Victor Palmé ; G. Lebrocquy (p. 159-168).


CHAPITRE XII

Mme LA PRINCESSE DE BELGIOJOSO[1]




I


Qui ne se rappelle ce temps inouï de la Révolution romaine qui dura trop et qui dura si peu ?… Ce fut 1789 à son maximum d’illusion terrestre. Grand sujet de curiosité pour les utopistes de tous les genres, — et, dans ce temps-là, le catholicisme n’en manquait pas, — une révolution à Rome, une révolution qui allait, croyait-elle, jeter la barque de saint Pierre dans les aventures, fit lever et rallia, comme le coup de trompette du Josaphat des vivants, tous les fous superbes de l’univers, tous les bohèmes de la fortune, de l’esprit et de la beauté pour les rasseoir, il est vrai, un peu rudement, quand la machine chargée par Lamennais, Gioberti et tant d’autres, éclata, mais montrant, à travers ses débris, Rossi poignardé, le Pape en fuite et Mazzini régnant dans Rome assiégée.

Or, précisément, au milieu de ces événements qui ébranlaient le monde jusque dans sa raison, et qui semblaient pourtant moins une réalité qu’une fantasmagorie, on vit une singulière amazone qui n’était pas une bohème, celle-là, car elle était princesse ; elle était de la race de celles à qui les révolutions coupent très-bien la tête, et qui venait par curiosité exposer la sienne. Trop spirituelle et trop grande dame pour avoir l’enthousiasme d’une Vésuvienne, — mais ennuyée, — probablement, — et curieuse, — à coup sûr, — voulant voir et croyant à peine ce qu’elle voyait ; moqueuse fille d’Ève tentée du démon sentimental des grandes réformes, et qui eût joué le vieil Eden pour une expérience, c’était Mme la princesse Trivulce de Belgiojoso. Tant que dura le siège de Rome, elle soigna les blessés de ses mains d’Yseult ; et, sœur de charité volontaire, montra cette coquetterie du dévouement et du danger dans laquelle se retrouve la femme de race, mais que les anges de saint Vincent de Paul ne connaissent pas. Plus tard, la révolution terminée, l’expérience faite, le rêve envolé, Mme la princesse de Belgiojoso quitta l’Europe, et sans fracas, sans cris de vaincu, sans mauvais goût d’aucune sorte, comme une femme qui s’enveloppe dans son voile et sort du spectacle, elle s’en alla promener de nouvelles curiosités ou son désenchantement en Asie. L’exilait-on ? S’exilait-elle ?

Braves aventuriers de la philanthropie
Pouvez-vous donc vous croire exilés quelque part ?


Mais, exil ou voyage, désenchantement ou curiosité alors, c’est le désenchantement qui nous revient aujourd’hui dans le livre que Mme de Belgiojoso publie. Sous sa forme simple, détachée, élégante, tombée d’une plume oisive dans un jour d’amabilité sans bruit, il y a le désenchantement et sa nuance la plus délicate, et le désenchantement tout seul !


II


Et tant mieux, du reste, qu’il n’y ait pas davantage ! Tant mieux pour nous et pour le livre que ce sentiment y soit seul ! Les livres des femmes tirent leur distinction, quand ils en ont, bien plus des sentiments que des idées, et ces sentiments s’y entassent et s’y mêlent un peu comme dans leurs âmes. Mais quand un seul, délicat ou profond, colore sans mélange toute une œuvre, il donne à cette œuvre une véritable individualité. Tel est le livre actuel de Mme de Belgiojoso. Ce n’est point un livre de voyage avec ses brusqueries, ses soubresauts, ses bâtons rompus et ses angles, et ce n’est pas non plus une correspondance, quoiqu’il soit adressé à quelqu’un de cher que la voyageuse n’a pas nommé. Mais, tel qu’il est, ce livre a un accent à lui, et n’en a pas deux, qui vous attache et vous pénètre, et que vous retrouvez sous tous les spectacles qu’il étend devant la pensée, et cet accent unique, c’est l’âme de l’auteur, une âme plutôt lasse qu’apaisée et qui vide simplement son calice de vie, comme on boit tranquillement un verre d’eau à la fin du jour. Elle a cherché longtemps le reste d’une illusion qui l’a fuie, et voilà, non pas le désespoir qui vient, mais les derniers soupirs de l’espérance ! Voilà le timbre des dernières années ! C’est un soir d’automne en Asie, peut-être plus triste à tout ce soleil que s’il se mourait dans les ombres. Dante a dit, avec sa science de la vie et de sa misère, que le souvenir du bonheur passé était plus triste que celui du malheur lui-même, et il en est quelquefois ainsi du soleil. Qui n’a pas éprouvé qu’il est des jours où il nous tombe d’autant plus lourdement sur le cœur, qu’il est plus pur et plus splendide ? L’Asie, où la femme errante a cru oublier tant de choses et, sinon comme elles, oublier la patrie, du moins en bercer et en assoupir l’idée douloureuse, l’Asie, avec ses éblouissements, sa nature radieuse et ses merveilles, n’est-elle pas à toute page de ce livre ce soleil qui navre le cœur de son impitoyable beauté, et les rayons, que les descriptions en rallument en vous, n’en apportent-ils pas contagieusement la tristesse ?

