit inférieur à Gutemberg. En un mot, pour un enfant, en général, pour un élève qui n’a pas encore commencé de vivre, sans parler déjà de l’intérêt humain, l’intérêt historique n’existe pas : il n’y a que l’intérêt artistique. On dit qu’avec des matériaux plus détaillés, mieux élaborés, le récit artistique de toutes les périodes historiques sera possible. Je ne le crois pas. On ne peut donner aux enfants Macaulay et Thiers, Tacite et Xénophon. Pour faire l’histoire populaire, ce n’est pas un intérêt artistique qui est nécessaire, mais il faut personnifier les événements historiques, comme le fait parfois la tradition, parfois la vie elle même, parfois les grands penseurs et les artistes. L’histoire ne plaît aux enfants que quand un sujet est artistique. L’intérêt historique n’existe pas et ne peut exister pour eux ; donc, il ne peut être d’histoire pour les enfants. L’histoire sert de matériel au développement artistique, mais tant que l’intérêt historique n’est pas développé, l’histoire ne peut exister. Bertet, Kaïdanov, restent les seuls manuels. Elle est vieille, cette anecdote, que l’histoire des Mèdes est obscure et fabuleuse. On ne peut rien tirer de plus de l’histoire, pour les enfants qui ne comprennent pas l’intérêt historique. Les tentatives faites pour rendre l’histoire et la géographie artistiques et intéressantes, les récits biographiques de Groubé, de Bernadzki, ne satisfont ni l’exigence artistique, ni l’exigence historique, ni la logique du récit, ni l’intérêt historique, et, en même temps, avec les détails, ils atteignent des dimensions impossibles.

Il en va de même avec la géographie.

Quand on voulut convaincre Metrofanouchka d’apprendre la géographie, sa mère lui dit : « Pourquoi étudier tous les pays ? Le cocher t’emmènera où il faudra. » On n’a jamais rien dit de plus fort contre la géographie, et tous les savants du monde ne peuvent rien objecter à des arguments aussi indiscutables. Je parle tout à fait sérieusement. Pourquoi ai-je besoin de connaître où se trouve un fleuve ou la ville de Barcelone, quand, arrivé à l’âge de trente-trois ans, je n’ai pas eu besoin une seule fois de cette connaissance ? Et je suppose que pour développer mes forces spirituelles, la description la plus pittoresque de Barcelone et de ses habitants n’est pas nécessaire. Pourquoi Siomka et Fedka ont-ils besoin de savoir des détails sur le canal de Marie et les communications par eau, alors qu’il est peu probable qu’ils y aillent jamais ? Et si Siomka avait besoin d’y aller, qu’il ait appris ou non, il connaîtrait, en pratique, cette communication par eau. Comment peut-on développer ses forces spirituelles en lui apprenant que le chanvre est expédié au sud, sur le Volga, et le goudron au nord : qu’il y a un port appelé Doubovka ; que telles et telles couches souterraines vont jusqu’à tel endroit ; que les Samoyèdes utilisent les cerfs pour les communications, etc. ? Je ne puis m’imaginer cela. Je possède une foule de connaissances en sciences mathématiques et naturelles, en langue et poésie que je n’ai pas le temps de transmettre. Une foule de questions sur les phénomènes environnants de la vie me sont posées par un élève ; il y exige une réponse ; il faut lui répondre avant de dessiner les glaces polaires, les pays tropicaux, les montagnes d’Australie, les fleuves d’Amérique. Dans tout l’enseignement de l’histoire et de la géographie, l’expérience a le même résultat et confirme nos idées : partout l’enseignement de la géographie et de l’histoire est mauvais. En vue des examens, on apprend par cœur les noms des montagnes, des villes, des fleuves, des rois, des empereurs ; les seuls manuels possibles restent ceux d’Arséniev et d’Obodovsky, Kaïdanov, Smaragdov et Bertet et partout on se plaint de l’enseignement de ces sciences, on cherche quelque chose de nouveau, et l’on ne trouve pas. Il est curieux que tous reconnaissent que l’ enseignement de la géographie est incompatible avec l’esprit des élèves. Et à cause de cela, on invente des milliers de moyens plus ou moins spirituels (la méthode de Sidov, par exemple) pour forcer les enfants à se rappeler les noms. Et cette idée simple, que la géographie n’est nullement nécessaire, qu’il n’est point besoin de savoir ces noms, ne vient en tête à personne. Tout ce qu’on a tenté pour unir la géographie à la géologie, à la zoologie, à la botanique, à l’ethnographie, et à je ne sais quoi encore ; pour unir l’histoire aux biographies, tout cela reste des rêves stériles qui font surgir de nouveaux livres (comme celui de Groubé), lesquels ne sont bons, ni pour les enfants, ni pour les adolescents, ni pour les maîtres, ni pour le public en général. En effet, si les auteurs de pareils manuels, soi-disant nouveaux, de géographie et d’histoire, pensaient à ce qu’ils veulent et essayaient eux-mêmes d’appliquer ces livres à l’enseignement, ils se rendraient compte de l’impossibilité de ce qu’ils entreprennent.

