Les Bastonnais/02/14

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 121-123).

XIV
le roman de l’amour.

Quatre jours plus tard, le village de la Pointe-aux-Trembles fut mis en émoi par l’approche des soldats d’Arnold. Leur apparition était si soudaine et si inattendue, que les gens ne savaient comment l’expliquer et la plupart d’entre eux barricadèrent leurs maisons. Mais les Américains s’avancèrent avec le plus grand ordre. L’avant-garde, arrivée au village, fit une marche par le flanc gauche et alla établir ses quartiers sur le bord même du Saint-Laurent. Le corps principal forma les faisceaux en face de l’église et l’on distribua aussitôt des billets de logement pour toutes les maisons du village. Arnold lui-même alla loger chez le curé, qui le traita bien et invita fréquemment à sa table les principaux officiers pendant leur court séjour dans sa paroisse. Ce bon prêtre, obéissant aux instructions de l’évêque de Québec, était opposé à l’invasion américaine, mais dans l’intérêt de ses paroissiens, il jugea prudent de traiter les Continentaux avec autant que respect que possible. Sa courtoisie fut bien récompensée, car durant tout leur séjour à la Pointe-aux-Trembles, les Américains traitèrent les habitants avec une considération exceptionnelle.

L’arrière-garde traversa le village et s’échelonna le long de la route, sur une distance de quinze à vingt milles. Cette division était principalement composée de cavalerie et de carabiniers, dont le service consistait à parcourir la contrée à la recherche de provisions et à garder les communications avec la partie supérieure du pays, d’où l’on attendait de jour en jour des renforts de l’armée de Montgomery.

Tous les officiers d’Arnold approuvaient sa retraite temporaire pour les raisons mêmes exposées par Batoche et qui leur avaient paru urgentes dans les circonstances actuelles.

Mais si l’un d’entre eux en était plus heureux que les autres, c’était bien Cary Singleton. Il avait d’autres raisons que des considérations militaires pour applaudir à cette mesure.

C’était pour lui une magnifique occasion — il se l’imaginait, du moins — de retrouver le trésor qu’il avait perdu sous le tunnel obscur du pont couvert, de revoir la vision qui, depuis cette soirée mémorable, avait toujours flotté devant sa mémoire.

Heureuse illusion de la jeunesse ! si peu appréciée, tant qu’elle dure, à cette période privilégiée de l’existence, et objet d’amères lamentations pour le reste de la vie, quand elle a disparu !

Les misères mêmes donnent un stimulant au plaisir, quand le cœur est embrasé — et quel jeune cœur ne l’est pas ? — de la flamme de l’amour. La fatigue, la faim, la soif, la maladie et la pauvreté ne sont que des bagatelles dont on rit, tant que l’on aperçoit derrière elles la douce lumière de tendres yeux parlant, en un langage qu’eux seuls peuvent entendre, la langue du cœur dévoué.

Pour beaucoup de ses camarades officiers, pères de famille ou déjà avancés en âge, cette invasion américaine était une dure réalité, faite d’une succession désagréable de marches et de contremarches, de parades et de campements, d’attaques et d’échecs, de privations de toutes sortes, avec la perspective d’une défaite finale ; mais pour Cary Singleton, la guerre avait été, jusque-là, une scène constante d’émotions agréables, comme il aura occasion de le dire lui-même dans un chapitre subséquent, et, à partir de ce moment jusqu’à la fin de la campagne, elle prit pour lui les proportions d’un roman.

Le seul renseignement qu’il avait pour le guider, était que la jolie fille qu’il cherchait habitait dans le voisinage du camp où il se trouvait maintenant. Était-ce plus haut ou plus bas, sur le bord de la rivière ou à l’intérieur des terres ? sans doute il ne le pouvait dire, mais il était bien résolu de le découvrir. Il savait que les quartiers que l’armée venait d’établir n’étaient que temporaires ; que dans huit ou dix jours au plus, celle-ci ferait de nouveau une marche en avant. Alors, ce serait la bataille et son sort pouvait être une tombe sanglante sous les murs de la vieille capitale. Il fallait donc se hâter. Il voulait bien mourir, mais il voulait auparavant revoir encore une fois l’objet de son culte.

Ces pensées occupaient son esprit pendant qu’il suivait la route au pas de son cheval, une belle après-midi, tandis que le soleil étalait ses blancs rayons sur la terre gelée, jetant un reflet argentin sur les branches dépouillées de feuilles des hêtres et des bouleaux.

Il ne se doutait guère de ce qui l’attendait, quand il arrêta machinalement sa monture pour admirer une belle avenue d’érables conduisant à un manoir situé à droite de la route.