Oui, c’est là l’impression première et l’impression dernière que nous cause le livre de Mme de Belgiojoso. L’esprit et la science peuvent n’en pas tenir un grand compte, mais toute âme vivante et mourante encore plus, comprendra qu’il y a ici un charme secret, une intime originalité. Singulière puissance ! Mme de Belgiojoso a, sans le vouloir, fait plus triste le soleil d’Asie que le soleil pâle de nos climats, parce qu’il est passé par elle ! Le parfum qu’elle a versé en gouttes sur ces pages envoyées d’Orient, n’est pas l’essence de ces roses enivrantes qui se renferme dans des cristaux, fleuretés d’or, pour le corsage des sultanes : c’est un parfum connu aussi en Occident et bien plus adhérent encore, car c’est l’odeur de toutes les roses de la vie qu’elle a coupées ou qui sont mortes et que, sous toutes les latitudes, elle emportera ou rapportera avec elle, les respirant toujours, mais ne pouvant plus s’en enivrer !

Ne nous y trompons pas, ceci est plus que de la littérature. Aucun procédé, aucun effort de volonté, aucune de ces comédies intérieures que l’homme se joue et qu’il appelle de l’art, n’a pu donner à l’auteur de ces souvenirs d’Asie l’accent brisé et doux de bonheur impossible qu’on entend, mais qui ne gémit pas, sous ses phrases écrites, dirait-on, par une signora Pococurante, dans le calme et l’indifférence, ni lui faire composer à loisir ce parfum subtil qui s’en échappe et vous enveloppe bientôt tout entier… Mme de Belgiojoso a-t-elle jamais été une femme littéraire ? Nous croyons l’avoir entendu dire, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’aujourd’hui elle ne l’est plus. Elle a recouvré sa grâce première ; elle a ôté ce vilain bas bleu qui n’allait pas à sa jambe de princesse et l’a jeté placidement au nez de la civilisation occidentale, du fond de cette simple ferme d’Asie qu’elle habite, porte fermée aux illusions.



III


C’est que « bon sang » ne saurait mentir. Mme de Belgiojoso a peut-être été littéraire comme elle fut révolutionnaire, quelques jours. Peut-être a-t-elle commenté ou traduit saint Augustin, comme elle a pansé plus tard, sœur grise amateur, les blessés des hôpitaux de Rome ; car il faut rendre justice à Mme de Belgiojoso, il y eut encore du christianisme dans ses folies et c’est ce qui les lui fait pardonner. Littéraire ou révolutionnaire, elle est restée chrétienne dans ses troubles, et, devenue Asiatique, elle est chrétienne encore. Elle l’est plus que jamais devant les horreurs de la corruption musulmane, dont le hideux spectacle lui fait serrer plus étroitement sur son cœur sa croix d’Italienne et son image de saint Charles Borromée. La patricienne que nous avons vue dans Mme Daniel Stern, beau type de médaille effacé, déformé, mais reconnaissable, a bien moins fléchi dans Mme de Belgiojoso, dont le bronze était plus solide et plus pur. La femme de race qui fait souvent de ces miracles, la femme dont les pères ont héroïquement agi, ne pouvait pas se prendre longtemps dans une écrivaillerie drapée et orgueilleuse. Elle devait être impatiente d’agir, et elle a agi à son tour. Elle ne pouvait pas descendre jusqu’à la philosophie, et si elle allait seulement à mi-chemin, elle devait remonter sous l’invisible pression de dix générations d’ancêtres.

