Les Bastonnais/03/20

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 208-209).

XX
le saut-au-matelot.

Arnold, dont la division était cantonnée à l’hôpital général, au faubourg Saint-Roch, s’était mis en mouvement, de son côté, mais pas aussi secrètement que l’avait fait Montgomery. Le tonnerre du canon, le tocsin des cloches, le roulement des tambours éveillèrent et alarmèrent la ville endormie. Ses hommes se glissèrent le long des murs sur une seule file, couvrant la batterie de leurs fusils du pan de leurs tuniques et baissant la tête pour faire face à l’ouragan de neige jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à leur poste d’attaque dans la rue Saut-au-Matelot. C’est là une des rues légendaires de Québec. Elle passe immédiatement au-dessous du cap et l’on croit que son nom lui vient d’un matelot qui sauta du sommet de ce promontoire dans cette rue.

Creuxius a une explication plus prosaïque : « Ad coufluentem promontorium assurgit quod saltum nautæ vulgo vocant ab cane hujus nominis qui se alias ex eo loco prœcipitum dedit. » Parmi les troupes d’Arnold les plus remarquables étaient les braves carabiniers de Morgan, et toute la colonne sous ses ordres comptait cinq cents hommes. Le général marcha à la tête de ses soldats, animant leur courage par sa parole et son exemple. Sa bravoure impétueuse le porta à s’exposer inutilement à l’attaque de la première barricade, devant laquelle il fut tout d’abord renversé d’un coup de mousquet au genou et emporté du champ de bataille à l’hôpital général, où, à son profond chagrin, il apprit bientôt la défaite et la mort de Montgomery. Le commandement échut alors à Morgan, qui, après un assaut bravement exécuté, s’empara de la première barricade où il fit un bon nombre de prisonniers. Il conduisit alors ses forces à l’attaque de la seconde barricade, plus importante, située plus avant dans l’intérieur de la ville. Dans ce trajet, ses hommes dispersèrent et désarmèrent un certain nombre d’élèves du séminaire, parmi lesquels se trouvait Eugène Sarpy. Un grand nombre de ceux-ci s’échappèrent, coururent à la haute ville et furent les premiers à renseigner Carleton sur la gravité de l’état des choses. Celui-ci dépêcha aussitôt Caldwell avec un fort détachement de milice comprenant la compagnie commandée par Roderick Hardinge. Ainsi renforcés, les défenseurs de la seconde barricade résistèrent si bien que Morgan fut complètement dérouté. Dans les ténèbres et au milieu de la confusion causée par un feu d’enfilade excessivement meurtrier et par la furie de l’ouragan de neige, il pouvait à peine retenir ses hommes rassemblés. Afin de se reconnaître, les Continentaux avaient mis autour de leur coiffure une bande de papier portant en grosses lettres, ces mots : Mors aut Victoria, ou Liberty for Ever. Mais cette précaution même fut de peu d’utilité. Dans le but de mieux concentrer ses forces, Morgan se décida à abandonner l’espace ouvert de la rue et à occuper les maisons du côté sud, d’où il pouvait maintenir un feu très effectif sur l’intérieur de la barricade. Il se procura ainsi quelque abri, mais il ne put empêcher ses rangs de diminuer rapidement sous le feu d’artillerie et de mousqueterie de l’ennemi. Ses hommes tombaient de tous côtés. Plusieurs de ses meilleurs officiers furent tués ou blessés sous ses propres yeux. Le brave Virginien rageait et tempêtait, mais ses plus vaillants efforts furent inutiles.

Il y eut un moment propice pendant lequel il aurait pu retraiter en sécurité ; mais cette seule pensée l’irrita et son hésitation fut fatale.

Carleton envoya, de la porte du Palais, un détachement de deux cents hommes commandé par le capitaine Laws, avec ordre de remonter la rue Saut-au-Matelot et de prendre les Continentaux par derrière.

Ce mouvement eut un complet succès. Morgan dut enfin reconnaître que sa position était désespérée et il se soumit bravement à son sort.

Il rendit les restes de son armée écrasée, en tout quatre cent-vingt-six hommes.

C’était la fin tant redoutée. Le grand coup avait été frappé et il avait manqué d’une manière désastreuse. Québec trônait toujours sur son piédestal de granit. La puissance britannique restait debout défiant l’agresseur. Les Continentaux avaient vu leur campagne victorieuse se briser contre cet obstacle gigantesque. Montgomery était mort. Arnold était blessé. La moitié de l’armée était prisonnière. Les autres débris s’étaient réfugiés dans les cantonnements, au milieu des bancs de neige de la route de Sainte-Foye. Si Carleton avait été un grand général, il aurait pu les écraser d’un seul coup.

Jamais journée plus lugubre ne se leva sur une armée, que celle du premier janvier 1776, sur les forces américaines devant Québec. Toutes leurs espérances étaient évanouies et un avenir menaçant se levait devant elles. Encore plus triste était le sort des quatre cents braves soldats enfermés dans le séminaire. Ces prisonniers furent bien traités par les Anglais, mais la perte de la liberté était une privation qu’aucun bon traitement ne pouvait compenser. Parmi ceux-ci, naturellement, se trouvait Cary Singleton. Il n’était pas seulement prisonnier ; il était encore grièvement blessé.

fin du troisième livre.