Les Bastonnais/03/15

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 191-194).

XV
dans la cabane de batoche.

Batoche entra, supportant Cary Singleton par-dessous les bras.
Celui-ci pouvait se tenir sur les pieds, mais non sans un grand effort, et il avait besoin de l’aide de son compagnon. Zulma fut comme foudroyée en voyant l’officier blessé. Il ne fut pas moins étonné de la voir là. Batoche sourit en jetant un regard dans la chambre ; mais pas une syllabe ne fut prononcée jusqu’à ce que Cary eût été confortablement placé dans un fauteuil, devant le feu. Alors quelques mots dits à la hâte expliquèrent toute la situation. Zulma se mit à pleurer et à se lamenter, en prenant un siège à côté de Cary, mais il la consola bientôt en l’assurant qu’il n’était pas dangereusement blessé.

— Le docteur m’a dit qu’il n’y a rien de cassé. Tout ce qu’il me faut, c’est quelques jours de repos. Batoche était à mon côté quand je suis tombé. Il a pris soin de moi et m’a persuadé de venir ici avec lui.

Batoche sourit de nouveau pendant que Cary parlait, puis, à son tour, il dit :

— Le capitaine aurait préféré aller ailleurs pour se reposer, et il n’a consenti à venir avec moi que lorsque je lui ai donné l’assurance que vous étiez absente de votre demeure.

— Comment saviez-vous cela ? demanda Zulma.

— Oh ! je le savais.

— Vous savez tout, Batoche.

— Je ne savais pas que je vous rencontrerais dans mon humble cabane, mais je croyais que cela n’était pas impossible. Quand j’ai vu votre carriole à la porte, je n’ai pas été surpris le moins du monde, mais je n’en ai rien dit au capitaine.

— Je n’ai jamais été plus surpris et plus charmé de ma vie, dit Cary.

Zulma était consolée. Elle recouvra complètement sa tranquillité d’esprit et conversa d’un ton calme avec Cary. Quelque temps après, quand la petite Blanche commença à mettre la table, elle se leva pour l’aider et prépara le frugal repas de ses propres mains. Plus tard, elle aida Batoche à préparer les onguents pour les contusions du jeune officier.

Batoche était aussi habile que n’importe quel homme de la médecine, chez les sauvages, qui, en réalité, lui avaient appris les vertus des diverses semences et des herbes qui étaient suspendues en paquets aux solives de sa hutte.

Une couple d’heures s’écoulèrent ainsi, presque sans qu’on y prît garde. Quand huit heures sonnèrent, Zulma se leva de son siège et annonça son intention de demeurer avec son ami jusqu’au lendemain, où l’on connaîtrait mieux la nature de ses blessures. Cary la gronda gentiment, en l’assurant de nouveau que, dans quelques jours, il pourrait se servir parfaitement de ses jambes. D’un autre côté, Batoche encouragea Zulma dans sa résolution. Il déclara qu’il regarderait comme une grande faveur qu’elle voulût bien accepter la maigre hospitalité de sa hutte pour une nuit. La petite Blanche ne dit rien, mais elle s’attacha à la robe de Zulma et il y avait dans son regard un appel auquel la jeune fille n’aurait pu résister, quand même elle en aurait eu l’envie. Avec sa manière résolue, elle ordonna au domestique de retourner à Charlesbourg, d’apprendre à son père la raison qui la faisait rester en arrière et de revenir le lendemain matin prendre ses ordres.

— Si je pensais, dit Batoche, que M. Sarpy fût trop inquiet, j’irais avec votre domestique pour tout expliquer.

— Ce n’est pas nécessaire, répondit Zulma. Mon père est convaincu que je ne voudrais rien faire qui pût lui faire de la peine, et je sais que sa haute considération pour le capitaine Singleton et sa confiance en vous-même, Batoche, lui fera approuver complètement ma conduite. Le principal est que mon domestique retourne immédiatement afin que mon père ne puisse pas craindre qu’il me soit arrivé quelque accident en route.

