Les Bastonnais/04/17

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 262-267).

XVII
consummatum est.

La fuite des Continentaux causa la plus profonde émotion non-seulement à Québec, mais dans tous les environs. Ils avaient occupé le sol si longtemps, que leur départ soudain créa un grand vide. Ceux qui leur étaient opposés éclatèrent en acclamations, tandis que le grand nombre de ceux qui sympathisaient avec eux étaient plongés dans la plus grande consternation.

Les mauvaises nouvelles voyagent vite. Longtemps avant le coucher du soleil de ce même jour, l’événement fut connu à Valcartier. La nouvelle tomba comme la foudre sur le petit cottage occupé par M. Belmont. Il eût été inutile à Zulma d’essayer de maîtriser ses sentiments. Elle se précipita dans le jardin où elle s’abandonna à sa douleur. Elle n’avait pas prévu cette catastrophe et n’avait jamais cru qu’une telle issue de la campagne fût possible. Et maintenant, il était parti, entraîné dans une fuite précipitée, sans une ligne d’avis, sans un mot d’adieu. Après ce qui était arrivé les jours précédents, une seule entrevue finale lui aurait aidé puissamment à mettre le sceau à sa résignation et à la réconcilier avec son sort. Cette consolation même lui était refusée.

Inutile de dire que le chagrin de M. Belmont fut aussi profond. Nous connaissons les nombreuses raisons personnelles et politiques, concernant ses concitoyens, sa fille et lui-même, qui lui faisaient désirer le succès de la cause américaine. Ce fut en vain qu’il essaya de cacher son émotion, en présence de Pauline. Elle comprit immédiatement que quelque événement extraordinaire venait d’arriver. L’attitude de Cary, à sa dernière visite, avait été assez étrange pour laisser l’impression qu’il était sous le coup de quelque calamité imminente. Le soir précédent, en lui disant au revoir, ses manières étaient brusques, étranges, presque farouches. Il était tendre et pourtant rude. Si elle ne l’avait pas su sous le coup d’un terrible chagrin, elle aurait pu craindre qu’il ne se laissât aller à la colère. Il protesta de son éternelle gratitude. Il exprima son amour en paroles brûlantes. Il fut beau, dans la grandeur de ses sentiments et pourtant il y avait en tout cela quelque chose d’indéfini qui rendit son départ particulièrement pénible à Pauline et lui causa une fâcheuse impression.

Ses dernières paroles furent :

« Si vous ne voulez-pas consentir à vivre, Pauline, il ne me reste qu’une chose à faire. Vous comprenez ?

Elle l’avait parfaitement compris. Ces mots avaient continuellement retenti à ses oreilles depuis lors, et maintenant, à l’aspect de son père, elle soupçonna tout à coup que ces sinistres paroles avaient peut-être reçu leur accomplissement. Cary était-il tué ? Avait-il cherché la mort dans la bataille ? Le doute ne pouvait souffrir aucun délai et, rassemblant toutes ses forces, elle interrogea brusquement M. Belmont.

— Non, pas mort, mon enfant, mais…

— Mais quoi, père ? Je vous en prie, dites-moi tout.

— Ils sont partis ! Le siège est levé. C’était imprévu et cela s’est fait avec la plus grande précipitation.

— Et lui !…… parti aussi ?

— Hélas ! ma chérie.

— Autant vaudrait qu’il fût mort !…

Et poussant un cri perçant, Pauline retomba sur son oreiller, évanouie.

