Les Bastonnais/03/05

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 154-156).

V
zulma et batoche.

Le vieux soldat parut aussitôt. Il tenait à la main son bonnet de fourrure, baissait la tête et semblait un peu déconcerté.

— Vous êtes revenu, Batoche, dit Zulma en se levant et en s’avançant vers lui.

— Je suis revenu, Mademoiselle.

— Vous n’êtes pas fâché contre moi, alors ?

— Mademoiselle !

— Batoche, je suis enchanté de vous revoir.

Le vieillard leva les yeux et ayant acquis, d’un coup d’œil, la conviction que ce bon accueil était sincère, dit :

— J’avais déjà parcouru près de deux milles, songeant à tout ce que vous m’avez dit et oubliant tout le reste. Tout à coup, je me rappelai quelque chose ; je m’arrêtai ; je réfléchis ; je revins aussitôt sur mes pas, et me voici.

Zulma éclata de rire.

— Que vous êtes-vous rappelé, Batoche ?

— Que vous pourriez désirer envoyer une réponse à la lettre que j’ai apportée. Veuillez m’excuser, Mademoiselle, j’ai été jeune un jour ; je sais ce que sont les jeunes filles.

Et ses petits yeux gris clignotèrent.

Zulma mit la main sur son épaule et d’un air moitié sérieux moitié badin, répliqua :

— On vous appelle sorcier, Batoche. Comment avez-vous pu deviner ainsi mes pensées ? Écoutez. Il y a une heure que vous m’avez quittée ; durant ce temps, j’ai été occupée à lire la lettre et à réfléchir sur son contenu. J’ai fini par me décider à y répondre immédiatement. Mais où prendre un messager ? Je pensais à vous et j’exprimais mon regret de votre départ, quand on vous a annoncé.

La figure de Batoche s’illumina de plaisir. Non seulement il était satisfait du résultat de sa sagacité, mais il ressentait la plus vive joie de pouvoir rendre un service à Zulma après la petite altercation qui avait eu lieu entre eux. Dans le combat de générosité, le vieux soldat ne devait pas être vaincu et il se sentait intérieurement flatté en pensant que le plus beau rôle était de son côté. Toutefois, il ne permit à aucune de ces pensées de se faire jour au dehors. Il se contenta de faire remarquer que l’heure s’avançait et que devant arriver à Québec à la tombée de la nuit, il était désirable que Zulma le retînt le moins longtemps possible.

— Certainement, Batoche, répliqua-t-elle. Si vous voulez vous asseoir un moment, je vais écrire quelques lignes.

Il prit un siège. Zulma alla à son secrétaire, étendit son papier sur le pupitre et se mit à la tâche sans hésitation. Elle écrivait d’une main ferme et sans s’arrêter, comme si son inspiration coulait d’une source intarissable. Jamais elle ne s’interrompit pour rassembler ses pensées ; nulle émotion n’était perceptible sur ses traits : aucune dilatation de l’œil, aucune rougeur de la joue. On aurait dit une copiste reproduisant machinalement une lettre d’affaires. Rien de tout ceci n’échappa à l’œil observateur de Batoche. Sa connaissance de l’humaine nature le porta aussitôt à conclure qu’un tel empire sur soi-même devait être la clef d’autres qualités admirables qui, jointes à l’ardeur qu’elle avait apportée à la défense du capitaine Bouchette, le convainquirent qu’il était en présence d’une personne capable, à l’occasion, de jouer le rôle d’une héroïne. Une chose ajoutait encore à son silencieux enthousiasme ; c’était la beauté sans pareille de la jeune fille. Assise en face de lui, son buste si élégamment modelé s’élevant superbement au-dessus de la petite table dans une pose gracieusement inclinée, la tête penchée légèrement d’un côté révélant une belle figure blanche sur laquelle la lumière de la fenêtre tombait obliquement, elle fascinait les yeux du vieux chasseur pour le naturel sauvage duquel les charmes de la beauté féminine étaient d’autant plus irrésistibles qu’ils étaient nouveaux. De ce moment, il résolut de cultiver complètement la connaissance de Zulma.

« Qui sait, se dit-il à lui-même, quel rôle cette splendide créature est destinée à remplir dans le drame qui va se jouer devant nous ? Je sais qu’elle est une rebelle au fond du cœur. Ce beau cou blanc qui se dresse si fièrement ne se soumettra jamais au joug de la tyrannie anglaise. Elle est née pour la liberté. Aucune chaîne ne peut garrotter ces beaux bras. J’aurai l’œil sur elle. Je serai son protecteur. Son amitié (est-ce bien seulement de l’amitié ?) pour le jeune Bastonnais est un autre chaînon qui l’attache à moi. Je suivrai sa fortune. »

Zulma termina sa lettre par un parafe, la plia, l’adressa et se levant, la remit à Batoche.

— Je ne vous ai pas retenu bien longtemps, vous voyez. Remettez ceci à la plus prochaine occasion et recevez mes remercîments. Puis-je faire quelque chose pour vous en retour ?

Batoche baissa les yeux et hésita.

— Ne craignez pas de parler. Nous sommes de parfaits amis, maintenant.

— Il est quelque chose que je voudrais bien vous demander, Mademoiselle ; mais je ne l’aurais jamais osé, si vous ne m’aviez encouragé.

— Qu’est-ce, Batoche ?

— J’ai une petite-fille, la petite Blanche.

— Oui.

— Elle a été ma compagne inséparable depuis son enfance

— Oui.

— Maintenant que la guerre est déclarée, elle est souvent seule, et cela m’inquiète.

— Où est-elle ?

— Dans notre cabane, à Montmorency.

Pauline Belmont désirait la garder avec elle à Québec durant le siège ; mais je n’ai pas voulu y consentir parce que je n’aurais pu la voir aussi souvent que je l’aurais désiré.

— Confiez-moi l’enfant, Batoche. Je remplacerai sa marraine de mon mieux.

— Je vous remercie du fond du cœur, Mademoiselle ; mais ce n’est pas précisément ce que j’ai voulu dire. Je ne pourrais pas me séparer d’elle définitivement, et elle ne pourrait pas me quitter. Tout ce que je demande, c’est ceci : je puis être absent de ma hutte plusieurs jours de suite. Vous savez ce que c’est que le service militaire.

— Le service militaire ?

— Oui, Mademoiselle ; je suis soldat encore une fois.

— Vous voulez dire…

— Je suis enrôlé parmi les Bastonnais.

— Bravo ! s’écria Zulma. Chaque fois que vous aurez à vous absenter de chez vous, amenez-moi Blanche.

Comme Zulma ou Batoche étaient loin de soupçonner les étranges événements qui résulteraient de cet incident !