Simon Kra (p. 46-53).


V

LE DRAME DE CHANTILLY


Ce dernier incident, malgré qu’il n’y eût point mort d’homme, vint augmenter, si possible, l’émotion et la folle terreur qui régnaient dans Paris.

La police était sur les dents. Cette auto-fantôme signalée un peu partout, et la témérité sans exemple des bandits était le sujet de toutes les conversations. Puis, coup sur coup, on annonça des arrestations. D’abord, un individu du nom de De Boué, typographe, rédacteur à l’Anarchie, déjà condamné à Marseille et appréhendé au moment où il venait rendre visite à un deuxième individu nommé Dieudonné.

Ce Dieudonné, disait-on, était recherché par la police depuis une quinzaine de jours ; on était certain qu’il avait participé à l’attentat de la rue Ordener. On arrêtait, en même temps que lui, sa compagne, Louise Kaiser, connue dans les milieux anarchistes sous le nom de la « Vénus Rouge ».

Une autre femme, ajoutait-on, la femme B… était également arrêtée. On ignorait le rôle exact de ces femmes.

Comme on le voit, le pittoresque ne manquait pas et se mêlait au tragique. L’affaire des bandits en auto devenait une superbe affaire. Tout n’était pas dit, cependant. L’auto retrouvée, arrosée de pétrole et flambant, rue des Rosiers, à Saint-Ouen, ne donnait pas les traces des bandits. Qu’étaient-ils devenus ? Quels crimes préparaient-ils ?

Entre temps, on interrogeait les comparses arrêtés. Le juge d’instruction Gilbert faisait appeler le garçon de recettes Caby, et organisait une savante mise en scène. Des agents endossaient des costumes semblables à ceux qu’on avait cru voir sur le dos des agresseurs de la rue Ordener. Au milieu se trouvait Dieudonné. Scène renouvelée de l’entrevue de Jeanne d’Arc et de Charles VII, dissimulé parmi les grands seigneurs de son entourage. Le juge s’adressa au garçon de recettes.

— Caby, lui dit-il, reconnaissez-vous, parmi ces hommes, celui qui a tiré sur vous, rue Ordener ?

Un instant surpris et hésitant, Caby s’avança. Il dévisagea les hommes qui se plaçaient devant lui.

Puis, soudain, le doigt tendu, la voix tremblante :

— Le voici, c’est celui-là.

Il désignait Dieudonné, le jeune anarchiste, ami de la Vierge Rouge, qu’on venait d’arrêter récemment.

Mais Dieudonné, sans s’émouvoir, haussa les épaules.

— Allons, allons. Tout ça c’est du roman. À l’heure de l’attentat, je me trouvais à Nancy, où je travaillais. Je ne pouvais donc pas être rue Ordener.

— Bon, interrompit le juge. Nous verrons par la suite. Nous vérifierons.

Singulière instruction, et non moins singulière attitude du malheureux Caby, qui, après avoir formellement reconnu Garnier, reconnaissait maintenant, tout aussi formellement, Dieudonné.

Peu après, on arrêtait deux autres complices, Belloni et Rodriguez. On les inculpa de vente des titres de Caby à Amsterdam. Rodriguez informa le juge que Garnier et Bonnot étaient armés de deux brownings, chacun, avec plusieurs chargeurs, qu’ils se défendraient jusqu’au bout, et que leur capture serait difficile.

C’est alors que Garnier écrivit la lettre que nous avons reproduite plus haut, et qu’il avait agrémentée de l’empreinte de son pouce. Lettre, ne l’oublions pas, qui déchargeait complètement Dieudonné et dans laquelle le « bandit tragique » prenait l’entière responsabilité du crime commis rue Ordener.



Pendant que la justice tâtonnait, que l’esprit troublé de l’infortuné Caby ne reconnaissait plus son véritable assassin, que mille indiscrétions couraient les journaux, qu’on annonçait la démission de M. Jouin, sous-chef de la Sûreté, en désaccord complet avec son chef, M. Guichard : pendant, enfin, qu’on arrêtait, perquisitionnait au petit bonheur, et qu’on courait sus à l’anarchiste, les vrais coupables, les auteurs des attentats successifs qui semaient l’épouvante demeuraient libres et l’on s’attendait, de jour en jour, à de nouveaux forfaits.

Cela ne tarda guère.

Les bandits tragiques étaient d’ailleurs furieux d’avoir manqué l’affaire du notaire de Pontoise et acculés à un autre coup. Sans doute, leur existence de bêtes traquées commençait-elle à leur peser. Peut-être aussi la misère les guettait-elle. Il semble, en tous cas, que dans la préparation de l’attentat de Chantilly, ils aient apporté plus de soins et de méthode.

Ils commencèrent, d’abord, par s’adjoindre trois compagnons supplémentaires, auxquels ils expliquèrent les nécessités et les avantages de l’expédition projetée. Ainsi la bande se trouva-t-elle formidablement renforcée.