Le cri fut entendu par Zulma, qui était dans le jardin et elle se précipita dans la chambre. Le visage de la malade était si terriblement altéré que Zulma fut saisie d’horreur. Pauline avait absolument l’aspect d’un cadavre. On ne pouvait entendre aucune respiration et son pouls avait apparemment cessé de battre. On lui fit respirer des sels et l’on prit tous les moyens de lui faire reprendre ses sens, mais sans résultats. Zulma et M. Belmont n’échangèrent pas un seul mot, mais tous deux crurent que c’était la fin. Avec le coucher du soleil et les ténèbres de la nuit, un terrible silence tomba sur la maison et dans ce calme lugubre, on semblait entendre vaguement le bruissement d’ailes de l’ange de la mort. Bientôt la tempête s’éleva, accompagnement digne d’une pareille scène. Les éclairs illuminaient le firmament et les grondements du tonnerre remplissaient d’horreur la nature. Une bourrasque balaya le pays remplissant l’air de cris lugubres, tandis que la pluie tombait par torrents. Durant de longues heures, Zulma resta agenouillée à côté du corps inanimé de sa compagne. M. Belmont était assis à la tête du lit, avec la rigidité d’un cadavre. Sans le secours de Celui dont l’œil toujours vigilant était fixé sur cette maison frappée par le malheur, qui sait quelle scène affreuse aurait éclairée le soleil du matin ?

Au milieu de l’orage, on entendit tout à coup le galop d’un cheval, puis presque aussitôt, du bruit à la porte. Zulma se tourna vers M. Belmont avec un doux sourire, tandis que celui-ci se réveillait de sa stupeur avec tous les signes de la terreur.

— Ciel ! nos ennemis sont-ils déjà sur nous ? s’écria-t-il en se levant en sursaut.

— Ne craignez rien, dit Zulma en se levant aussi : Ce sont nos amis.

Elle alla ouvrir la porte et Cary Singleton entra, accompagné de Batoche. Tous deux étaient couverts de boue et leurs traits hagards témoignaient de leur trouble. Un coup d’œil leur suffit pour leur révéler la situation. Le jeune officier, après avoir pressé la main de Zulma et celle de M. Belmont resta quelques instants debout, les yeux fixés sur Pauline évanouie. Le vieillard en fit autant, à quelque distance en arrière. Bientôt, ce dernier toucha légèrement l’épaule de l’officier, qui se retourna. Les quatre amis tinrent alors pendant quelques minutes et à voix basse une consultation. Cary et Zulma, — cette dernière surtout, — parlant avec animation et résolution. On en arriva bien vite à une conclusion, car M. Belmont quitta précipitamment la chambre. Durant sa courte absence, tandis que les deux hommes reprenaient leur attitude d’observation près de la malade, Zulma porta une petite table près du chevet, la couvrit d’un linge blanc, y plaça deux chandeliers portant des cierges allumés et un petit vase rempli d’eau bénite dans lequel plongeait un léger rameau de cèdre. Elle fit tous ces préparatifs tranquillement, méthodiquement et avec adresse, comme s’il se fût agi d’une besogne ordinaire du ménage. Pas un instant elle ne leva les yeux de dessus son ouvrage, mais, grâce à l’augmentation de lumière dans la chambre, on aurait pu remarquer sur chacune de ses joues un point d’un rouge-feu. Cary, tout absorbé qu’il était dans ses méditations, ne put s’empêcher de jeter un regard sur elle, tandis qu’elle circulait ainsi, tandis que Batoche, sans toutefois lever la tête, ne perdait pas de vue un seul de ses mouvements. Qui peut dire ce qui se passa dans le cœur de ces trois personnes, ou combien de leur existence ils vécurent durant ces quelques instants ?

À peine Zulma avait-elle terminé ses préparatifs, que M. Belmont revint accompagné du curé de Valcartier, vénérable prêtre, dont le sourire, tandis qu’il saluait tous les membres du groupe et parcourait des yeux la chambre, était une vraie bénédiction. Son influence dut s’étendre même à la pauvre malade évanouie, car lorsqu’il s’approcha d’elle et l’aspergea de l’hysope en prononçant à voix basse une prière, elle ouvrit lentement les yeux et le regarda fixement pendant quelques instants ; puis tournant le regard vers les cierges allumés et le linge blanc, elle sourit et dit :

— C’est l’extrême-onction, Monsieur le curé, je vous remercie.

