Les Bastonnais/03/14

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 185-191).

XIV
la petite blanche.

Zulma n’avait pas oublié sa promesse à Batoche relativement à la petite Blanche. À sa dernière entrevue avec le vieillard, la question avait été discutée et elle avait reçu cette réponse que, dans quelques jours peut-être il aurait l’occasion de demander ses bons services en faveur de sa petite fille. Une circonstance imprévue hâta la rencontre de la jeune fille et de l’enfant. Le sieur Sarpy ayant appris qu’un de ses amis intimes, résidant au village de Charlesbourg, était dangereusement malade et désirait beaucoup le voir, proposa à Zulma de l’accompagner dans sa visite. Le voyage était exempt de tous dangers, car bien que Charlesbourg soit assez rapproché de Québec, au nord-est et dans les environs de Montmorency, ce village était hors des limites de patrouille des forces assiégeantes et l’on pouvait y arriver par un chemin de circuit libre de toute interruption. Cette sécurité n’affectait en aucune façon Zulma, qui savait n’avoir absolument rien à craindre ; mais elle accepta l’offre de M. Sarpy avec empressement parce qu’elle lui permettait de rester auprès de son vieux père, et aussi parce que la diversion d’un voyage était un véritable soulagement à l’état de son esprit. Le trajet s’accomplit heureusement et sans incident. Le temps était favorable et les chemins d’hiver excellents. M. Sarpy ayant trouvé son ami réellement très mal, se décida à rester deux ou trois jours à son chevet. Le premier jour, Zulma lui tint compagnie ; mais le second, ayant appris que la cabane de Batoche n’était pas très loin de l’endroit où elle se trouvait, elle ressentit un irrésistible désir d’aller, en voiture, voir la petite Blanche. Son père ne crut pas devoir s’y opposer, bien qu’intérieurement il ne vît pas ce projet d’un bon œil. Chose étrange, son ami malade était en faveur de cette démarche. Souriant faiblement, il lui dit à voix basse et comme dans un souffle :

« Permettez à votre fille d’y aller. Elle peut y faire quelque bien. Batoche est un homme étonnant. Nous l’aimons tous, quoique nous puissions bien peu le comprendre. On me dit que sa petite-fille est une enfant très remarquable. Laissez aller Zulma. »

Elle partit accompagnée seulement de son propre domestique. Elle ne voulut accepter aucune autre escorte. Quand elle déboucha du chemin de Charlesbourg sur la grande route qui va de Québec, à travers Beauport, à Montmorency et au-delà, elle entendit le sourd grondement du canon et le crépitement étouffé de la fusillade, en face de la ville. Elle s’arrêta un instant pour écouter, faisant remarquer à l’homme qui l’accompagnait que le feu des forces ennemies était plus vif qu’à l’ordinaire. Mais elle ne fut pas autrement impressionnée et bientôt elle continua son voyage. Les indications qu’elle avait reçues étaient si précises qu’elle n’eut aucune difficulté à trouver la route de la cabane. Le petit sentier qui y conduisait à partir de la grande route ne portait ni la trace du passage d’un traîneau, ni une empreinte de raquette ; pourtant son cheval battit la voie assez aisément et s’arrêta en face de la hutte que l’on n’avait pas encore aperçue jusque-là. Il était à peine possible de la distinguer à cause de la neige qui la couvrait du même manteau blanc que tous les objets environnants et du silence qu’elle partageait avec la solitude au milieu de laquelle elle se trouvait. Un léger filet de fumée blanche s’élevait de la cheminée. Aucun son n’éveillait les échos d’alentour, sauf le sourd murmure de la chute. Zulma sauta légèrement hors du traîneau, courut à la cabane et frappa à la porte ; pas de réponse. Elle frappa un peu plus fort ; aucune réponse encore. Elle appliqua l’oreille à la petite ouverture du loquet ; aucun bruit de respiration ne se faisait entendre. Sous l’empire d’une légère émotion causée non par la crainte, mais par le mystérieux de l’aventure, elle ôta son gant et frappa vigoureusement. La porte s’ouvrit toute grande et sans bruit. Sur le seuil apparut une fillette vêtue de laine blanche. Pendant quelques instants, Zulma ne fit pas un mouvement. Elle ne pouvait bouger. La singularité de cette figure d’enfant, sa sauvage beauté, le feu étrange de ses yeux grands ouverts, arrêtaient ses pas et jusqu’au battement de son cœur. Près de l’enfant se tenait un gros chat noir, la queue raide, les poils hérissés, l’œil vert brillant ; non pas précisément hostile, mais surveillant attentivement et attendant.

