Les Bastonnais/01/04

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 17-21).

IV
sur la place de la cathédrale.

Il se produisit un mouvement remarquable à Québec, le matin du 7 novembre 1775. Les habitants qui étaient rentrés chez eux la veille au soir dans la sécurité de l’ignorance, se levèrent le lendemain avec la vague certitude d’un événement imminent. Il y avait de l’électricité dans l’air. L’atmosphère était chargée de nuages au moral comme au physique. Les gens ouvraient leurs fenêtres et regardaient au dehors avec anxiété. Ils s’arrêtaient sur le seuil de leurs portes comme s’ils avaient craint de s’avancer plus loin. Ceux qui osaient sortir se rassemblaient en groupes au coin des rues et s’entretenaient à voix basse. On ne connaissait rien de défini ; personne n’avait rien vu ; personne n’avait rien entendu. Et pourtant toutes sortes d’histoires fantastiques circulaient dans les groupes.

On disait que des feux étranges avaient brillé dans les airs durant la nuit. Une sentinelle fantôme avait monté la faction à la citadelle, un spectre sous la forme d’un canotier avait traversé la rivière avec des avirons assourdis, une ombre de cavalier sortie de la forêt avait traversé Lévis comme un tourbillon et son coursier, blanc d’écume, était tombé mort sur le rivage. Les incrédules pouvaient voir le corps de l’animal dans une carrière de sable, à moins de cent verges de l’endroit où il était tombé. Et ce n’était pas tout : un mystérieux visiteur s’était présenté chez le gouverneur peu après minuit. Il y avait eu une longue conférence entre les deux hommes. Le gouverneur était d’une colère terrible, et l’étranger était parti chargé d’une autre mission aussi étrange que celle qui l’avait amené au château.

Ces rumeurs et d’autres plus fantastiques encore volaient de bouche en bouche d’un bout à l’autre de la ville. Il est étonnant de voir combien la foule ignorante peut arriver près de la vérité des choses au-dessus d’elle et combien est puissant l’instinct des grands événements dans les esprits vulgaires. Dès dix heures du matin, Québec était en tumulte et la place de la cathédrale était remplie de monde.

En face de la place, à l’Est, étaient les casernes ; mais on ne voyait là aucun signe de commotion. Deux sentinelles allaient et venaient d’un bout à l’autre de leurs longs parcours aussi tranquillement qu’à la parade. Les soldats hors de service s’appuyaient contre le mur ou les montants des portes de l’édifice, les mains dans les poches ou les jambes croisées.

Quelques-uns même fumaient leur pipe avec cet air moitié insignifiant, moitié farouche que les gens trouvent si exaspérant, en temps de commotions populaires.

Néanmoins une observation plus attentive pouvait découvrir que la troupe était plus occupée que d’habitude. Des patrouilles sortaient de la cour à des intervalles plus fréquents, et ceux qui s’y connaissaient remarquaient qu’elles étaient doublées. On observait aussi que l’on plaçait des gardes à plus d’endroits que la veille. Par exemple, cent hommes, au moins, avaient été envoyés en détachement le long de la rivière, où, précédemment, il y avait peu ou point de garde.

Il y avait encore les allées et venues constantes d’officiers à cheval sortant des casernes ou y entrant, et portant évidemment des ordres. En traversant la foule, ils avançaient lentement, mais dans les rues latérales ils accéléraient le pas.

La matinée s’écoula ainsi. Le ciel devenait de plus en plus sombre et bientôt la neige commença à tomber en abondance. Un léger vent d’est s’éleva, et les blancs flocons chassés et tournoyants effaçaient les lignes de l’horizon. Les hauteurs de Lévis se fondaient au loin ; le lit du fleuve était surmonté d’une immense muraille de brume et le rocher escarpé de la citadelle semblait flotter comme un rideau de gaze.

Quelle délicieuse sensation d’isolement produit en nous une abondante chute de neige ! Elle nous sépare du reste du monde. Vous étendez la main pour chercher votre voisin, et vous ne touchez qu’un brouillard palpable. Vous levez la figure vers le ciel et le doux contact des flocons soyeux vous fait fermer les yeux comme dans un songe.

La grande foule assemblée sur la place était ainsi divisée en groupes indistincts et sa bruyante rumeur devenait un murmure dans la lourde atmosphère. Mais la multitude expectante et anxieuse n’en était pas moins là et elle allait sans cesse s’augmentant. Des femmes, un châle jeté sur la tête ou encapuchonnées, venaient maintenant augmenter le nombre des curieux.