Le vieux prêtre avec cette parfaite connaissance du monde et du cœur humain que lui avait donnée sa longue carrière pastorale, s’approcha davantage et en quelques paroles sérieuses, expliqua toute la situation à la jeune fille, il se retira alors un peu à l’écart, révélant la présence de Cary. Les deux amants tombèrent dans les bras l’un de l’autre et restèrent ainsi cœur contre cœur pendant quelques instants. Pauline appela ensuite Zulma, qui était à genoux, au pied du lit et dans l’ombre. L’entrevue fut courte, mais passionnée. Finalement, un mot de Zulma eut un effet magique et tous trois se tournèrent vers les assistants, souriant à travers leurs larmes.

La cérémonie fut brève. Là, en présence de ces quelques spectateurs, à cette heure solennelle, les mains furent jointes, la bénédiction fut prononcée et Cary et Pauline furent unis en mariage. Le prêtre ouvrit ensuite le registre de la paroisse et les mariés ainsi que les témoins y apposèrent leur signature. Zulma écrivit la sienne d’une écriture large et ferme ; mais une larme qu’elle ne put retenir tomba sur le nom en faisant tache.

— Reposez-vous maintenant, mon enfant, dit le prêtre, en prenant congé.

Pauline, épuisée par la fatigue et l’émotion, retomba aussitôt dans le sommeil, mais toute trace de douleur avait disparu et sa respiration régulière montra qu’elle jouissait d’un repos normal. Alors Batoche, s’approchant de Cary lui montra silencieusement l’horloge.

— Hélas ! oui, dit celui-ci en se tournant vers M. Belmont et Zulma ; il est maintenant minuit et le dernier acte de ce drame doit se jouer. Notre camp est à trente milles d’ici et la nuit est terrible. Je suis venu ici accomplir un devoir, il me faut maintenant retourner là-bas en accomplir un autre. Il est heureux qu’elle dorme. Vous lui direz tout à son réveil.

Il continua en paroles brûlantes, recommandant Pauline à Zulma et à M. Belmont. Il leur répéta que seule, sa loyauté envers sa patrie pouvait l’engager à partir. Si son armée avait été victorieuse, il aurait pu quitter le service militaire et rester auprès de Pauline et au milieu de ses amis. Mais aujourd’hui qu’elle était en déroute, il ne pouvait abandonner son drapeau et il savait que Pauline le mépriserait s’il n’agissait ainsi. Dès le lendemain, les Américains devaient continuer leur fuite. Dans quelques jours, ils seraient hors du Canada.

Quand il eut fini de parler, il jeta les bras autour du cou de Zulma, en la remerciant de son dévouement, lui assurant qu’il ne l’oublierait jamais et qu’il serait toujours à son service.

— Je vous confie Pauline, lui dit-il. Je ne pourrais la remettre à aucune autre personne avec autant de confiance. Elle m’a sauvé la vie. Unissons-nous tous deux pour sauver la sienne. Elle m’a promis que désormais elle essaierait de vivre. Avec votre aide, je suis sûr qu’elle y parviendra. C’est ma seule consolation en ce moment, avec l’assurance que vous serez toujours son amie et la mienne.

Batoche adressa aussi quelques mots à Zulma. Il lui prédit que le Ciel récompenserait son abnégation, la pria de le rappeler au souvenir de ses amis, et, dans les termes les plus touchants, la supplia de prendre soin de la petite Blanche à laquelle il envoya, en versant une larme, une dernière bénédiction. Il dit ensuite à M. Belmont que Blanche connaissait le secret de la cassette et le lui révélerait. Alors eut lieu la séparation finale. Cary et Batoche quittèrent la maison ensemble. Le lendemain matin, le jeune officier avait rejoint ses compagnons et continuait avec eux la retraite. Quant au vieux soldat, il gisait sur l’herbe humide, au pied des chutes de Montmorency, — mort ! Son cœur de lion avait été brisé. Batoche n’avait pu survivre à la ruine de ses espérances.