Simon Kra (p. 82-89).


IX

LA MORT DE GARNIER ET DE VALET


Celui qu’on pouvait considérer comme le chef de la bande se trouvait désormais hors d’état de nuire. On commençait à respirer. Mais tout n’était pas dit. Restait Garnier, l’homme de la rue Ordener et de la rue du Havre et son complice Valet.

Nul ne pouvait dire où les deux bandits se réfugiaient.

Ce fut vers le début du mois de mai qu’on retrouva leurs traces. Les deux complices, disait-on, habitaient Nogent-sur-Marne. On les découvrit en filant la maîtresse de Garnier, Marie Vuillemin.

Bientôt, il n’y eut plus de doute. Les deux bandits se cachaient dans un pavillon, non loin de la Marne. Ils se tenaient là depuis le 9 mai et ils avaient loué la villa sous le nom de Rochette.

Le 14 mai, M. Guichard tint un conseil de guerre à la Sûreté générale. Vers les cinq heures et demie du soir, une cinquantaine d’inspecteurs sautèrent dans des automobiles, se dirigeant vers Nogent-sur-Marne. Il s’agissait de saisir les bandits au nid.

L’après-midi s’avérait superbe et le temps très doux. Garnier et Valet se promenaient dans leur jardin, lorsqu’ils entendirent frapper à la porte. Une voix rude retentit. Comprenant qu’ils étaient découverts, ils n’eurent aucune hésitation. Ils coururent se réfugier dans la maison.

Les policiers pénétrèrent dans le jardin. Debout, livide, la maîtresse de Garnier, Marie Vuillemin, les regardait venir. On la cueillit et on l’entraîna.

Alors les inspecteurs se rapprochèrent de la maison silencieuse. Mais, soudain, la porte s’ouvrit. Les policiers eurent un recul, s’attendant à voir se renouveler l’histoire de Bonnot tirant des coups de revolver et disparaissant. Mais ce n’étaient point les bandits. C’était une femme, celle qu’on appelait la Dondon, la maîtresse de Valet.

Elle fut arrêtée comme Marie Vuillemin.

Au même instant, des détonations retentirent. Les coups de revolver étaient tirés par une fenêtre du rez-de-chaussée, et par une autre fenêtre du premier étage. Le brigadier Fleury, atteint en pleine poitrine, fut transporté à l’hôpital Saint-Antoine. L’inspecteur Cagrousse tomba, une balle dans la cuisse droite.

Les policiers exécutèrent un mouvement de retraite.

La tragédie de Choisy-le-Roi allait se reproduire.

Pour commencer, M. Guichard fit entourer la villa par ses hommes et réclama du secours par téléphone.

Comme à Choisy-le-Roi, exactement comme à Choisy-le-Roi, arrivèrent des gendarmes, des pompiers, des gardes républicains, M. Lépine, M. Hamard, des conseillers municipaux, plus un bataillon de zouaves.

Mais le siège du pavillon paraissait beaucoup plus malaisé que celui de la maison de Bonnot, qui, elle, était isolée, et non pas enfouie parmi d’autres habitations.

C’est pourquoi on résolut de brusquer les choses.

La tragédie de Choisy-le-Roi avait servi de répétition générale. On ne voulut plus passer des heures à lutter contre les bandits.

Les agents reçurent l’ordre de monter sur les toits des maisons voisines. Des zouaves furent postés sur un viaduc de chemin de fer qui dominait la villa. Et, de ce viaduc, on se mit à faire dégringoler d’énormes pierres dans le but d’ouvrir des brèches dans la toiture.

Vers les sept heures du soir, on fit sonner le clairon.

Le chef de la Sûreté générale, M. Guichard, accompagné de quelques agents, s’avança dans la direction de la maison et, de toute la force de ses poumons, il cria :

— Garnier, rendez-vous !… Valet, rendez-vous !… Au nom de la loi.

Il n’avait pas terminé que les deux fenêtres s’entr’ouvrirent.

Plusieurs coups de feu. Furieux, le chef de la Sûreté se tourna vers ses agents et dit :

— Il ne reste plus qu’à attaquer.

La fusillade commença.

La nuit descendait lentement.

De tous les toits environnants, partirent des coups de fusil, des coups de carabine. Garnier et Valet ripostaient de leurs fenêtres.

Tout cela sans grand résultat.

Alors l’état-major, comme à Choisy-le-Roi, résolut d’avoir recours à la dynamite.

Une bombe fut lancée d’un toit. Mais, maladroitement jetée, c’est à peine si elle entailla la bordure du toit de la maison où s’abritaient les bandits. Il fallut recommencer. Trois autres bombes explosèrent. Entre les deux dernières, on vit un homme apparaître à la porte du rez-de-chaussée et on l’entendit qui hurlait :

— Assassins !… Assassins !…

Il déchargea son browning. L’inspecteur Delépine, blessé, fut transporté à Vincennes.

Après la dernière bombe, ce fut un silence pesant. Garnier, Valet ne bougeaient plus. On se demandait s’ils vivaient encore, si, comme Bonnot, ils n’avaient point mis fin à leurs jours.

