Les Bastonnais/01/03

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 11-17).

III
au château.

Roderick atteignit la rive nord sans encombres. Il amarra sa chaloupe au même vieux quai rongé et verdi par l’eau, où il l’avait détachée moins d’une heure auparavant. Il remonta à la ville par le chemin qu’il avait suivi précédemment. Aucun changement ne s’y était produit. Tout était dans le calme le plus profond. Tout le monde dormait encore. S’il désirait le secret, il devait être satisfait, car il était évident que personne n’avait été témoin de son étrange démarche. Lorsqu’il eut dépassé la porte de la haute-ville, il ralentit sensiblement le pas. Ce n’était pas l’effet de l’hésitation, mais bien de la délibération, il s’arrêta un instant en face des casernes. Les lumières étaient éteintes dans le quartier des officiers et aucun son ne se faisait entendre dans la salle du mess. Cette circonstance parut le détourner d’y entrer et il continua de se diriger en droite ligne vers le château St-Louis. Après avoir passé la garde, grâce au mot d’ordre, il frappa bruyamment à la porte principale.

Un officier de service qui dormait tout habillé sur un canapé dans le vestibule fut aussitôt sur pied et saisissant sa lanterne sourde placée derrière la porte, il ouvrit. Il n’eut pas plus tôt dirigé la lumière sur la figure de son visiteur, qu’il s’écria :

— Allons, Hardinge, qu’est-ce qui, diantre, peut bien vous amener ici à cette heure indue ? Entrez ! Il fait diablement froid.

— J’ai besoin de voir Son Excellence.

— Pas à présent, assurément ? Il n’était pas dispos hier soir, et il s’est retiré de bonne heure. Je ne crois pas qu’il soit bien aise de se faire ainsi réveiller avant le lever du jour.

— J’en suis bien fâché, mais il faut que je le voie.

— Quelque petite escapade, sans doute, et vous voulez que le vieux gouverneur vous en tire avant que la ville en ait vent, dit l’officier de garde qui était maintenant réveillé complètement et disposé à la jovialité.

— C’est une affaire beaucoup plus sérieuse que cela, Simpson, je suis bien fâché de le dire. Vous savez que je ne me présenterais pas ici à pareille heure sans le motif le plus urgent. Il faut absolument que je voie le gouverneur, et tout de suite.

Aucun signe d’impatience n’avait accompagné cette réplique, mais il parlait d’un ton si décidé, que l’officier, qui connaissait bien son ami, comprit que sa demande ne pouvait être rejetée. En conséquence, il s’occupa aussitôt de faire éveiller le gouverneur. Avec plus de promptitude que l’un et l’autre des jeunes gens l’avaient prévu, ce dignitaire se leva, s’habilla et se rendit dans une antichambre où il fit appeler Hardinge. Après quelques mots d’excuse, celui-ci découvrit à Son Excellence le sujet de sa visite.

Il dit comment, tandis que tout le monde, en ville, s’occupait de l’invasion de la colonie du côté de l’ouest, par l’armée continentale sous le commandement de Montgomery, on avait presque complètement perdu de vue l’autre colonne d’invasion qui s’avançait du côté de l’est, sous la conduite d’Arnold. Pour sa part, il déclara qu’il considérait cette dernière la plus dangereuse des deux. Elle était composée de troupes d’élite, avait été organisée sous les yeux de Washington lui-même et placée sous le commandement d’un bouillant général.

Outre ses autres qualités, Arnold avait l’avantage incalculable de connaître personnellement la ville, grâce à des visites répétées qu’il y avait faites tout récemment dans un but de commerce. La population de Québec paraissait ignorer complètement l’expédition d’Arnold. Elle semblait croire que sa colonne était ou devrait être noyée quelque part au milieu des cascades du Kennebec, ou du moins qu’elle ne réussirait jamais à se rendre jusqu’à la frontière, à Sertigan.

Le gouverneur croisa sa robe de chambre un peu plus serrée sur sa poitrine, renversa la tête sur le coussin de son fauteuil et laissa échapper un ou deux petits bâillements comprimés, comme s’il se fût un peu étonné que l’on eût interrompu son repos pour lui apporter tous ces renseignements qui lui étaient d’ores et déjà très familiers. Mais c’était un gentilhomme patient et courtois et il ne pouvait pas croire qu’un officier de milice même abuserait de son bon naturel au point de venir chez lui, à une telle heure, à moins qu’il n’eût à lui faire quelque communication vraiment importante. Il n’interrompit donc pas son visiteur.

