Les Bastonnais/01/10

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 36-39).

X
la cassette.

La petite Blanche n’avait pas été oubliée pendant tout ce temps. En atteignant la route, le vieillard interrogea des yeux l’horizon dans la direction de Québec, pendant un instant, comme s’il avait hésité entre cette route à suivre et celle de sa cabane. Apparemment, il se décida pour cette dernière, car il traversa la route d’un pas résolu et s’engagea dans l’étroit sentier conduisant à sa demeure. En y arrivant, il aperçut arrêté à quelque distance, sous les arbres, un cheval attelé à un traîneau.

Il parut néanmoins n’y prêter aucune attention et il se dirigea vers la porte, qui lui fut ouverte par la petite Blanche.

Il se baissa pour l’embrasser sur le front, posa la main sur ses cheveux et lui dit :

— C’est bien, mon enfant ; mais pourquoi es-tu si en retard ?

— Je n’ai pu revenir plus tôt, grand-père.

— Qui t’a retenu ?

Elle lui désigna du geste un homme, la figure recouverte d’un épais cache-nez et assis dans un coin obscur de la chambre. Sans lâcher sa carabine qu’il traînait de sa main gauche, Batoche s’avança vers lui. L’homme se leva, tendit la main et sourit tristement.

— Ne me reconnaissez-vous pas, Batoche ?

Le vieillard examina longuement l’étranger ; puis sa figure s’éclaira comme s’il l’avait reconnu, et il s’écria :

— Je dois me tromper ; ce n’est pas possible.

— Oui, c’est moi.

M. Belmont !

— Oui, Batoche, nous nous souvenons l’un de l’autre, quoique nous ne nous soyons pas vus depuis bien des années. Vous vivez ici de la vie d’un anachorète ; vous ne venez jamais à la ville et je reste dans la retraite, ne sortant presque jamais de la ville. Nous voilà presque des étrangers et pourtant, nous sommes amis. Nous devons être amis maintenant, même si nous ne l’étions pas auparavant.

Le vieillard ne répondit pas, mais il invita son visiteur à s’asseoir. Après avoir accroché son arme, il prit un siège auprès de lui. Le feu avait baissé et tous deux étaient assis dans les ténèbres. Blanche avait proposé d’allumer une chandelle, mais les deux hommes ayant fait un signe de refus, l’enfant s’assit de l’autre côté de l’âtre avec le chat noir couché en rond sur ses genoux.

— Je vous ai ramené l’enfant, dit M. Belmont, pour ouvrir la conversation. Elle était en bonnes mains avec Pauline sa marraine ; mais nous savions qu’elle ne passe jamais la nuit hors de votre ermitage et que vous seriez inquiet si elle ne revenait pas ce soir.

— Oh ! Blanche est comme son vieux grand-père. Elle connaît tous les sentiers de la forêt, tous les signes du firmament et le plus mauvais temps ne saurait l’empêcher de retrouver notre demeure. Je ne crains pas que les hommes ou les animaux sauvages lui fassent aucun mal ; car elle porte sur elle la marque de la Providence et aucun accident ne lui arrivera aussi longtemps que je vivrai. Il y a un esprit dans les chutes, là-bas, M. Belmont, qui veille sur elle et cette protection est inviolable. Mais je vous remercie, Monsieur, vous et votre fille d’avoir pris soin d’elle.

— Je l’ai retenue pour une autre raison, Batoche. Et M. Belmont jeta furtivement un regard sur son interlocuteur dont le coup d’œil empreint du même doute se croisa avec le sien.

— Cela m’a fourni l’occasion de vous faire une visite qui, pour des raisons spéciales, est de la plus grande importance pour moi.

Batoche parut deviner les secrètes pensées de son hôte et le mit aussitôt à l’aise en lisant :

— Je suis un pauvre solitaire. M. Belmont, éloigné du monde, séparé du présent, ne vivant que dans le passé et n’espérant rien dans l’avenir excepté le bien-être de cette orpheline. Personne ne pense à moi et je n’ai pensé à personne ; mais je suis prêt à vous rendre tous les services que je pourrai. J’ai appris un secret, ce soir, et, qui sait ? peut-être la vie a-t-elle changé pour moi depuis une heure.

M. Belmont écouta attentivement ces paroles. Il savait en présence de quel être étrange il se trouvait et comprenait que le langage qu’il venait d’entendre avait peut-être une signification plus élevée que les mots ne l’indiquaient. Mais les manières de Batoche étaient calmes, bien que le ton de ses paroles fût résolu ; son regard n’avait rien de son étrange éclat et aucun geste exagéré ou extravagant ne venait indiquer qu’il ne s’exprimait pas de la manière la plus rationnelle. M. Belmont se contenta donc de remercier l’ermite de sa bonne volonté.

La conversation commençait à languir quand, soudain, on entendit, dans la forêt, au-delà de la grand’route un hurlement comprimé. Obéissant à une même impulsion, les deux hommes se levèrent au même instant, comme mus par un ressort, et leur regard se croisa. La petite Blanche, la tête tombée de lassitude sur son épaule, dormait doucement, inconsciente de tout danger, tandis que Velours refusait d’abandonner son chaud nid sur les genoux de sa maîtresse, quoiqu’elle eût remué une fois ou deux.

— Le loup ! murmura Batoche.

— Le loup ! répondit M. Belmont. Et les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Nous sommes frères encore une fois, dit M. Belmont, en serrant les mains du vieillard, pendant que les larmes coulaient sur ses joues.

— Oui, et pour la plus sainte des causes, répondit Batoche.

— Il n’y a plus de mystère entre nous, maintenant, reprit M. Belmont. Cet appel était pour moi. Il me faut partir sans délai. J’ai déjà trop tardé. Ce qui m’a amené près de vous, en particulier, Batoche, c’est ceci.

Et il retira de l’intérieur de son vaste capot de chat sauvage une petite cassette garnie de fermoirs d’argent.

— Dans cette petite cassette, Batoche, sont toutes mes reliques et tous mes trésors de famille. De mon argent, je ne fais aucun cas ; mais pour ceci, j’y tiens tant, que je donnerais ma vie pour éviter qu’il soit détruit. Vous êtes celui qui peut cacher cela pour moi. Vous connaissez des cachettes où aucun mortel ne peut pénétrer. Je vous confie cette cassette. Ce jour a été bien sombre pour moi ; ce qui m’attend demain, j’ose à peine le deviner. Nous tous, et vous aussi, Batoche, allons avoir probablement de durs moments à passer. Quant à nous, la perte ne sera rien ; nous sommes vieux et inutiles. Mais Pauline et la petite Blanche ! il faut qu’elles survivent aux ruines. Si je péris, cette cassette doit être remise à ma fille, et de peur qu’il vous arrive malheur, à vous aussi, confiez le secret de la cachette à Blanche, afin qu’elle puisse remettre ce dépôt à sa marraine. Prenez, et bonne nuit. Il me faut partir.

Sans attendre un mot de réponse, M. Belmont embrassa le vieillard sur la joue, se baissa pour imprimer un baiser sur le front de l’enfant endormie, s’élança hors de la cabane, se jeta dans son traîneau et partit.

Au moment où il disparaissait, le même hurlement de loup, plaintif et sourd, se fit entendre dans la forêt.