Des prêtres du séminaire voisin, en chapeaux à larges bords, portant le collet romain et la longue douillette noire, se frayaient tranquillement leur route à travers les masses, et l’impétueux gamin, le même, absolument, il y a cent ans qu’aujourd’hui se précipitait çà et là du centre des groupes au dehors, voulant tout voir et tout entendre et pourtant béatement insouciant du terrible secret de tout ce rassemblement.

Soudain il se fit un mouvement au centre de la place. Les cercles concentriques de la foule le ressentirent successivement jusqu’à ce qu’il atteignît les abords de l’assemblée. Chacun s’enquit à son voisin de ce qui venait d’arriver.

— Deux hommes se battent, dit l’un.

— Une femme est tombée en défaillance dit un autre

— Le vieux Boniface est en train de danser une gigue, dit un troisième.

Là-dessus, il y eut un éclat de rire, car Boniface était un charlatan de la Canardière, fameux à la ville comme à la campagne.

— On vient d’amener un prisonnier bastonnais, dit un quatrième.

À cette nouvelle, la foule manifesta un vif intérêt.

Un prisonnier bastonnais signifiait un prisonnier américain. On savait que l’expédition d’Arnold était partie de Boston. De là, le nom de Bastonnais donné aux envahisseurs. Bastonnais est une corruption rustique du mot français Bostonnais, et cette corruption s’est transmise jusqu’à nos jours. Toute l’invasion américaine est encore connue parmi les Canadiens-Français comme la guerre des Bastonnais.

Il y a toujours un certain intérêt attaché aux solécismes nationaux, et nous avons retenu celui-ci.

— Ce n’est rien de tout cela, dit un grave vieillard qui se frayait difficilement un chemin pour sortir de la foule et portait sur ses traits une expression d’effroi.

— Qu’y a-t-il donc ? demandèrent plusieurs voix à la fois.

— L’un de nos concitoyens a été arrêté.

— Arrêté ! arrêté !

— Eh bien, s’il n’est pas arrêté, il est du moins cité à comparaître au château.

— Qui est-ce ?

M. Belmont.

— Quoi ! Le père de notre nationalité, le premier citoyen de Québec ? Ce n’est pas possible !

— Ah ! mes amis, dispersons-nous ; rentrons chacun chez nous. C’est aujourd’hui un jour de mauvaise augure. On dirait que les tristes temps de la conquête sont revenus ’59 et ’75 ! Il paraît que nous n’avons pas encore assez souffert durant ces seize années.

Ce qui était arrivé était simplement ceci. Un jeune homme de haute stature, vêtu d’une longue capote militaire, s’était, pendant quelque temps, mêlé à la foule, jetant un regard scrutateur sur presque tous ceux qu’il rencontrait sur sa route. Quand il fut enfin arrivé au milieu de la cohue, il parut soudainement recon­naître l’objet de ses recherches, car il se dirigea sans hési­tation vers un homme d’un âge mûr et lui remit un papier.

Celui-ci fit un mouve­ment de sur­prise en recevant la missive et jeta sur le messager un coup d’œil perçant. Il parcourut l’adresse, pendant qu’un frisson contractait ses traits. Brisant ensuite le sceau d’un mouve­ment fébrile, il lut à la hâte les courtes lignes de la lettre qu’il froissa ensuite dans sa main et enfouit dans sa poche.

— Depuis quand cette lettre a-t-elle été envoyée ? demanda-t-il avec une certaine hauteur.

— Il y a plus d’une heure, Monsieur.

— Et pourquoi n’a-t-elle pas été remise immédiatement ?

— Parce que je ne vous ai pas trouvé chez vous et qu’il m’a fallu vous chercher dans cette foule compacte, répondit respectueusement mais avec assurance le messager.

— Êtes-vous un aide de camp de Son Excellence ?

— J’ai cet honneur, Monsieur.

— Alors, il n’y a pas de temps à perdre. Allons-y tout de suite.

Le deux hommes se mirent en marche et la foule leur ouvrit immédiatement un chemin, tandis qu’un murmure étouffé les accueillait au passage.

Une frêle jeune fille portant un voile bleu d’azur étroitement serré sur la figure s’appuyait sur le bras du plus âgé.

Arrivés au coin de la rue de la Fabrique, qui débouche sur la place à l’angle nord-ouest de la cathédrale, ces deux derniers personnages se séparèrent.

— Que signifie cela, père ? demanda la jeune fille d’une voix inquiète.

— Rien, mon enfant. Rentre à la maison tout de suite, et attend mon retour. Je te rejoindrai dans une heure.

La jeune fille remonta la rue étroite et les deux hommes se dirigèrent en silence vers le château Saint-Louis.

À la suite de cet incident, la place se vida graduellement jusqu’à ce qu’il n’y restât plus que quelques oisifs.