«  Blanche, dit à la fin Zulma, d’une voix dont la douce musique ressemblait à l’appel d’une mère, bon jour, Blanche, tu ne me connais pas ? Mon nom est Zulma Sarpy. »

Tout d’abord aucune crainte ne s’était manifestée dans les traits, de l’enfant. Maintenant tout doute, toute hésitation en disparut. Elle ne sourit pas, mais une belle sérénité se répandit sur sa figure. Elle joignit ses deux petites mains, et au lieu de s’approcher, elle recula d’un pas ou deux, comme pour faire place à sa visiteuse. Zulma entra et ferma la porte.

«  Je suis venue te voir Blanche. Ton grand père m’a parlé de toi et je veux faire quelque chose pour toi. »

L’enfant répondit avec beaucoup d’intelligence. Elle dit comment son grand père lui avait parlé de mademoiselle Sarpy, lui avait dit combien elle avait été bonne envers lui et lui avait promis d’être l’amie de l’enfant. Zulma et Blanche étant parfaitement à l’aise, désormais, notre ancienne connaissance Velours témoigna la satisfaction que lui procurait cette tournure des affaires, en courbant sa longue échine et en allant se frotter au bord du manteau de Zulma. Blanche offrit un siège à sa visiteuse, l’aida à se débarrasser de ses fourrures et toutes deux furent bientôt engagées dans une vive conversation. Zulma jeta les yeux autour de la chambre et se leva pour examiner les nombreux articles de son singulier ameublement. Cela lui procura l’occasion de faire beaucoup de questions auxquelles Blanche répondit de la manière la plus intelligente. En un mot, l’enfant donna des preuves d’un esprit remarquablement ouvert. Une sagesse bien au-dessus de son âge se manifestait en elle. Elle différait, en quelque sorte de la précocité ordinaire en ce que le cercle des connaissances de la petite fille était assez rétréci et que ses paroles étaient empreintes d’une simplicité suffisante pour éliminer ce sentiment de souffrance et d’anxiété que nous ressentons toujours en présence d’enfants développés d’une manière anormale. Zulma la fit parler sur son grand père et apprit ainsi de curieux détails concernant un caractère qu’elle admirait grandement malgré le mystérieux dont il était recouvert comme d’un sceau. Les révélations inconscientes de Blanche rendirent cette étrangeté plus profonde, plus piquante et plus intéressante encore. Elle parla aussi à l’enfant de sa marraine, Pauline, et ce fut pour elle un délice d’apprendre de ces lèvres véridiques combien son amie bien-aimée était plus aimable encore qu’elle ne l’avait pensé jusque-là. Zulma sentit que la peine qu’elle avait prise pour faire cette visite était amplement récompensée par la connaissance intime qu’elle avait ainsi acquise du caractère de Pauline et de celui de Batoche.

Elle entretint ensuite l’enfant de choses plus relevées. Elle lui parla de Dieu et de la religion. L’ignorante enfant de la forêt s’éleva à la hauteur du sujet. Il n’y avait dans son esprit ou dans ses paroles rien de conventionnel sur ces questions (et comment aurait-il pu en exister après l’enseignement original de Batoche ?) mais sa perception du sujet était claire comme le cristal. Ni vides, ni obscurité dans sa vision spirituelle. Il était évident qu’elle avait étudié la nature sans intermédiaire, que son âme s’était développée en un contact avec les vents et les fleurs, les arbres et les ruisseaux et tous les éléments dont Dieu a orné notre demeure terrestre.

Elle s’agenouilla devant les genoux de Zulma et récita toutes les prières qu’elle savait, les formules que le prêtre et Pauline lui avaient enseignées et les invocations qu’elle s’était habituée d’elle-même à redire dans la splendeur du matin, au milieu des ombres du soir, dans le silence des jours de paix, au bruit des mugissements de la tempête, ou chaque fois que quelque chagrin venait contrister son petit cœur, pendant qu’elle passait de l’enfance à l’adolescence. Le contraste entre les différents styles de ces prières fit sur Zulma une très forte impression. Les premières étaient telles qu’elle-même les savait : complètes, appropriées et pathétiques jusque dans leur phraséologie. Les dernières étaient morcelées, rudes et souvent incorrectes au point de vue de la syntaxe ; mais elles parlaient la poésie du cœur et leur ardente ferveur, l’absence de tout doute qui les caractérisaient fit comprendre à Zulma, pendant qu’elle les écoutait en laissant couler ses larmes, comment il se fait que les statues de pierre placées le long des routes et les statues de bois de la Madone dans les hautes niches, entendent, comme on le dit, les prières des illettrés, des infortunés et des pauvres et y répondent par des signes visibles.

— Ne souffres-tu pas d’être toute seule ici, ma chérie ? demanda Zulma en relevant l’enfant et en lissant ses beaux cheveux pendant que celle-ci s’appuyait contre son bras.

