Les Bastonnais/01/09

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 33-36).

IX
le hurlement du loup.

C’était une heure après le coucher du soleil et l’obscurité était déjà presque complète. Batoche avait attisé le feu et préparé la petite table sur laquelle il avait placé deux assiettes d’étain avec couteaux et fourchettes. Il sortit de sa poche un gros couteau qu’il ouvrit et plaça aussi sur la table. Il retira ensuite du garde-manger un pain bis qu’il mit à côté des assiettes. Ayant ainsi apparemment complété ses préparatifs pour le souper, il s’arrêta et sembla prêter l’oreille aux bruits du dehors.

« C’est étrange, murmura-t-il, elle n’est jamais en retard comme cela. »

Il se dirigea vers la porte qu’une bouffée de vent ouvrit toute grande au même moment et regarda longtemps et attentivement à droite et à gauche.

« La neige est épaisse, dit-il, le sentier qui vient de la grande route est obstrué. Peut-être a-t-elle perdu son chemin… mais non ; elle ne l’a jamais perdu jusqu’ici. »

Il ferma la porte, arpenta la chambre avec distraction et après avoir regardé tout autour de lui pendant une ou deux secondes, il se laissa choir dans une chaise basse garnie de lanières de cuir, devant le foyer. Pendant qu’il est assis là, saisissons l’occasion d’esquisser cet être singulier. Sa figure était expressive, le menton long et pointu, la mâchoire ferme. Les lèvres étaient serrées comme celles d’un homme taciturne, sans toutefois lui donner un air renfrogné, car, aux deux coins étaient gravées deux lignes comme celles de vieux sourires qui auraient enfoui là leurs joies pour toujours. Un nez long et assez épais, dont les narines se dilataient aux moindres impressions. Les os des joues proéminents. Un beau front, mais un peu trop aplati aux tempes.

De longues et minces mèches de cheveux blancs s’échappaient de son grand bonnet de peau de renard. Son teint était bronzé et sa figure, sans barbe.

Ce dernier trait passe pour être la caractéristique d’une faible vitalité, mais il distingue aussi fréquemment l’excentricité, et Batoche était évidemment un excentrique, comme l’indiquait l’expression de ses yeux ; des yeux d’un gris froid, mais lançant par moments de sauvages éclairs. La réflexion du brasier leur donnait une apparence fantastique.

Batoche resta ainsi assis pendant au moins une demi-heure devant le feu, ses longues mains maigres enfoncées dans ses poches, son casque de peau de renard rejeté sur un côté de la tête et les yeux distraitement fixés sur les flammes

Malgré l’immobilité de sa posture, il était évidemment en proie à de profondes émotions, car la lueur blafarde qui se jouait sur sa figure révélait dans sa physionomie le jeu de pénibles pensées.

De temps en temps, il murmurait d’une voix à moitié articulée des paroles que le chat noir paraissait comprendre, car il ronronnait pendant quelque temps dans son nid demi-circulaire, puis, se levant, arrondissait le dos et regardait son maître avec une expression de tendre sollicitude dans ses yeux verts.

Mais Batoche ne pensait guère à Velours, ce soir-là. Son esprit était entièrement occupé de la petite Blanche qui, étant allée à Québec pour quelques commissions, suivant son habitude, n’était pas encore de retour.

Le vent gémissait lugubrement autour de la petite hutte qu’il ébranlait parfois comme s’il avait voulu la renverser de ses fondements. Les pins et les hêtres du voisinage, violemment secoués par la tempête, faisaient entendre des craquements sinistres, et du sommet des chutes s’élevait un sourd grondement plein de tristesse.

Soudain, au milieu de tous ces bruits, l’oreille exercée du vieux solitaire distingua un cri singulier venant du côté de la route. C’était un aboiement aigu et perçant suivi d’un gémissement plaintif. Il se redressa, tendit l’oreille et écouta de nouveau. La fourrure de Velours était maintenant hérissée et ses moustaches étaient raides comme des fils de fer. De nouveau, le hurlement lugubre retentit, rendu plus distinct et plus frappant par un coup de vent violent et soudain.

« Un loup, un loup ! » s’écria Batoche en s’élançant de son siège. Il arracha son fusil des crochets et se précipita hors de la maison. Sans un instant d’hésitation sur la direction qu’il devait prendre, il courut vers la grand’route.

