Les Bastonnais/02/15

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 123-126).

XV
sur la grand’route.

La maison attira l’attention de Cary par la beauté de son site et son apparence d’aisance et de confort. Il conclut aussitôt qu’elle appartenait à quelque vieux seigneur français qui, après la conquête de la province par les Anglais, s’était retiré dans la solitude de son domaine où il passait le soir de sa vie dans le calme philosophique de la retraite.

Cette vue, toutefois, n’excitait pas autrement sa curiosité et il aurait probablement continué son chemin sans plus d’attention, s’il n’avait, par hasard, aperçu deux personnes descendant du perron dans l’espace libre en face de la maison. La distance était considérable, et les arbres gênaient quelque peu la vue, mais il crut distinguer dans ces deux personnages une jeune femme et un homme âgé. Il s’arrêta un moment de plus pour regarder. Tout à coup, il vit conduire au pied du perron un cheval sur lequel la jeune dame fut aidée à se mettre en selle. Cette vue l’émut considérablement. Un soupçon — était-ce seulement un soupçon ? — traversa son esprit.

Si c’était elle ! Il chassa cette pensée, néanmoins, comme trop heureuse pour être vraie. Il était impossible qu’elle se jetât ainsi dans ses bras.

Toute cette aventure perdrait la moitié de sa saveur romanesque, par un dénouement si simple et si facile. Non ! Il lui fallait la chercher, il lui fallait peiner, attendre et souffrir encore avant de pouvoir espérer d’atteindre l’objet de son désir.

C’est ainsi que nous ajoutons à nos peines dans l’intensité de nos désirs amoureux, et Cary prenait un âpre plaisir à exagérer sa propre misère.

Toutefois, il tint son regard ardemment fixé sur cette jeune amazone qu’il apercevait au loin. Après avoir conversé pendant quelque temps avec le vieillard, elle se redressa, se mit bien en selle et s’éloigna de la maison. L’avenue d’érables au bout de laquelle se tenait le jeune officier était tout droit devant elle et, un moment, Cary crut qu’elle allait la suivre. Elle arrêta son cheval à l’entrée de l’avenue qu’elle explora de la vue jusqu’à la barrière. Ils se trouvaient ainsi en face l’un de l’autre. Elle devait l’avoir vu aussi facilement qu’il la voyait lui-même. Se reconnurent-ils ? Oh ! comme l’amour, aux yeux toujours si perçants, est parfois désespérément aveugle !

Cary aurait dû lancer son cheval, franchir la barrière et remonter l’avenue dans une course folle. La dame aurait dû agiter son mouchoir en signe de reconnaissance et descendre au petit pas de sa monture, au-devant de son cavalier.

Au lieu de cela, il resta en selle comme frappé d’éblouissement, et elle s’éloigna tranquillement de l’entrée de l’avenue et suivit lentement un étroit sentier qui traversait les terres de son père.

Il y a souvent une révélation dans la disparition, de même qu’il y a de la lumière dans les ténèbres. À peine eut-il perdu de vue la dame à cheval, que Cary se sentit irrésistiblement entraîné à courir à sa poursuite et à découvrir qui elle était. Maintenant qu’elle était partie, la pensée lui revint qu’elle était peut-être celle qu’il aimait et recherchait. L’avait-il effrayée ? Ce n’était pas probable, vu l’aisance et le calme de ses manières. La reverrait-il ? Il sentit que cela dépendait entièrement de lui et il décida de mieux profiter de l’occasion, si elle lui était offerte de nouveau. Il réfléchit encore un moment avant de décider ce qu’il allait faire. Il pensa à ouvrir la barrière, à remonter l’avenue et à prendre le sentier qu’elle avait suivi ; mais il lui répugnait de passer ainsi sans permission sur la propriété d’autrui et il craignait d’être arrêté au manoir pour s’expliquer. Tout cela l’empêcha de suivre cette idée. Il jugea plus sage de suivre la grand’route en éperonnant son cheval et de se fier à sa bonne chance. Il pourrait peut-être découvrir l’issue de ce sentier d’où elle allait sortir. En cela, il ne fut pas désappointé. Après avoir fait environ un demi-mille, il arriva à l’entrée d’un chemin de campagne, rude et peu fréquenté, tout humide des infiltrations du ruisseau qui coulait le long d’un de ses côtés. Là il s’arrêta et observa avec le coup d’œil exercé du soldat en reconnaissance.

