Société française d’imprimerie et de librairie (p. 110-125).

CHAPITRE X

Incendies en mer ; Terrible cri : au feu ! L’eau introduite dans le navire ; Brûlé, étouffé ou noyé ; Difficulté d’user des moyens de sauvetage ; Incendie du Niewe-Hoorn ; Incendie du vaisseau le Prince ; Il saute en l’air ; Les Six-Sœurs ; Le Kent ; 344 soldats à bord avec leurs femmes et leurs enfants ; Sauvetage inespéré ; Bel exemple de discipline ; l’Amazone ; L’Austria ; le Cospatrick, chargé de 429 émigrants, parmi lesquels 254 femmes et enfants ; Trois survivants ; Incendie et explosion du vaisseau cuirassé le Magenta ; Le Sphynx, 600 Circassiens asphyxiés et carbonisés.

Quand on part pour un lointain voyage sur mer, on pense aux mauvais temps à essuyer, rarement à l’éventualité d’un incendie. Il n’y a pourtant rien de plus horrible que la perspective de périr à la fois par le feu et par l’eau. Qu’un incendie se déclare à bord d’un navire chargé de nombreux passagers, et qu’il prenne vite les proportions d’une conflagration générale, on s’efforce de retarder ses progrès en bouchant hermétiquement les écoutilles et toutes les autres ouvertures, en couvrant les issues avec des voiles, des couvertures et des matelas pour empêcher l’air de pénétrer dans la cale ; mais l’air trouve assez de libres passages ! Le fléau lui en ouvre de nouveaux.

À quoi sert le jeu des pompes dans de semblables extrémités ? C’est en vain qu’on lutte. Bientôt d’énormes tourbillons d’une fumée noire et épaisse, vomis par les écoutilles, roulent en torrents d’un bout à l’autre du navire.

Les moyens de sauvetage disposés d’avance deviennent inutiles. Les marins, n’ayant plus à combattre leur élément propre, contre lequel ils sont aguerris, se sentent pris au dépourvu, réduits à l’impuissance d’agir.

Maintenant ce sont les flammes qui gagnent de vitesse, mêlées à une fumée qui s’étend partout, aveuglante et suffocante. Certains bateaux d’une construction spéciale, que portent les navires de transport, se trouvent vite trop hors de portée pour être utilisés. Au milieu d’un effroyable désordre, bien plus grand même que lors d’une collision, chacun se précipite dans les embarcations, au risque de les faire chavirer, — ce qui a lieu presque toujours.

Dans l’incendie d’un vaisseau français de la Compagnie des Indes, le capitaine avait ordonné de mettre les embarcations à la mer ; mais l’effroi paralysait tellement les plus intrépides matelots qu’ils ne pesaient que très difficilement sur les palans. La chaloupe fut néanmoins hissée à hauteur suffisante et on allait l’amener à la mer, quand le feu monta le long du mât avec tant de rapidité et de violence que les garans de la licorne furent brûlés, et que l’embarcation tomba sur les canons de tribord, se renversant de telle manière qu’on perdit tout espoir de la relever.

D’autres fois, plusieurs hommes réussissent à s’emparer d’une embarcation et s’éloignent à quelque distance, demeurant témoins épouvantés du spectacle qu’ils ont sous leurs yeux.

D’ailleurs, les ordres donnés par les officiers se perdent dans les cris de désespoir et de terreur, le tumulte, le crépitement de l’incendie. Chacun en est bientôt réduit à se sauver soi-même, sans l’apparence d’un moyen de salut, et ceux qui veulent tenter quelque chose, se heurtent à l’inertie de gens consternés, incapables, dans l’accablement de leur esprit, de se prêter même à une mesure utile. Ceux-là s’affaissent ensuite dans un coin pour y mourir, et remplissent l’air de leurs gémissements.

Quand toute retraite est coupée, c’est à qui s’attachera au dehors aux parties saillantes du navire. Sous une pluie d’étincelles et brandons des grappes humaines se forment et demeurent suspendues aux cordages flottants ; les mâts enflammés, les vergues que ne retiennent plus les agrès atteints par la flamme, croulent sur les victimes du sinistre, les meurtrissant, les tuant, les emportant à la mer.

Il est presque certain que la manœuvre du gouvernail a été laissée sans direction. Alors le navire, par le mouvement de la mer, tourne obstinément sa proue au vent, et cette position, favorable au développement de l’incendie, fait courir de l’avant à l’arrière les flammes et une fumée brûlante.

Que reste-t-il à faire ? Faut-il attendre la mort par le feu, ou mettre fin à son agonie en cherchant la mort dans les flots ? La nuit, la mer aussi semble de feu ; tout autour du navire embrasé les vagues reflètent la lueur de l’incendie. C’est à cette mer lugubre que quelques-uns abandonnent leur sort : vergues, espars, cages à poules, serviront peut-être à prolonger de quelques instants une existence qui ne tient plus à rien.

Il est arrivé que, sur des navires de guerre, les canons chargés partaient d’eux-mêmes : les détonations ajoutaient à l’horreur du tableau et les boulets emportaient quelques-uns de ces malheureux luttant contre les flots à l’aide d’un débris du navire incendié. Et pour ces navires-là, la catastrophe finale c’est l’explosion lorsque le feu arrive aux poudres.