Roderick Hardinge, continuant, dit que la crainte de voir Arnold fondre sur la ville comme un vautour pendant que la plus grande partie des troupes de la colonie était avec le général Carleton, près de Montréal et dans la péninsule du Richelieu, dans un moment où, conséquemment, la cité était presque sans défense, lui avait fait prendre la résolution de surveiller personnellement son approche. Ce pouvait être de la présomption de sa part, mais il n’avait pas pleine confiance dans les quelques rapports que l’on avait reçus, en ville, de cette expédition, et il avait voulu se satisfaire en s’informant par lui-même à des sources plus dignes de foi.

Ici Son Excellence sourit légèrement à la confession ingénue de son subalterne, mais quelques instants plus tard, il ouvrit les yeux très grands lorsque l’officier lui rapporta en détail toutes les circonstances que nous avons racontées dans les chapitres précédents.

— Votre Donald est-il un homme en qui l’on peut avoir une parfaite confiance ? demanda le lieutenant gouverneur.

— Je réponds de lui comme de moi-même. C’est un vieux serviteur qui a accompagné mon père dans toutes ses campagnes.

— Il dit qu’Arnold a passé la frontière ?

— Oui, Excellence.

— Et qu’il s’avance actuellement sur Québec ?

— Oui, Excellence.

— Et qu’il est actuellement à…

— À soixante milles de la ville.

Le lieutenant-gouverneur arracha son bonnet de velours de dessus sa tête et le lança sur la table.

— Soixante milles, avez-vous dit ?

— Soixante milles, Excellence.

Son Excellence reprit tranquillement son bonnet, le remit sur sa tête, se renversa sur son siège, plaça les coudes sur les bras de son fauteuil, joignit les mains qu’il agita mécaniquement devant ses lèvres, et, les yeux élevés au plafond, il s’absorba dans un petit calcul.

— Soixante milles. En faisant quinze milles par jour, monsieur Arnold mettra quatre jours à atteindre Lévis. C’est aujourd’hui le 7, n’est-ce pas ? Alors, le 11, nous pouvons nous attendre à la visite de ce monsieur.

— Arnold exécutera deux marches forcées de trente milles chacune. Excellence, et arrivera en face de cette ville dans deux jours. C’est aujourd’hui le 7  ; le 9, nous verrons son avant-garde sur les hauteurs de Lévis.

— Oh ! oh ! Et c’est ainsi que procède ce gaillard de rebelle ? Il doit avoir eu tout à coup une fameuse veine, car aux dernières nouvelles que nous avons eues sur son compte, la mutinerie s’était mise parmi ses hommes, et la débandade de sa troupe était imminente.

— C’est qu’ils mouraient de faim.

— Et auraient-ils été ravitaillés, par hasard ?

— Ils l’ont été.

— Par qui ?

— Par notre propre population, à Sertigan et tout le long de la Chaudière.

— Mais leurs chevaux ? Il est bien connu qu’ils les ont tous perdus dans les régions inhabitées.

— Ils ont été remplacés.

— Pas par nos concitoyens, assurément ?

— Oui, Monsieur, par nos propres gens.

— Impossible. Nos pauvres fermiers ont été volés et pillés par ces canailles.

— Pardon, Excellence ; mais ces canailles paient généreusement pour tout ce que leur troupe réquisitionne.

— En argent ?

— Non, Monsieur, en papier.

— Leur papier continental ?

— Pas autre chose.

— Des chiffons, de vils chiffons.

— Possible, mais nos fermiers les acceptent tout de même et sans hésitation, repartit le lieutenant en sortant de la poche de son habit le petit paquet qu’il y avait serré. Il le déplia et en retira plusieurs billets qu’il remit au gouverneur.

C’étaient des spécimens du papier-monnaie américain et des reçus signés par Arnold et plusieurs de ses officiers pour des animaux de boucherie et des provisions achetées des fermiers canadiens.

— En réalité, continua le jeune officier, Votre Excellence m’excusera si j’affirme que, d’après tous les renseignements que j’ai obtenus, et sur lesquels je vous assure de nouveau que vous pouvez compter, il est évident que la population des régions que la colonne d’invasion a traversées ou traverse en ce moment, est favorable à la cause américaine.

Une proclamation trompeuse écrite par le général Washington lui-même et traduite en français a été distribuée parmi cette population, qui a été séduite par les belles phrases qu’elle renferme sur la liberté et l’indépendance. C’est ce qui explique tous les rapports faux et illusoires que nous avons reçus jusqu’ici concernant cette expédition.