À sa surprise et à sa grande satisfaction, il remarqua les empreintes fraîches des sabots d’un pony, tournées du côté de la grand’route. Il eut la conviction qu’elle était venue par ce chemin et avait continué sa promenade le long de la grand’route. La carrière était donc libre devant lui. Tout ce qu’il avait à faire était de la suivre, et c’est ce qu’il fit sans perdre une seconde.

Pendant tout ce temps, l’après-midi s’était avancé et le soleil descendait tout doucement à l’horizon. On pouvait compter encore sur une grande heure de jour, mais l’air devenait froid, et des bandes de nuages rosés s’étendant en éventail dans l’ouest du firmament annonçaient du vent et de la tempête.

Pendant toute une heure, Cary Singleton chevaucha le long de cette route solitaire, fouillant du regard la lisière de la forêt à sa droite et la rive escarpée de la rivière à sa gauche ; mais il n’entendit rien, sauf le bruit monotone de l’eau du fleuve et le bruissement des arbres sous la brise. Il ne vit rien qui put distraire son attention de l’unique objet de ses recherches. Il commença à craindre que celles-ci ne fussent vaines. Il était déjà loin de ses quartiers, et sans cause spéciale, il ne pouvait guère prolonger davantage son absence. Il résolut donc, bien à contre-cœur, de diriger son cheval vers le camp. Avançant encore de quelques pas,
lentement et évidemment attristé par tout ceci, il arriva à un endroit où la route tournait brusquement, et à quel­ques centaines de verges devant lui, il remarqua la fumée bleue d’une petite maison de cultivateur bâtie dans la clairière du bois. Devant la maison, il y avait un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants entourant un cheval sellé. Dire que Cary fut surpris serait se servir une expression trop faible. Il fut si étonné qu’il s’arrêta court. Sa pré­sence excita un tumulte parmi ces gens. Les enfants se précipitèrent dans la maison, les femmes se retirèrent sur la porte, mais une dame en amazone les rassura d’un geste enjoué et se mit aussitôt en selle. Leur ayant adressé quelques mots d’adieu, elle reprit la route et un instant plus tard, elle était à côté du jeune officier.

— Est-il possible. Mademoiselle ?… Ce fut tout ce que put murmurer Cary dont l’agitation était si grande qu’il lui fallait s’appuyer au pommeau de sa selle pour ne pas tomber.

Il serait faux de dire que la dame n’était pas agitée de son côté, mais elle possédait cet admirable secret de la feinte qui place les femmes bien au-dessus des hommes dans les passes les plus critiques de la vie.

Sa réponse fut un délicieux sourire de reconnaissance et l’offre d’une main gantée.

— Je ne m’attendais pas à vous rencontrer sur cette route solitaire, dit Cary, après avoir recouvré un peu de son assurance.

C’était là un mensonge palpable, mais inconscient. Pourquoi donc était-il venu si loin ? Pourquoi avait-il souffert les tourments du doute et de l’attente, tout le cours de cet après-midi, long comme la vie ? La jeune fille était plus naturelle et plus simple. La franchise de sa réplique faillit faire sauter Cary hors de sa selle.

— Et moi, je m’attendais à vous rencontrer, Monsieur, dit-elle, et elle partit d’un de ses plus joyeux éclats de rire.

Les explications suivirent rapidement. La dame avoua qu’elle avait reconnu Cary du bout de l’avenue, qu’elle avait évité à dessein de le rencontrer à la barrière, et avait pris le sentier à travers les terres de son père, certaine qu’il la suivrait. Elle ne découvrit qu’à moitié les raisons qui l’avaient fait agir ainsi, mais sa réticence partielle donnait du piquant à ses révélations, et en écoutant, Cary était dans une véritable extase de délices. Elle savait qu’il la suivrait ! Quelle conscience de supériorité et de pouvoir !

Ainsi engagée, la conversation ne languit point. L’officier reprit pleine possession de ses sens et les deux jeunes gens chevauchèrent rapidement côte à côte dans le crépuscule rosé qui paraissait être l’avant-coureur d’une belle aurore et d’un brillant lever du soleil.