— « Non, oh ! non ; c’est impossible, » murmurait-il, tout haletant, dans sa course rapide, « Dieu ne voudrait pas la jeter dans la gueule du loup. »

Il atteignit bientôt la route et s’arrêta un instant sur le bord du chemin pour écouter. Il ne fut pas désappointé, car à cent ou deux cents pas de lui, il entendit, pour la troisième fois, le hurlement menaçant du loup.

Alors le chasseur se retrouva tout entier dans Batoche. Il devint à l’instant un homme nouveau. La taille courbée se redressa, les membres affaiblis se raidirent nerveusement, les yeux sinistres lancèrent des éclairs comme pour illuminer l’espace qui s’étendait devant eux et l’expression vague et mélancolique des traits s’effaça pour faire place à une seule expression dure et farouche, celle du chasseur à l’affût. Un instant lui suffit pour déterminer l’exacte direction d’où venait le bruit. Avec mille précautions, il s’avança d’arbre en arbre d’un pas imperceptible à l’oreille et en retenant son souffle, jusqu’à ce qu’il eût atteint les abords d’un fourré. Là, il s’attendait à surprendre le loup. Longtemps et avec la plus grande attention, il épia à travers les broussailles.

« C’est un repaire de loups, » murmura-t-il. « Ce n’est pas une paire, mais bien quatre ou cinq paires d’yeux qui brillent là dans les ténèbres. Il me faut exterminer promptement cette engeance redoutable. Il ne faut pas les laisser établir leurs quartiers d’hiver si près de ma cabane. »

À ces mots, il épaula sa carabine et visa avec soin. Il avait le doigt sur la détente et allait faire feu, quand il sentit le canon de son fusil se détourner de sa position et se diriger tranquillement, mais irrésistiblement vers le sol.

— « Pas de folies, Batoche. Garde tes munitions pour d’autres loups que ceux-ci. Tu en auras bientôt besoin, » dit une voix d’un ton bas et mystérieux.

Le chasseur reconnut aussitôt Barbin, un fermier de Beauport.

— Que fais-tu ici, lui dit-il ?

— Pas le temps de répondre à tes questions ce soir. Tu le sauras plus tard.

— Et qui sont ceux-là, dans ce fourré, là-bas ?

— Mes amis et les tiens.

Batoche secoua la tête d’un air de doute et marmotta quelque chose qui signifiait qu’il voulait avancer, et se rendre compte par lui-même de l’état des choses. Il était ennemi des rôdeurs de toutes sortes et voulait savoir à qui il avait affaire avant d’abandonner ses recherches.

Un léger sifflement se fit entendre et le fourré devint aussitôt désert.

Barbin essaya de le retenir, mais l’impatience commençait à s’emparer du vieillard et il s’arracha violemment à l’étreinte du fermier.

— Pas de folies, Batoche, je le répète. Tu sais qui je suis et tu dois comprendre que je ne serais pas dehors, dans un tel endroit et par une nuit pareille sans nécessité. Ceux-ci sont mes amis. Pour des raisons suffisantes, ils ne doivent pas être connus à présent. Crois-moi ; n’avance pas plus loin. D’ailleurs, ils sont invisibles maintenant.

— Mais pourquoi ces cris étranges ?

— Le hurlement du loup est notre cri de ralliement.

— Le loup !

— Ne comprends-tu pas maintenant ?

Le vieillard passa rapidement la main sur son front et sur ses yeux ; puis, laissant retomber son fusil, et saisissant Barbin au collet, il s’écria :

— Est-il possible ! Je savais bien que cela viendrait, mais je ne m’y attendais pas si vite. Le loup, as-tu dit ? Ah ! seize ans, c’est long, mais ça passe, Barbin. Nous sommes vieux aujourd’hui, mais pas encore cassés…

Il aurait continué sur ce train, mais son interlocuteur l’arrêta tout à coup.

— Oui, oui, Batoche, c’est comme ça. Tiens-toi prêt, comme nous le faisons. Mais il faut que je parte ; mes compagnons m’attendent. Nous avons de la besogne sérieuse à faire ce soir.

— Et moi ? demanda le vieux d’un ton de reproche.

— Ta besogne, Batoche, n’est pas pour maintenant, mais pour plus tard ; pas ici, mais ailleurs. Sois tranquille ; tu n’as pas été oublié.

Barbin disparut alors dans le bois, tandis que Batoche s’en retournait lentement vers la route, hochant la tête et se murmurant à lui-même :

«  Le loup ! Je savais que cela viendrait ; mais qui l’aurait cru ? Mon violon chantera-t-il pour moi ce soir la vieille chanson ? Clara glissera-t-elle sous la chute ? »