Les Bastonnais/03/11

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 176-180).

XI
cavalier et amazone.

Voici ce qu’ils virent tous deux :

Une vingtaine d’hommes, soldats du corps de Morgan, se tenaient en groupes sur la limite extrême de la plaine. À un signal donné, un cavalier sortit du milieu d’eux, au trot de son cheval. L’animal était presque entièrement blanc, avec une tête petite et bien proportionnée, de petits sabots bien nets, de longues hanches, une abondante crinière et une queue balayant le sol.

Tous ses membres étaient un indice de la rapidité de sa course, tandis que ses oreilles droites, son œil brillant et mobile et ses narines roses dénotaient l’intelligence et l’ardeur. Le cavalier était vêtu de l’uniforme complet du carabinier — habit et culotte vert-gazon, garnis de fourrure noire à travers laquelle courait un liseré d’or ; ceinture rouge à laquelle était attachée une corne blanche, à poudre ; chapeau noir, de hauteur moyenne, à forme de turban et surmonté d’une touffe de plumes de couleur sombre et courtes, retombant sur la tempe gauche et retenue par une agrafe de forme circulaire, d’un métal jaune brillant.

Le cavalier fit trotter tranquillement son cheval autour des spectateurs, en décrivant une ellipse allongée, jusqu’à ce que la neige fût suffisamment battue pour l’accomplissement de son dessein. Il se mit alors à exécuter une variété d’exercices extraordinaires que ses compagnons paraissaient lui demander l’un après l’autre.

Parmi ces exercices, les suivants sont dignes d’être mentionnés : il lança son cheval au grand galop, puis, tout à coup, vidant les étriers et lâchant la bride, il bondit en l’air et se jeta à pieds joints tantôt à droite, tantôt à gauche de la selle, faisant face à la croupe, sans se retenir à rien. Il arrêta son cheval soudainement et lui fit prendre, sur ses pattes de derrière, une position presque perpendiculaire ; puis, sans l’aide de la bride, des étriers ou du pommeau, il prit sa position et fit exécuter au cheval un saut énorme en avant comme s’il devait franchir une haute claie, tandis qu’il ne bougeait pas plus de son siège que s’il y avait été cloué. Lançant de nouveau l’animal à son plus rapide galop, il prit son pistolet, le lança en l’air, le rattrapa au vol et finalement le jeta de toutes ses forces devant lui. Alors, glissant un pied hors de l’étrier, il se baissa vers le sol, saisit son arme au passage, reprit sa position et remit le pistolet en place, avant d’avoir fini le tour de la piste.

Les amis de l’écuyer n’étaient pas plus attentifs à ces étonnants exercices que ne l’étaient les deux spectateurs, du penchant de la citadelle.

— Merveilleuse équitation ! s’écria Hardinge avec enthousiasme. Ce doit être un cheval arabe ou quelque autre pur-sang. À qui peut-il bien appartenir ? Il n’y a pas un tel cheval dans ces environs, car je l’aurais su ; et pourtant, il n’est guère possible qu’il soit venu avec l’expédition d’Arnold.

— Et l’écuyer ? murmura Pauline en s’avançant de plusieurs pas, tant son attention était vivement excitée.

— Oui, l’écuyer ! continua Roderick. Voyez ! il vit dans le cheval et le cheval vit en lui. Leur existence paraît se confondre.

C’est un homme superbe !

— Impossible !… dit Pauline, abritant ses yeux de la main pour rendre sa vue plus intense. Ce ne peut être.

— Quoi ? demanda Roderick.

— J’ai cru, peut-être…

— Mais, c’est lui, Pauline.

— Vous plaisantez !

— C’est lui-même.

— Cary Singleton !

Oubliant tout le reste, dans son transport, elle applaudit de ses mains gantées. Roderick ôta son chapeau et salua.

— C’est un beau spectacle, Pauline, et qui vaut bien la peine que nous avons prise de venir si loin pour en être témoins.

La jeune fille garda le silence, et quand, enfin, elle tourna les yeux, ce ne fut pas pour rencontrer ceux de son compagnon.

Il s’éleva en elle un léger trouble qui aurait pu lui causer de
l’embarras si un autre incident ne s’était produit presque immédiatement pour distraire ses pensées.

Le cavalier, ayant terminé ses exercices, revint vers ses amis qui, après une brève conversation, se dispersèrent, le laissant seul avec un petit groupe de deux ou trois personnes parmi lesquelles apparut une dame à cheval. Du moins, Roderick et Pauline en jugèrent ainsi. Ils n’attachèrent point, néanmoins, d’importance à cette circonstance, et ils étaient sur le point de revenir sur leurs pas et de retourner à la maison, quand ils remarquèrent que deux cavaliers se détachaient du groupe resté en vue et se dirigeaient dans la direction de la plaine. Il était facile de reconnaître Cary Singleton et après quelques instants, il fut tout aussi facile de voir qu’il était accompagné d’une dame. Tous deux se dirigeaient au pas et en droite ligne vers le Saint-Laurent.

Le soleil était encore brillant, et dans leur trajet, ils étaient tantôt dans l’ombre et tantôt dans la lumière, selon qu’ils passaient devant les érables dépouillés de leurs feuilles, qui bordaient la route. Quand ils eurent atteint le plateau élevé surplombant la rivière, ils s’arrêtèrent pour converser quelques instants, Singleton évidemment occupé à décrire quelque chose, comme l’indiquait le mouvement de son bras le long de la ligne marquée par le courant, puis dans la direction de la ville.

