Société française d’imprimerie et de librairie (p. 126-127).

CHAPITRE XI

naufrage au port ; la goélette la Doris, le vaisseau le Saint-Géran ; l’héroïne de bernardin de saint pierre ; le steamer Francis-Depau manquant l’entrée du Havre.

Le naufrage le plus affligeant, peut-être, celui qui excite le plus d’émotion et de regrets, c’est le naufrage en vue du port. On n’oubliera de longtemps la perte, dans ces conditions, de la goélette de l’État, la Doris, qui, après une longue et laborieuse station dans les mers des Antilles, ralliait le port de Brest pour y être réparée, sous le commandement d’un jeune officier de marine très distingué, M. Jules Lemoine, lieutenant de vaisseau.

La traversée avait été pénible, mais la vue de cette terre de France, si ardemment souhaitée, avait bientôt rappelé la confiance et la joie dans le cœur de l’équipage, épuisé par une longue navigation et par les périls auxquels il avait échappé à la hauteur des Açores, où, durant plusieurs jours, il avait été assailli par de violentes tempêtes. Tout cela n’était plus qu’un songe : quelques minutes encore, et la Doris mouillait sur rade !

La goélette avait franchi toutes les passes du goulet ; elle courait grand large, mais elle refoulait avec peine, sous toutes voiles, un très fort jusant ; on se disposait à laisser tomber l’ancre. On était au 19 septembre 1845, sept heures et demie du soir… Tout à coup, survient une bourrasque d’ouest-sud-ouest, accompagnée d’un grain violent. Pris en travers par la rafale, le navire cède à la force du vent, et, se couchant sur bâbord, ouvre un large passage aux lames par les panneaux : quelques secondes après, on ne pouvait apercevoir de la Doris que l’extrémité de ses mâts : elle avait sombré par l’arrière. Sur soixante-sept marins et passagers qui se trouvaient à bord de la Doris, trente et un périrent ; on comptait parmi les morts le commandant du navire, ayant succombé après avoir arraché aux flots trois hommes de son équipage.

C’est aussi un naufrage au lieu d’arrivée qui rend plus émouvant le récit de la perte du Saint-Géran, vaisseau de la Compagnie des Indes qui, parti de Lorient le 24 mars 1744, se trouvait, après une traversée de cinq mois, à quelques lieues de l’île de France. Son commandant, après avoir hésité à profiter d’un beau clair de lune pour venir mouiller au Tombeau, jugea prudent de tenir la cape sous la grand’voile, jusqu’au lendemain. À deux heures et demie du matin, le vaisseau toucha. La lame étant fort grosse le prit en travers et le poussa sur les récifs. Dès le premier moment sa position fut jugée sans ressource.

Il y avait à bord cent malades ; et, parmi les passagers, deux charmantes jeunes personnes, Mlles Mallet et Caillon, que plusieurs officiers tentèrent en vain de sauver. Bernardin de Saint-Pierre a immortalisé dans l’une d’elles la chaste héroïne de son roman. Quelques hommes de l’équipage échappèrent seuls à ce naufrage en vue du rivage, auquel le vaisseau de la Compagnie venait aborder de si loin !

Il arrive qu’un navire fait côte pour entrer dans un port difficile. On voit s’avancer, par exemple, un steamer courant sous ses huniers au bas-ris, de façon à ranger à l’honneur le bout d’une jetée. Mais au moment où il gouverne pour donner dans le creux du chenal, une lame monstrueuse, poussée, soulevée par un grain furieux, enlève sur la crête écumante qu’elle agite dans l’air, le pauvre navire qu’elle couche au grand sur l’un de ses flancs.

C’est ainsi qu’on vit un jour au Havre le Francis-Depau, grand paquebot américain jeté, en quelques secondes, à une demi-encablure de la jetée du sud-est, sur le terrible poulier qu’il voulait éviter comme l’écueil le plus fatal qu’il eût à redouter. Plus de manœuvre à tenter pour lui désormais ; plus de secours même à espérer pour son équipage, de ce rivage dont il n’est séparé que par deux longueurs de navire. Il resta couché sur le côté de tribord en livrant, comme abattu en carène, son large flanc de bâbord à toutes les lames. Elles vinrent déferler sur lui, en faisant voler leur poudrin et leur écume jusque par-dessus ses mâts, qui menaçaient à chaque instant de tomber et d’être emportés par la mer et par le vent furieux qui les ébranlait jusque dans leur emplanture.