Premièrement, la géographie unie aux sciences naturelles et à l’ethnographie formerait la science la plus vaste, telle qu’une vie humaine ne suffirait pas à embrasser, et une science encore moins appropriée aux enfants et plus sèche que la géographie seule.

Deuxièmement, pour composer un manuel pareil, mille années suffiraient à peine à rassembler les matériaux nécessaires. En enseignant la géographie, dans le district Krapivensky, je me crois forcé de donner aux élèves des renseignements détaillés sur la flore, la faune et sur la constitution géologique du sol au pôle nord, des détails sur les habitants et le commerce du royaume de Bavière, parce que j’aurais les matériaux suffisants pour donner tous ces renseignements, tandis que, faute de matériaux, je ne pourrais presque rien dire des districts de Biélevsk et d’Efrémovsk. Les enfants et avec eux le bon sens exigent de moi une certaine harmonie, une certaine régularité dans l’enseignement. Il ne reste qu’une chose, apprendre par cœur, d’après la géographie d’Obodovsky, ou ne pas apprendre du tout. De même que pour enseigner l’histoire il faut éveiller l’intérêt historique, de même l’intérêt géographique doit entrer en jeu pour l’étude de la géographie. Et l’intérêt géographique, d’après mes observations et mon expérience, n’est provoqué que par la connaissance des sciences naturelles ou par les voyages et, principalement, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, par les voyages. De même que la lecture des journaux, de la géographie et l’intérêt pris à la vie politique de la patrie sont nécessaires à l’étude de l’histoire, les voyages, dans la plupart des cas, sont le premier pas dans l’étude de la géographie. L’un et l’autre sont devenus, en notre temps, très accessibles à chacun et c’est pourquoi nous devons d’autant moins avoir peur de renoncer à la vieille superstition de l’enseignement de l’histoire et de la géographie. La vie elle-même, sous ce rapport, en notre temps, est si instructive que si, en effet, les connaissances géographiques et historiques étaient, comme il nous semble, si nécessaires pour le développement général, la vie comblerait toujours ces lacunes.

Et vraiment, si l’on renonce à la vieille superstition, il n’est point terrible de penser que des hommes grandiront, qui n’auront point appris dans leur enfance, qu’il y avait autrefois un Iaroslav, un Othon, et qu’il y a l’Estramadure, etc. On a bien cessé d’apprendre l’astrologie, la rhétorique, la poétique, on cesse d’étudier le latin, et l’humanité n’en devient pas plus sotte. De nouvelles sciences naissent, les sciences naturelles commencent à se vulgariser, il faut que les vieilles sciences, pas les sciences, mais les feuilles des sciences tombent, parce qu’avec la poussée de nouvelles sciences elles deviennent caduques.

C’est tout autre chose d’éveiller chez l’élève l’intérêt de savoir comment l’humanité vit, a vécu, s’est formée et développée, dans les divers États, de le rendre curieux de connaître ces lois par lesquelles l’humanité progresse éternellement, de l’intéresser à la compréhension des lois des phénomènes de la nature par tout le globe et de la distribution du genre humain sur la terre. Il peut être utile d’exciter un intérêt de cette sorte, mais ce ne sont ni les Ségur, ni les Thiers, ni les Obodovsky, ni les Groubé qui mènent à ce but. Pour l’atteindre, je ne connais que deux éléments : le sentiment artistique — la poésie, et le patriotisme. Pour développer l’un et l’autre il n’y a pas encore de manuels et tant qu’il n’y en aura pas, il ne faut pas chercher à dépenser en vain le temps et les forces de la jeune génération, en l’obligeant à apprendre l’histoire et la géographie, seulement parce qu’on nous les a enseignées. Jusqu’à l’Université, non seulement je ne vois pas la nécessité d’enseigner l’histoire et la géographie, mais je trouve cet enseignement très préjudiciable. Ce qu’il faut faire après, je l’ignore.

  1. L’obscurité de cette réponse est due à ce que le mot « province » en russe, signifie en même temps une certaine partie de territoire et le chef-lieu de cette partie de territoire. N. d. T.
  2. Le mot « loi » est aussi employé dans la langue populaire pour désigner la religion. N. d. T.
  3. L’expression populaire : « subir les lois religieuses » équivaut à « se marier ». N. d. T.