Le 25 mars, vers les huit heures du matin, par un temps léger et très clair, une automobile appartenant à M. de Rougé, conduite par le chauffeur Mathillé, se dirigeait sur la route de Paris à Nice où l’attendait le propriétaire. À côté du chauffeur, était assis un employé, M. Cerisols, qui achevait, à Paris, son apprentissage de chauffeur. La voiture venait d’entrer dans la forêt de Sénart, après avoir dépassé Montgeron. Soudainement, trois individus, plantés sur la route, s’avancèrent vers la voiture, l’un d’eux faisant signe avec son mouchoir, d’arrêter. Le chauffeur, un peu surpris, ralentit sa marche.

Aussitôt les trois hommes bondirent sur l’auto. Ils tirèrent des coups de revolver sur Mathillé, qui tomba, mortellement blessé, atteint de deux balles dont l’une avait traversé le poumon gauche, et l’autre le sein droit. Cerisols avait reçu, lui, trois blessures qui, fort heureusement, ne touchèrent que les mains. Trois autres individus attendaient le passage de l’auto. Plusieurs témoins certifièrent, par la suite, qu’ils stationnaient près d’une cabane de cantonnier et paraissaient se livrer à des travaux d’arpentage. En réalité, ils guettaient l’arrivée d’une voiture qui devait leur servir pour l’affaire combinée.

Les six hommes, regroupés, firent faire demi-tour à la voiture. Quatre d’entre eux montèrent à l’intérieur. Les deux autres s’installèrent sur le siège. Et l’auto partit dans la direction de Villeneuve Saint-Georges.

Vers les dix heures du matin, elle stoppa à Chantilly, sur la place de l’hospice de Condé, devant les bureaux de l’agence de la Société Générale.

Quatre des voyageurs sautèrent à terre. Puis, sans perdre une seconde, ils bondirent dans les bureaux, revolver au poing. Cela dura à peine trente secondes. Les trois employés présents furent criblés de balles. Ils s’appelaient Guilbert Roger, aide-comptable, âgé de seize ans ; Raymond Legendre, dix-sept ans ; Joseph Trinquet, comptable, trente-cinq ans.

Le caissier, Trinquet, atteint d’une balle à l’épaule droite, tomba évanoui.

Raymond Legendre fut tué net, d’une balle au cœur.

Guilbert, blessé à l’épaule, s’écroula à terre. Puis, il put se lever et se cacher derrière son bureau.

Il y eut un quatrième employé, M. Combe, qui, entrant dans le bureau en pleine tragédie, par la porte du fond, s’empressa de prendre la fuite. Dans la rue, l’un des agresseurs tira sur lui. Il eut la chance de ne pas être atteint.

Au dehors, cependant, les coups de feu avaient attiré la foule. Alors, un des hommes qui étaient demeurés au volant, s’empara d’une carabine et se mit en devoir de faire feu sur les curieux qui reculèrent.

À l’intérieur, le drame s’était déroule rapide. L’un des agresseurs se précipita sur la caisse qu’il déroba prestement ; puis, il vida le coffre-fort. Après quoi, les quatre hommes regagnèrent la voiture sous la protection de celui de leurs complices qui jouait de la carabine et qui sauta sur le marchepied alors que l’auto était déjà en marche.

Tels étaient les premiers « tuyaux ».

À la vérité, les bandits expliquèrent, plus tard, qu’ils n’avaient pas l’intention absolument arrêtée de tuer. Ils commencèrent par crier : « Haut les mains ! » et ce n’est que devant l’attitude de menace et de résistance des employés qu’ils tirèrent.

On raconta ensuite que l’homme à la carabine, sautant sur la voiture en marche avait manqué tomber en arrière et que l’un des hommes de l’intérieur tendit le bras pour le repêcher.

En s’accrochant, pour éviter de choir dans la rue, le bandit pressa machinalement la gâchette de son revolver qu’il tenait de la main gauche. La balle partit, effleura la main, brisa la glace de la voiture et alla se loger dans le plafond.

Tout d’abord, on affirma que l’homme à la carabine n’était autre que Garnier. On voyait Garnier partout. Mais l’on sut, peu après, qu’il s’agissait d’un nouveau complice, un pauvre diable, malade, épuisé, rongé de phtisie, du nom de Soudy. On raconta également qu’à peine repoussé dans la voiture par ses amis, il s’était évanoui.

Ainsi se termina ce drame rapide et bouleversant. La voiture, à une allure folle, s’était engagée dans l’avenue de la Gare. Elle tourna sur la route de la Morlaye et disparut.

On la retrouvait, le même jour vers les onze heures et demie, à Asnières, avenue de Paris, à quelques mètres de la gare. Ce furent trois agents cyclistes qui la découvrirent.



Les détails affluèrent les jours suivants, sur le crime de Chantilly. On apprit que le produit du vol avait atteint la somme de quarante-sept mille cinq cent cinquante-cinq francs en billets de banque, ce qui, partagé entre les six complices, était loin de donner la fortune à chacun d’eux. Les titres demeuraient intacts. Sans doute, les anarchistes reconnaissaient-ils que trop de difficultés se dressaient qui leur interdisaient de les négocier.