Les Bastonnais/04/18

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 267-269).

XVIII
quintette final.

Huit ans s’étaient écoulés. On était dans l’été de 1784. La grande guerre de la Révolution était terminée et la paix avait été signée. Cary Singleton ayant déposé les armes, entreprit de voyager pour se reposer et se remettre de ses fatigues. Sa première visite fut au Canada ; en compagnie de sa femme et de M. Belmont, qui désirait retourner à Québec pour y passer ses vieux jours. Ayant accompagné Pauline au Maryland aussitôt après son rétablissement, — qui avait été très lent, — il avait mené là-bas une tranquille existence ; mais il commençait désormais à sentir le poids de la vieillesse et comme il n’avait plus la moindre inquiétude sur la sécurité de Cary, la nostalgie s’était emparée de lui. Il n’est pas besoin de dire que le voyage fut des plus agréables. On visita tous les lieux habités ou parcourus autrefois ; on revit toutes les anciennes connaissances que la mort avait épargnées ; mais la plus grande attraction pour Cary et Pauline était Zulma et Roderick. Qu’étaient-ils devenus ? Celui-ci était resté à l’armée pendant un an après la délivrance de Québec. Portant partout au fond du cœur son désappointement et son chagrin, il prit part à l’expédition de Burgoyne et partagea le sort de ce général, à Saratoga ; mais comme Morgan assistait à cette bataille, où il causa la mort du brave général anglais Fraser, et que Cary était avec lui, Roderick reçut de ce dernier le même traitement qu’il lui avait procuré après le combat du Sault-au-Matelot. Tandis que tous les soldats de Burgoyne étaient retenus prisonniers dans l’intérieur du pays, Hardinge obtint sa libération par l’influence de Singleton auprès de Morgan ; il retourna dans sa patrie et renonça pour toujours à la carrière militaire. Il se retira d’abord à la campagne, dans son domaine ; mais la solitude lui devint pénible et il alla fixer sa résidence dans la vieille capitale. L’une des premières personnes qu’il y rencontra fut Zulma, à peine de retour de Paris, où elle avait passé une couple d’années. C’était maintenant une tout autre femme ; son animation, sa vivacité s’était calmée et elle portait aussi bravement qu’elle le pouvait le fardeau de son isolement. Mais sa merveilleuse beauté n’avait pas diminué ; elle s’était plutôt épanouie comme une fleur à l’apogée de sa floraison. Comme Roderick, elle était seule au monde, son père étant mort un an après le siège de Québec. Il était tout naturel que ces deux anciennes connaissances se rapprochassent peu à peu et personne ne sera surpris d’apprendre, qu’après une complète explication mutuelle, et beaucoup de délibération, ils unirent leurs existences. Personne ne sera non plus étonné que leur union ait été heureuse et ait produit de solides fruits de bonheur. Ils le méritaient bien et leur grand sacrifice fut littéralement récompensé au centuple.

Parfois, quand il était d’humeur plus enjouée que de coutume, Roderick disait :

— Vous vous rappelez, ma chère, que je vous ai prédit un jour que je prendrais ma jolie rebelle. Je l’ai capturée enfin.

Et il riait à gorge déployée. Zulma souriait alors faiblement, comme si le souvenir n’avait pas perdu toute son amertume, mais elle retournait à son mari ses caresses avec effusion.

Nous ne nous arrêterons pas à décrire la réunion des quatre amis, après tant d’années. Notre histoire approche de sa fin et nous n’avons d’espace que pour un dernier incident.

Un beau jour, dans l’après-midi, ils se trouvèrent tous réunis au pied de la chute de Montmorency, autour de l’humble tombe de Batoche : un petit tertre couvert de gazon, à la tête duquel s’élevait une croix noire. En leur compagnie apparaissait le pittoresque costume d’une religieuse ursuline : c’était la petite Blanche, que Zulma avait placée au couvent après la mort de son père et qui avait consacré son existence à Dieu. Grâce à une dispense spéciale d’une règle très sévère, il lui avait été permis d’accompagner les amis de son enfance à la tombe de son grand-père. Zulma et Pauline plantèrent des fleurs et Blanche s’agenouilla en sanglotant et en priant. Tous, même les deux hommes énergiques, versèrent des larmes à la vue d’une scène qui leur rappelait tant de souvenirs.

Pauvre Batoche ! Qu’y avait-il donc, dans la musique de la chute, qui paraissait répondre à ce tribut de ses amis ?

 

Au cours de ma première visite au Canada, il y a quelques années, je rencontrai sur le bateau du Saguenay une jeune dame dont la beauté et la distinction firent sur moi une heureuse impression. Je demandai qui elle était. Un vieux monsieur m’apprit que son nom était Hardinge, et en retraçant sa généalogie, suivant l’habitude favorite des vieillards, il démontra à l’évidence que ses deux grand’mères étaient les héroïnes et ses deux grand-pères, les héros de cette histoire. Un fils de Roderick et de Zulma avait épousé une fille de Cary et de Pauline et cette jeune femme était le fruit de leur union. Ainsi, enfin, le sang de tous nos amoureux s’était réuni dans les veines d’une même personne.

FIN.