Les Bastonnais/03/04

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 152-154).

IV
amour pratique.

Quand Zulma se trouva seule dans sa chambre, elle ouvrit la lettre de Cary Singleton. Elle remarqua qu’elle était humide et froissée dans sa main. Ce lui avait été une rude épreuve que d’attendre si longtemps avant de prendre connaissance de son contenu ; mais, en compensation, elle sentait que cette missive l’avait soutenue et lui avait donné du courage dans le dialogue animé qu’elle avait eu avec Batoche.

« Ce papier, se dit-elle, m’a portée à être brave. Je savais que celui qui a écrit ces lignes aurait exprimé les mêmes sentiments dans les mêmes circonstances. »

La lettre était très brève et très simple. Elle était ainsi conçue :

« Mademoiselle, — Je désirais vous dire un dernier mot d’adieu hier soir, mais je ne l’ai pas pu. Me voilà séparé de vous ; maintenant où irai-je ? Je ne puis le dire. L’avenir est inconnu. Puis-je vous demander cette faveur ? Si je tombe, voulez-vous garder un faible souvenir de moi ? Votre mémoire sera présente à ma pensée jusqu’au dernier moment. Votre amitié a été un rayon de lumière dans la sombre atmosphère de cette guerre.

« Si je survis, ne nous rencontrerons-nous pas de nouveau ?

« Votre dévoué serviteur,Cary Singleton. »

Quand Zulma eut lu la lettre une première fois, elle aplanit doucement sur son genou le papier froissé, renversa la tête sur le dossier de sa chaise et ferma les yeux. Après un intervalle d’au moins cinq minutes, elle se remit sur son séant et reprit le papier. Cette fois, la joue était pâle, l’œil sec, et le grand front semblait accablé par le poids d’un souci naissant.

« Cinq lignes… quatre-vingt-quatre mots… crayon… papier arraché d’un portefeuille… »

Ce furent les seuls mots qu’elle prononça : effet d’un calcul mental si naturel à son sexe. Mais plus rapidement que les mots, son regard parcourut de nouveau tout le contenu de la lettre, répondant à chaque point, suppléant au sens de chaque insinuation et complétant l’effet total par ses propres pensées et ses propres sentiments.

Il avait désiré lui parler hier soir, lorsqu’ils s’étaient séparés, dans la tempête de neige, à la porte d’entrée. Elle avait attendu ce mot d’adieu. Ce devait être la résultante de la soirée, la cristallisation de tous les sentiments encore indéfinis et inexprimés qui s’étaient échangés entre eux.

S’il n’avait pas parlé, soit émotion, timidité, ou toute autre cause, elle aurait parlé la première. La présence de Pauline n’aurait pas été un obstacle : celle de son père, pas davantage. Mais, au moment suprême, l’ombre de Batoche était tombée comme une moquerie du destin sur la porte éclairée. Le courant de leurs pensées avait été détourné dans une autre direction et l’occasion si propice avait été perdue.

Et maintenant, il était parti. Hélas ! il n’était que trop vrai de dire que ni lui ni elle ne savaient ce que l’avenir gardait en réserve pour eux.

Le soldat expose continuellement sa vie et les risques de mort sont dix fois plus grands pour lui que pour tout autre.

Quand il parlait de leur amitié et demandait un léger souvenir, son propre cœur, à elle, était le dictionnaire qui donnait la vraie signification aux mots qui paraissaient timides sur le papier. Zulma était trop brave pour se cacher à elle-même la véritable portée de ses sentiments, et elle n’aurait même pas craint de la confesser à quelque autre.

Dans son opinion, Cary devait être le dernier de tous à les ignorer. Dans d’autres circonstances, elle aurait préféré l’indéfini prolongé et les développements graduels qui sont peut-être les plus douces phases de l’avenir ; mais au milieu du danger, en présence de la mort, il ne pouvait y avoir d’hésitation ; et Zulma conclut sa longue méditation par deux résolutions pratiques : la première, répondre immédiatement à la lettre ; la seconde, trouver le moyen de revoir Cary dans le cours des hostilités.

Quand elle eut pris ces résolutions, ses traits reprirent leur sérénité habituelle ; sa belle tête se releva et reprit sa fière attitude et de ses lèvres sortit un son qui ressemblait beaucoup à un rire espiègle.

« Je suis fâchée d’avoir offensé le vieux Batoche, murmura-t-elle, en pliant le papier qu’elle cacha dans son sein ; il aurait été précisément l’homme qu’il m’eût fallu. »

Elle avait à peine prononcé ces mots, que son père entra et dit :

« Batoche demande à vous voir, ma chère. »