Nous avons été systématiquement et à dessein tenus dans les ténèbres sur ce sujet. Laissée à elle-même, l’armée d’Arnold, disloquée par l’insubordination, se serait débandée ou aurait péri de faim et de misère dans les régions inhabitées. Encouragée et ravitaillée par les propres sujets de Sa Majesté, elle marche maintenant en bataillons serrés sur Québec.

— Les traîtres des districts éloignés ne peuvent pas, malheureusement, être atteints aussi facilement que ceux qui sont sous nos yeux ; mais l’heure de leur châtiment arrivera pourtant. En attendant, il nous faut surveiller attentivement la désaffection et la trahison dans les murs mêmes de cette ville, dit le lieutenant-gouverneur d’un ton énergique et avec une chaleur très perceptible.

— Ce paquet pourra probablement aider Votre Excellence en cela, répliqua Hardinge, tout en remettant au représentant de la couronne anglaise le reste du paquet qu’il avait reçu de Donald.

— Qu’est-ce que ceci, demanda le gouverneur, en déliant les cordons qui entouraient le paquet ?

— Des lettres du colonel Arnold au général Schuyler qui était le commandant en chef de l’armée d’invasion aux débuts de l’expédition.

Arnold sera surpris, sinon chagriné, d’apprendre que Montgomery a succédé à Schuyler.

— Ah ! je vois. Eh bien, comme ces lettres ne sont pas adressées au général Montgomery et que le général Schuyler a quitté le pays, nous ne manquerons pas à l’étiquette en les ouvrant. Elles sont sans doute d’une lecture fort intéressante. Et celles-ci ?

— Ce sont des lettres d’Arnold à plusieurs citoyens distingués de Québec.

— Impossible !

— Veuillez lire les adresses.

Le gouverneur examina les suscriptions une par une et en silence, tout en faisant ses commentaires à voix basse :

Monsieur L. — Cela ne me surprend pas.

Monsieur F. — Il faudra voir à cela.

Monsieur O. — C’est assez probable.

Monsieur R. — Il doit y avoir quelque erreur. Il est trop fou pour prendre parti d’un côté ou de l’autre.

Monsieur G. — Sa femme devra décider cela pour lui.

Monsieur X. — Je lui donnerai une commission et il ira très bien.

Monsieur N. — Je n’en crois pas un mot.

Monsieur H. — Branle dans le manche. Il a trahi la France sous Montcalm, il peut bien trahir l’Angleterre sous Carleton.

Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il en eût parcouru une douzaine de plus. Enfin, la vingtième adresse frappa son regard et il s’écria :

Monsieur B. — Impossible ! Mon meilleur ami !… Mais si pourtant c’était vrai ? Qui sait ce que peuvent produire ces jours ténébreux ? B ! B ! Je vais m’éclairer sans retard.

En disant ces paroles, il jeta toutes les lettres sur la table et s’efforçant de maîtriser son émotion, il se tourna vers Roderick Hardinge et lui demanda :

— Avez-vous autre chose à me dire, mon jeune ami ?

— Rien de plus, Monsieur, sinon de m’excuser d’avoir accaparé une si grande portion de votre temps, surtout à cette heure indue.

— Que cela ne vous préoccupe pas. Si tout ce que vous m’avez dit est vrai, le renseignement est d’une importance incalculable. Je ne perdrai pas un instant et je ne vous oublierai pas, ni vous, ni votre vieux serviteur. Je vais envoyer des éclaireurs immédiatement et procéder moi-même à l’examen de ces lettres que vous avez placées entre mes mains. La situation est grave, jeune homme. Vous avez bien agi et pour vous montrer combien j’apprécie votre conduite, j’entends vous charger d’une nouvelle mission. Vous n’avez pas dormi cette nuit ?

— Non, Excellence.

Il est maintenant cinq heures et demie. Allez vous reposer jusqu’à midi. Alors, venez ici avec le meilleur cheval de selle de votre régiment. Je vous donnerai vos instructions.

Roderick Hardinge salua et prit congé au moment où les premières lueurs de l’aurore apparaissaient dans le firmament.

Personne ne l’accosta dans le vestibule. La sentinelle postée à l’entrée ne prit pas même garde à lui. Il se dirigea en droite ligne vers les casernes. Au moment où il traversait la place de la cathédrale, une gracieuse jeune fille à la figure encapuchonnée passa sans bruit à son côté et entra dans la vieille église. C’était la jolie Pauline Belmont. Roderick la reconnut et se retourna pour lui adresser la parole, mais elle avait disparu sous le porche.

Hélas ! Si l’un et l’autre avaient su… !