Les inspecteurs de la Sûreté s’approchèrent de la maison. Ils s’étaient confectionné des boucliers avec des plaques de tôle. Bien leur en prit. Ils n’étaient pas à deux mètres de la maison que des coups de feu retentirent à nouveau. Les inspecteurs reculèrent. Deux d’entre eux étaient légèrement blessés.

La résistance s’affirmait acharnée. On raconta, par la suite, que M. Lépine avait eu son chapeau éraflé par une balle.

Et, du dedans, la même voix qui lançait :

— Assassins !… Assassins !…

Parmi ceux qui se pressaient dans l’immense foule, noyés dans l’horreur, nul ne devait plus jamais oublier ce spectacle formidable de deux hommes luttant jusqu’au bout contre des légions d’adversaires, non seulement avec courage, mais encore avec rage.

Mais il y eut un aspect odieux de ce spectacle émouvant. Des messieurs en tenue de soirée, des dames en robes décolletées, des jeunes gens munis de provisions qu’ils déballaient sur l’herbe, s’entassaient pour assister à l’hallali. Ils venaient là en habitués des petits jours blêmes de la guillotine. Éternelle ruée des chacals.

Et, à voir ces honnêtes gens, dans la lumière sautillante des torches, sous le jet des phares d’automobiles et la lueur des lanternes, tels des fantômes gesticulants et grimaçants, on se demandait quels étaient les véritables bandits, de cette tourbe sans viscères ou des deux autres.

Tout à coup, de nouveaux personnages firent leur entrée solennelle dans l’arène. C’étaient les chiens policiers. Mais leur utilité parut vite contestable.

Les bandits, peu à peu, gravissant les étages, s’étaient réfugiés dans le grenier. Ils ne cessaient de tirer et de crier :

— Lâches !… Assassins !… Lâches !…

Un entrepreneur du nom de Delaffalte proposa qu’on posât au pied de la maison une cartouche de dynamite. Il s’offrit pour l’opération. Aussitôt les pompiers inondèrent la façade de la maison de lumière, de façon à creuser, dans le bas, un trou de ténèbres. À la faveur de cette obscurité, l’entrepreneur, accompagné d’un soldat, se livra à sa besogne pendant que des toits et du viaduc, la fusillade redoublait.

Et puis — car il faut tout dire — on amena des mitrailleuses.

Le combat livré à ces deux hommes dépassait en préparatifs et en importance, la bataille engagée contre le seul Bonnot.

Autour de la maison, ce n’étaient que cris, hurlements, appels, aboiements.

Et l’explosion se produisit.

On vit des gerbes de flammes, quelque chose comme la gueule vomissante d’un volcan, puis une épaisse fumée grise, impénétrable qui, un instant, déroba la maison sinistre à tous les regards.

En même temps, les mitrailleuses crachaient leurs plombs, les balles crépitaient de toutes parts. On n’eût pas mieux fait pour une citadelle.

Dans la nuit un cri s’éleva :

— Cessez le feu !

Une autre voix cria d’un ton de commandement :

— En avant les chiens !

La brèche déterminée par les cartouches apparaissait dans le mur de la maison, comme une blessure béante. Des gardes et des policiers se mirent à rire. « Elle a reçu son compte », dit l’un d’eux. — « Une belle tape », dit l’autre.

Mais les deux hommes à l’intérieur ?

Vivaient-ils encore ?

À tout hasard, dans la fumée qui se dissipait, par la brèche, on tira de nombreux coups de revolver.

Peu à peu, un vent léger qui soufflait depuis quelques heures, parvint à dissiper entièrement la fumée dont les derniers filaments se tortillèrent, s’allongèrent comme des vers et furent avalés par l’ombre.

Il était alors, à peu près deux heures et demie du matin.

Le combat durait depuis la veille au soir.

Quand on pénétra dans la maison éventrée, un spectacle hideux s’offrit à tous les yeux. Des taches de sang sur les murs, sur le plancher, partout. Tout était rouge. Et dans les pièces, des plâtras, des morceaux de pierres et de briques, de la poussière, des éclats de bois… De ci de là, des brownings, des douilles… Enfin, on découvrit les cadavres des deux hommes. L’un était caché derrière un matelas, l’autre se trouvait accroupi, dans un angle, le corps maculé de plâtras et de sang, horrible…

On les jeta dans des draps qu’on noua rapidement et on les emporta.

On put alors constater que les bandits avaient occupé leurs derniers instants à brûler des paperasses, des documents probablement, avec, sans aucun doute, chez eux, le souci de ne point compromettre des camarades plus ou moins complices ou complaisants.

Les horloges lointaines sonnaient leurs trois coups, lugubrement, dans le matin qui s’éveillait.

Les deux bandits — deux jeunes hommes de vingt-cinq ans — avaient, toute une nuit, résisté à des bataillons de soldats, de gendarmes, de policiers, tenu tête aux balles, à la mitraille, à la dynamite.

Le dernier acte de ce sombre drame était joué.