— Je suis habituée à la solitude, mademoiselle, répondit Blanche. Je n’ai jamais eu d’autre compagnie que celle de mon grand père, qui est souvent absent. Il cherche de la nourriture pour nous deux. Il tue des oiseaux et des animaux dans les bois. Il prend des poissons dans la rivière. Personne n’est jamais venu nous voir excepté dernièrement que grand père a été appelé au loin par des hommes mystérieux et est resté absent plus longtemps que de coutume. Quand il est ici, il me parle, me conte des histoires ; il m’explique les images qui sont dans quelques uns de ses vieux livres, il joue du violon pour moi.

Quand il est parti, je mets plus de temps à faire mon ouvrage, blanchir le linge, laver la vaisselle, balayer la chambre, raccommoder mes vêtements. Quand cela est fait, je cueille des fleurs et des fruits : je m’assieds auprès des chutes en tressant des guirlandes pour en orner nos images et le crucifix de grand père. Si le temps est mauvais, je chante des cantiques, je répète mon catéchisme et quand je suis fatiguée, je joue avec Velours. Il ne me quitte jamais.

Blanche ne dit pas tout cela tout d’un trait, mais en réponses aux questions répétées de Zulma qui la conduisait pas à pas sur le terrain de la conversation. Tout tendait à accroître l’intérêt que la jeune fille portait à l’enfant ; non pas précisément les réponses elles-mêmes, mais la manière dont elles étaient faites, le ton de la voix, l’expression des yeux et le geste toujours prompt.

— Mais dernièrement, dit Zulma, ton grand père a été absent pendant des nuits entières. Es-tu restée seule ?

— Oui, toute seule, mademoiselle.

— Et tu n’avais pas peur ?

Blanche sourit et un vague regard passa dans ses yeux, qui rappela à Zulma le souvenir de Batoche.

— La nuit est semblable au jour, dit-elle.

— Oh ! non ; pas semblable, ma chère petite. La nuit, de mauvaises choses circulent au dehors. Les bêtes féroces rodent, des hommes méchants effraient l’innocence et les ténèbres empêchent le secours d’arriver aussi aisément que pendant le jour.

Blanche écoutait attentivement. Ce qu’elle entendait était évidemment quelque chose de nouveau pour elle ; mais cela ne la déconcerta point. Elle expliqua à Zulma que lorsque venait l’heure de son repos, elle disait toutes ses prières, mettait la robe de nuit que Pauline lui avait donnée, (ce vêtement était blanc en toutes saisons), couvrait le feu en hiver, fermait la porte en été, sans jamais mettre le verrou, et puis s’en allait dormir.

«  Quand grand père est dans son alcôve, je m’éveille rarement, mais s’il est absent, je m’éveille toujours à minuit. Alors je m’assieds et j’écoute. Parfois, j’entends le cri de la chouette ou le glapissement du loup. D’autres fois, j’entends le grand bruit de la tempête. Quelquefois encore, il ne se produit pas un son au dehors, excepté celui de la chute. Tant que je reste éveillée, je vois au pied de mon lit l’image de ma mère. Elle me sourit et me bénit. Alors, je me recouche et je dors jusqu’au matin. »

Les termes dont nous nous servons ne sont qu’une froide interprétation des paroles que l’enfant prononça. Il y avait dans son langage un pathos que le langage écrit ne peut rendre et qui fit verser à Zulma d’abondantes larmes.

— Chère petite, s’écria-t-elle, en la serrant sur son sein, tu ne seras plus seule désormais. J’aurai soin de toi. Tu viendras avec moi ce soir-même. Ton grand-père rentrera-t-il ce soir ?

— Quand il ne doit pas rentrer, il m’en avertit à l’avance. Quand il doit revenir, il ne dit rien. Il n’a rien dit ce matin ; il rentrera donc ce soir.

L’entrevue était si intéressante pour Zulma, qu’elle ne remarqua pas la fuite des heures. Quand elle regarda à l’horloge il était plus de cinq heures et l’ombre de la nuit s’épaississait rapidement. Se tournant vers le domestique, qui, après avoir donné ses soins au cheval, était entré dans la chambre et avait pris un siège dans un coin, elle lui ordonna d’aller jusqu’à la grand’route pour voir si quelqu’un venait. Il revint avec la nouvelle que plusieurs hommes se dirigeaient rapidement vers Québec dans un état d’excitation apparente très intense, mais que personne ne paraissait venir de la ville.

«  Il sera peut-être tard, Blanche, dit Zulma lorsque ton grand père rentrera, mais je vais attendre encore une heure. Alors nous déciderons ce qu’il faudra faire.

À six heures, il faisait très noir et la neige commençait à tomber. Zulma devint inquiète. Elle ne pouvait se décider à laisser l’enfant toute seule et elle ne pouvait l’emmener avec elle sans voir Batoche auparavant. D’un autre côté, il lui fallait retourner à Charlesbourg pour éviter à son père toute inquiétude inutile. Elle était à l’apogée de la perplexité, quand elle entendit un bruit de pas à la porte.

— C’est lui, s’écria Blanche, en sautant sur le loquet.