Un survivant à l’incendie du vaisseau le Prince — dont nous aurons à parler, — a essayé d’exprimer avec quel fracas ce navire sauta en l’air : « Un nuage épais, dit-il, nous déroba la lumière du soleil : dans cette affreuse obscurité, nous n’aperçûmes que de grosses pièces de bois en feu lancées au milieu des airs, et dont la chute menaçait d’écraser nombre de malheureux qui luttaient encore contre les dernières atteintes de la mort. Nous n’étions pas nous-mêmes à l’abri des plus grandes frayeurs : un de ces débris pouvait nous atteindre et engloutir notre frêle nacelle. Mais le ciel, en nous préservant de ce dernier malheur, nous offrit le plus triste spectacle. Le vaisseau avait disparu, et ses débris, dispersés dans une très grande étendue, flottaient épars avec les infortunés dont leur chute avait terminé le désespoir avec la vie. Nous voyions des hommes, les uns entièrement étouffés, d’autres à demi brûlés et déchirés, conservant encore assez de vie pour souffrir deux supplices à la fois. »

Le dernier relevé des sinistres maritimes que nous avons sous les yeux mentionne pour une année seule, 179 incendies, sur lesquels 52 ayant causé la perte des navires. Que d’épreuves ! que d’angoisses ! Que de douleurs et de misères ces chiffres représentent !

On le comprend : chaque navire incendié n’a pas son histoire ; mais on a gardé le souvenir de quelques-uns de ces drames qui s’accomplissent entre le ciel et l’eau.

L’incendie du vaisseau hollandais le Niewe-Hoorn — la Nouvelle-Hoorn — près du détroit de la Sonde, dans la mer des Indes orientales (1619), est un des plus dramatiques parmi ceux dont on connaît les détails ; il est célèbre aussi par les aventures de son capitaine Guillaume Bentékoé.

L’incendie et le naufrage du vaisseau français le Prince (26 juillet 1752) est connu par la relation du lieutenant de vaisseau Lafond. Ce navire avait quitté le port de Lorient depuis six semaines, lorsque vers midi un homme annonça que la fumée sortait du panneau de la grande écoutille.

À cette nouvelle, le premier lieutenant, chargé des clefs de la cale, en fit ouvrir toutes les écoutilles pour découvrir la cause d’un accident dont les plus légers soupçons font toujours trembler les plus intrépides. Le capitaine, qui était à table dans la grande chambre, se présenta sur le gaillard et donna ses ordres pour étouffer le feu. Tout le monde était occupé à jeter de l’eau ; on fit usage de toutes les pompes, dont on dirigeait les manches dans la cale.

Cependant la rapidité de l’incendie rendait ces moyens inutiles et augmentait la consternation. Le capitaine avait fait mettre la yole à la mer, uniquement parce qu’elle embarrassait. Quatre hommes et un maître s’en emparèrent. Ils n’avaient pas d’avirons et trois matelots se jetèrent à la mer pour leur en porter. On voulait faire revenir ces heureux fugitifs ; ils crièrent qu’ils n’avaient pas de gouvernail et qu’on devait leur lancer une amarre ; mais, apercevant les progrès de l’incendie, ils nagèrent pour s’éloigner, et le vaisseau qui avait un peu d’erre les dépassa.

On travaillait avec ardeur à bord ; l’impossibilité de se sauver semblait augmenter le courage. Le maître d’équipage ne craignit pas de descendre dans la cale, mais la chaleur extrême le força de remonter ; il aurait même été brûlé si on n’eût jeté sur lui une grande quantité d’eau. Aussitôt après, on vit les flammes sortir avec impétuosité du grand panneau. Le capitaine ordonna de mettre les embarcations à la mer ; mais cette opération ne réussit pas.

On fit mettre la barre à tribord ; le vaisseau arriva, et cette manœuvre préserva quelque temps le vaisseau de ce côté, pendant que l’incendie ravageait le côté de bâbord, de l’avant à l’arrière.

« Le cœur serré d’angoisse, dit le lieutenant Lafond, je détourne mes regards de la mer ; de la galerie de tribord où je me tenais, je vois le feu sortir avec un bruit épouvantable par les fenêtres de la grande chambre et de celle du conseil. Ma présence était désormais inutile pour la conservation du vaisseau ; je me dépouille de mes habits et je me jette à la mer.

« Longtemps j’eus à lutter contre un soldat qui, en se noyant, m’avait saisi par un membre. Enfin, dégagé, je nageais vers la vergue de civadière qui se présentait à mes yeux. Elle était toute chargée de monde et je n’osai prendre une place sans en demander la permission, que ces infortunés m’accordèrent volontiers. Les uns étaient tout nus, les autres en chemise. Ils avaient encore la bonté de plaindre mon sort, et leur malheur mettait ma sensibilité à la plus dure épreuve. « Que nous vous plaignons, mon officier ! me dirent-ils. — J’ai bien plus sujet de vous plaindre, leur répondis-je, ma vie étant très avancée, tandis que vous ne faites que de commencer la vôtre. »

« De quelque côté que je tournasse les yeux, ils n’étaient frappés que des spectacles les plus affreux. Le grand mât, brûlé par le pied et tombant à la mer, donna par sa chute la mort aux uns, et aux autres une faible ressource.