Tandis qu’ils étaient ainsi engagés, le couple de la citadelle les examinait attentivement, sans mot dire. Le lecteur devinera aisément que Pauline examinait l’homme et Roderick, la femme. Le jeune officier était beaucoup plus attentif, dans son observation, que la jeune fille qui regardait d’un air songeur.

À la fin, l’officier américain et l’amazone firent tourner leurs chevaux pour retourner en arrière. Dans ce mouvement, il leur arriva, à tous deux, de regarder vers la ville. Quelque chose attira leur attention et cela parut les intéresser assez pour les faire s’arrêter et conférer ensemble. Alors, la dame fit un mouvement soudain comme pour s’avancer en droite ligne, mais elle en fut empêchée par son escorte qui, lui montrant les canons sur les remparts, lui fit comprendre qu’elle devait se tenir hors de leur portée.

C’est à ce moment que Hardinge rompit brusquement le silence.

— C’est bien ce que je pensais, murmura-t-il brièvement et presque sévèrement, entre ses dents.

Pauline ne parut pas l’avoir entendu.

— Je savais bien que je ne m’étais pas trompé, continua-t-il un peu plus haut.

Pauline entendit ces paroles et leva les yeux, de surprise.

— J’ai le droit de me souvenir d’elle.

— Que voulez-vous dire, Roddy ?

— C’est la même robe d’amazone.

Pauline était parfaitement étonnée, maintenant. La figure d’Hardinge était animée.

— Je reconnaîtrais cette stature entre mille.

— Quelle stature ?

— Et ce port.

— Roddy, vous ne voulez pas dire…

— Je vous dis que c’est Zulma Sarpy.

— Vous plaisantez !

— Regardez ; elle agite son mouchoir.

Et elle l’agitait en effet. Elle le secoua tant et si bien qu’elle effraya son cheval, qui se cabra. Roderick ôta sa coiffure et resta un instant découvert. Pauline jeta un cri de joie et fit flotter au vent son mouchoir, en retour. Singleton ôta son chapeau à plumes et fit un profond salut par-dessus ses arçons. Ce fut un moment d’émotion exquise, mais un moment seulement.

Rapides comme le vent, les cavaliers s’élancèrent à travers la plaine et disparurent bientôt à l’horizon. Se retournant tout à coup Hardinge reconnut le danger de sa position.

— Allons-nous en, Pauline, dit-il, nous pouvons être vus par nos hommes et cela pourrait paraître fort singulier.

Ils se hâtèrent de descendre le penchant de la citadelle et rentrèrent dans la ville sans presque échanger un seul mot. Pauline était radieuse, Roderick, quelque peu sombre.

Peu à peu, toutefois, tous deux reprirent leurs dispositions habituelles et firent encore ensemble une fort agréable promenade d’une demi-heure, mais en s’entretenant de sujets tout à fait indifférents.

« Ce spectacle était complètement inattendu, se dit Pauline, en ôtant ses gants et en déposant ses fourrures sur la petite table, au centre de sa chambre. Je ne m’attendais certainement pas à le revoir. Son gracieux salut était à mon intention, sans doute, et je l’ai reconnu tout de suite, tandis que Roddy ne l’a pas reconnu. D’un autre côté, il a reconnu Zulma, et moi non. N’est-ce pas étonnant ? »

Pauline s’arrêta un instant en réfléchissant à toutes ces choses. Plus elle y pensait, plus cela lui paraissait étrange, si étrange que ses traits prirent une expression de tristesse et d’anxiété.

Que pouvait bien faire Zulma hors de chez elle, aujourd’hui ? pensa encore Pauline. Comment se fait-il qu’elle ait rencontré l’officier ? Ne serait-elle pas venue tout exprès pour le voir ? Elle en serait bien capable. Elle ne craint rien et ne s’occupe de personne. Elle peut accomplir ce qu’aucune autre jeune femme ne peut tenter sans provoquer la critique, ou si la critique s’exerce, elle tombe à ses pieds, sans lui faire aucun mal.

Pour la première fois, durant toute cette période, Pauline ressentit quelque chose qui ressemblait à l’envie, à l’égard de sa brillante amie ; c’est-à-dire qu’elle envia son esprit d’indépendance. Elle dont les yeux se baissaient si promptement et dont le cœur se serrait à la moindre émotion, sentit qu’elle aussi aimerait à oser, ne fût-ce qu’un peu, comme le faisait Zulma : autre preuve de la transformation qui s’opérait en elle. Mais, dans ce cas, il lui était impossible d’aller au-delà des velléités. Malgré tout le désir de changement qu’elle pouvait avoir, Pauline Belmont ne pouvait jamais être Zulma Sarpy, et, si la chère enfant avait seulement pu le savoir, il n’était pas désirable qu’elle le fût. Elle avait ses droits propres à l’admiration et à l’amour ; Zulma avait les siens. Ces droits étaient presque radicalement différents, mais précisément leur contraste en relevait la valeur.

« Zulma a-t-elle reçu ma lettre ? se demanda Pauline après avoir fini sa toilette. Il est possible que Batoche l’ait rencontrée et la lui ait remise ; j’espère qu’il en est ainsi. En ce cas, elle doit avoir été tout particulièrement heureuse de nous voir et de saluer Roddy après sa promotion. Je suis convaincue d’une chose : tout en admirant beaucoup Cary Singleton, elle a une haute opinion de Roderick Hardinge et je suis également sûre que Roddy a beaucoup d’estime pour Zulma. » Et Pauline, s’asseyant devant le feu, se perdit en rêveries jusqu’à ce que les ombres du soir eussent plongé sa chambre dans l’obscurité.