Aussi, même dans l’erreur, Mme de Belgiojoso a gardé son sexe, son rang, sa qualité, tout ce que Mme Stern a perdu volontairement et irrémédiablement par sa faute, en déchirant sa robe comme Caïphe et en reniant le Seigneur dans des philosophies menteuses. D’ailleurs, si elle fut littéraire, Mme de Belgiojoso ne fut jamais une pédante, et si elle eut quelques-unes de ces affectations d’une fonction qui grimace toujours dans la femme, parce qu’elle ne lui convient pas, elle les a perdues, elle les a dépouillées. Le temps qui prend tout et qui ne rend rien d’ordinaire, a fait une exception pour elle. En lui prenant la jeunesse et tous les rêves de la vie, il lui a rendu la simplicité. Le livre qu’elle publie, à proprement parler, n’en est pas un.

En effet, il a tous les défauts d’un livre manqué. Il est sans composition, sans méthode, sans logique, sans conclusion. C’est un récit tout uni que le premier venu ou la première venue pouvait faire.

Je dirai : « J’étais là, telle chose m’advint,
Vous y croirez être vous-même… »


a dit le Pigeon voyageur, et Mme de Belgiojoso, ce cygne du lac Majeur, n’a pas de procédé plus compliqué et plus difficile que le Pigeon de La Fontaine. Le récit qu’elle nous fait est si spontané, qu’il est plein de choses contradictoires, et c’est là même une garantie de sa vérité d’impression. Par exemple, elle nie formellement l’hospitalité orientale dont nous avons de si grandes idées, et puis elle l’affirme et la prouve, en citant des faits. C’est qu’elle ne l’a pas trouvée un jour et qu’elle en a eu de l’humeur, et qu’elle l’a trouvée l’autre et qu’elle en a été reconnaissante.

De toutes les questions que ce qu’elle voit peut remuer, elle n’en remue vraiment aucune, et elle décline même avec un mouvement charmant et une modestie qui pourrait être l’orgueil bien entendu de la femme, sa compétence à les traiter. Elle ne soulève pas tous ces poids et les laisse à terre. Omphale qui ne joue point à l’Hercule ! Elle garde sa quenouille, et je crois bien qu’étant obligée d’aller à cheval, le seul mode de transport qu’il y ait en ces longues pérégrinations d’Asie, si son cheval, dont elle est un peu enfant, n’allait pas si vite, elle la piquerait à l’arçon de sa selle comme une bergère des Alpes la pique à sa ceinture, et filerait tout en s’en allant. Je l’ai appelée une amazone, mais l’amazone s’est évanouie avec la femme littéraire, et il n’y a pas de pistolets aux fontes de sa selle. On n’y trouve qu’un volume de Don Quichotte qui la retient, quand l’idée la prend d’être trop chevalière errante, et qui la rappelle tout à coup à l’ordre, avec la grosse voix de Sancho. Ce qu’elle décrit avec le plus de soin, ce sont les paysages, et elle les nuance comme elle ferait de sa tapisserie dans son boudoir, ou la beauté de quelques femmes dont elle dit successivement, avec une négligence et une bonne foi, ou une mauvaise, mais qu’on aime : « Celle-là était la plus belle femme que j’aie jamais vue en Asie », ou enfin les atours inouïs de luxe et de poésie parfois, mais plus souvent de mauvais goût, de ces grandes coquettes Barbares. Ainsi son livre est un ouvrage de femme, rien de plus ! Il ne professe pas, il ne dogmatise pas, il ne politique pas, il n’a pas une intention qui blesse. Cette cosmopolite qui n’est bien nulle part, pas même dans cette Asie, ce climat-palais où elle s’est retirée, cette cosmopolite qui n’est plus folle du Cosmos maintenant, et qui souffre de cette goutte d’infini que nous avons tous dans la poitrine et que tout un monde ne contiendrait pas, oublierait l’Europe sans les contrastes qui la lui rappellent ; et proscrite de tout, même de la sphère de l’esprit, dans son livre, s’y résigne avec une facilité plus rare et plus charmante que l’esprit même, tant celui qu’elle avait autrefois, elle y vise peu maintenant, et l’a peut-être, en Europe, oublié !

Et veut-on la preuve de ce renoncement au rôle littéraire, à la recherche de l’esprit, à la vue du penseur, l’ambition actuelle de tant de bandeaux qui feraient bien mieux de se lisser, prenez la plus grosse question qui soit dans ce livre sur l’Asie Mineure et sur la Syrie. Mme de Belgiojoso ne l’a pas creusée, mais elle y a touché et elle y est revenue, parce que cette question est tout l’Orient et qu’elle intéresse toutes les femmes, même d’ailleurs. En effet, cette question, c’est la femme. Depuis lady Montaigu, toutes les Européennes qui sont allées en Orient n’ont pas manqué de nous parler beaucoup des harems, et Mme de Belgiojoso comme les autres.