Et le domestique partit aussitôt.

La tranquillité régna alors dans la cabane. La petite Blanche redit encore ses prières devant Zulma, qui la mit au lit, et elle s’endormit aussitôt. Ses manières étranges et son langage surprenant avaient été une source de grand intérêt pour Cary. Batoche se retira dans son alcôve où il demeura longtemps. Laissés seul à seul, Zulma et l’officier blessé, assis devant le feu, s’abandonnèrent, à voix basse, à une conversation animée. Cary se félicita d’avoir été blessé, en voyant que cet accident lui procurait cette occasion de prendre un repos agréable. Passant en revue toutes les circonstances qui venaient de se produire, il regarda comme providentielle cette rencontre avec Zulma. Il se sentait tenté de soupçonner Batoche d’en avoir été l’instrument secret, tant les étonnantes ressources de cet homme étrange avait produit sur lui une profonde impression. Zulma avait retrouvé tout son calme, mais son cœur était plein de gratitude et il y avait dans son langage une ardeur qui démontrait que sa nature sensitive était en harmonie avec le moment et le lieu où elle se trouvait. Jamais Cary ne l’avait vue plus belle. La rusticité et la pauvreté des objets qui l’entouraient faisaient ressortir la richesse et la distinction de ses charmes. Sur sa chaise d’osier, elle avait l’attitude d’une impératrice. La pensée dominante de Cary, pendant qu’il la contemplait avec admiration, était que c’était là un épisode qui ferait époque dans sa vie, un épisode qu’il n’aurait pas osé espérer, dans ses rêves les plus extravagants, et qui ne se reproduirait plus jamais, que d’être assis de la sorte, à des milliers de milles de chez lui, dans une hutte solitaire, au milieu des forêts canadiennes couvertes de neige, en compagnie d’une des plus aimables et des plus remarquables femmes de cette planète du bon Dieu. À plusieurs reprises, tout en réalisant tranquillement la portée de cet événement, il ferma les yeux et livra son âme à une jouissance complète et ininterrompue de ces délicieux instants. Il est de ces brèves heures de bonheur, rares et peu nombreuses, qui sont une pleine compensation pour des années d’une existence triste, terre-à-terre, ou même de souffrance réelle. Cary était très heureux, et il aurait pu rester assis là, devant le feu, pendant toute la nuit, sans même penser à sa fatigue ou à celle de sa compagne. Zulma, tout aussi absorbée dans son enchantement, fut pourtant plus raisonnable.

Lorsque dix heures eurent sonné, elle appela Batoche et lui proposa les arrangements pour la nuit. Ceux-ci réglés, elle dit à son vieil ami qu’elle avait une faveur à lui demander. Elle désirait qu’il jouât du violon. Il hésita un moment, puis, avec un singulier sourire, il alla chercher l’instrument dans sa petite chambre. Il se plaça au milieu de la cabane et commença par quelques airs simples qui ne firent que provoquer un sourire sur les lèvres de ses auditeurs ; mais tout-à-coup, changeant brusquement de manière, il se plongea dans un tourbillon de sauvage mélodie, tantôt torturant, tantôt cajolant son violon, jusqu’à ce qu’il parût transporté hors de lui-même et Zulma et Cary se crurent en la présence d’un possédé. Ils échangeaient des coups d’œil d’étonnement et presque d’appréhension. Ni l’un ni l’autre n’était préparé le moins du monde à cette exhibition de merveilleux doigté et d’expression surnaturelle.

Batoche finit aussi brusquement qu’il avait commencé.

Après un coup d’archet final, qui résonna comme un cri plaintif, il tint un instant son archet étendu dans sa main, tandis que ses traits contractés et son regard fixe lui donnaient l’expression d’un homme qui écoute avec attention.

« Il y a du malheur dans l’air, » dit-il tranquillement en retournant dans son alcôve pour remettre son violon.

« Cette journée si pleine d’événements sera suivie d’une nuit de détresse. Nous avons eu du bonheur. Nos amis ne sont pas si heureux. »