Dans ce long voyage de onze mois, pendant lequel elle a traversé l’Asie Mineure presque tout entière, Mme de Belgiojoso a pénétré dans beaucoup de harems, et ce qu’elle y a vu, au physique comme au moral, l’a profondément dégoûtée. Mais, hors cette impression, qu’il ne fallait pas être bien sensitive pour éprouver, la voyageuse n’a rien compris à cette polygamie des harems qu’un voyageur, d’une intelligence plus perçante et plus mâle, aurait examinée. Mme de Belgiojoso ne l’a pas jugée. Elle en a dit le mot de tout le monde, quand elle a dit que c’est là l’empêchement radical pour les Musulmans de s’élever à une civilisation meilleure et plus haute. Si la polygamie existe en Orient, nous avons certainement quelque chose de plus mauvais en Amérique et même en Europe, dans les pays où le divorce introduit dans la loi et faisant sa place dans les mœurs, le divorce qui livre la femme au plus offrant et dernier enchérisseur, tout le temps qu’elle est belle, produit nécessairement la polyandrie.

L’humanité, depuis qu’elle existe, a toujours roulé entre trois systèmes et l’esprit humain n’en conçoit pas un quatrième : la polyandrie, le plus mauvais de tous, car il crée l’amazonat sous toutes les formes, le massacre des enfants et la pulvérisation sociale ; la polygamie, qui ruinerait l’État, si le sabre de Mahomet n’y mettait ordre, et enfin la monogamie, ce diamant divin d’une eau si pure, qui est l’exclusion de tous les inconvénients, qui agrandit la tête, épure le cœur et équilibre toutes les facultés. Eh bien ! Mme de Belgiojoso n’a pas songé à mettre les trois systèmes en présence et à en discuter la valeur relative et les asservissements. Non ! après quelques mots un peu légers, elle a donné un coup de houssine à son cheval et elle a passé. Elle a passé, ne songeant pas même à retourner la tête pour voir derrière elle, la pauvre philanthrope fatiguée ! un spectacle plus hideux peut-être que celui qu’elle avait devant.


IV


Ainsi, rien ! rien au point de vue des idées dans le livre de Mme de Belgiojoso ! Rien d’inattendu, de pensé, de montré à nouveau, rien qui sente l’homme ou cet être monstrueux, la philosophie, ou cet autre être déjà moins laid, mais qui n’est pas encore très-beau, la femme littéraire ! Seulement, ce que nous avons perdu, nous l’avons gagné. Il n’y a plus qu’une femme d’un ton parfait et d’une mesure presque artiste, tant elle est habile ! Rien que cela, mais n’est-ce pas un trésor ?

Et si vous mettez par-dessus tout cela ce que j’ai dit au commencement de ce chapitre, la mélancolie de la fin des choses qui teint tout de son or mourant, vous avez quelque chose de sui generis qui pourrait être bien plus intellectuel sans doute, et ce serait dommage, mais qui est cordial, car ce soleil d’Asie, tamisé par un cœur triste, cette Asie enveloppée dans le crêpe d’une âme, qui, comme l’a fait sa voyageuse, s’enveloppe aussi pour s’en aller, nous entre au plus profond du cœur. Excepté à Nazareth, la ville crypte et le berceau du Sauveur, et à Jérusalem, notre patrie à tous, nous autres chrétiens avec ou sans patrie, où la voyageuse retrouve une palpitation, mouvement d’aile d’un oiseau blessé, il n’y a pas le moindre enthousiasme dans tout le courant de ce livre. On en cherche en vain ; il n’y en a pas, mais on ne le reproche pas à l’auteur. Il semble qu’elle en devienne plus intéressante et plus chère.

On se dit que dans l’âme de cette femme qui traverse indolemment l’étincelante Asie les yeux mi-clos, les ouvrant plus grands sur sa jeune fille qui l’accompagne que sur cette magnifique nature effleurée des pieds de son cheval, l’heure de la chaleur est passée et que l’admiration pour les belles choses visibles est à son reflux. Éternelle élégie, toujours recommencée et toujours aussi touchante ! Ce n’est pas là une heure que puisse mépriser l’homme. C’est celle qu’il doit aimer le plus !




  1. Asie Mineure et Syrie.