« Lorsque j’y pensais le moins, j’aperçus la yole assez proche de nous ; il était à peu près cinq heures du soir. Je criai aux rameurs que j’étais leur lieutenant et leur demandai de partager avec eux leur infortune. Ils m’accordèrent la liberté d’entrer dans leur canot, à la seule condition d’aller moi-même les joindre à la nage. Il était de leur intérêt d’avoir un conducteur pour découvrir la terre, et par cette raison ma compagnie leur était trop nécessaire pour me refuser cette grâce. La condition qu’ils m’imposaient était cependant raisonnable ; ils firent prudemment de ne pas approcher, chacun aurait voulu entrer dans ce frêle bâtiment ; le canot aurait été submergé et nous aurions tous été ensevelis dans les eaux. Je rassemblai donc toutes mes forces, et je fus assez heureux pour parvenir jusqu’à la yole. On recueillit encore le pilote et un maître qui, réfugiés sur le grand mât, se décidèrent aussi à franchir la distance à la nage. Cette yole fut l’arche qui sauva les dix personnes qui échappèrent seules de presque trois cents. »

La catastrophe finit par l’explosion du vaisseau.

Périt également par le feu le brick la Jeune-Sophie, du Havre, parti pour l’île de France (1817), dont l’équipage dut débarquer dans l’île déserte de la Trinité — îlot de l’Ascençaon — sur le littoral brésilien. L’incendie fut occasionné par la rupture d’un vase contenant du vitriol. Il y avait à bord, outre le capitaine Devaux et l’armateur, quinze hommes d’équipage et onze passagers, dont deux femmes. Les naufragés furent sauvés, après quarante et un jours de souffrances, par un navire qui les aperçut et les transporta au cap de Bonne-Espérance.

En 1819, le bâtiment français les Six-Sœurs fut la proie des flammes. Lorsque le capitaine Hodoul désespéra de l’efficacité des moyens employés pour combattre le développement du feu, il fit descendre dans le canot les femmes et les enfants qui se trouvaient à son bord. Des matelots hindous et des nègres voulaient absolument prendre place dans cet étroit canot ; mais le capitaine voyant l’impossibilité de sauver le canot, chargé de tant de monde, exposa la nécessité de l’alléger ; il déclara qu’on ne pouvait avancer à moins qu’une partie de ceux qui le montaient ne se sacrifiassent pour le salut des autres. Les passagers le soutinrent énergiquement, et les hommes de couleur reçurent l’ordre de regagner à la nage le navire en flammes. « Ces malheureux, dit le fils du capitaine dans sa relation, reconnaissaient si bien l’urgence et la justice de cette mesure, que plusieurs se précipitèrent d’eux-mêmes dans les flots ; mais la crainte de nous voir engloutis nous força d’en jeter à l’eau quelques autres qui ne pouvaient s’y résoudre. — Le canot avait dix-huit pieds de long, il restait trente-huit personnes à bord. Les provisions se réduisaient à deux bouteilles d’eau, deux jeunes porcs, deux cabris et deux tortues de terre que le hasard fit trouver dans le canot, lors de la mise à la mer. Avec tant de monde, il n’avait que quatre pouces de bordage hors de l’eau. »

Et la terre la plus proche se trouvait à cent cinquante milles de distance ! Malgré le calme de la mer, la lame atteignait le plat-bord du canot.

Le capitaine avait eu soin de placer dans le canot le compas et un sextant, de sorte qu’il était possible de suivre une direction. Lorsque le canot s’éloigna, il laissa le navire courant tout en feu, ses mâts près de tomber l’un après l’autre.

On était au 1er août et ce n’est que le 11 de ce mois que la terre fut en vue, — l’île de la Digue : il y avait plusieurs jours que les naufragés étaient aux prises avec des difficultés sans cesse renaissantes, souffrant plutôt de la soif que privés de nourriture, parce qu’on avait eu la ressource de manger les animaux… Un nègre et l’enfant d’une négresse moururent après avoir touché terre, malgré les secours que l’on trouva dans l’île de la Digue. Les autres naufrages furent embarqués pour Mahé, l’une des Seychelles.

Le Kent, navire de treize cent cinquante tonneaux, à destination du Bengale et de la Chine, parti d’un port de la Manche le 19 février 1825, avait à son bord trois cent quarante-quatre soldats faisant partie du 31e régiment ; quarante-six femmes et soixante-six enfants, les officiers, les autres passagers et l’équipage portaient le nombre total de personnes embarquées à six cent quarante.

Le 1er mars, ce navire naviguant près du littoral breton, par le travers de Penmarck, fut assailli par un violent coup de vent. Dans la cale des barriques roulaient. Un officier, craignant qu’il ne survint des accidents, y descendit avec deux matelots. Au moment où ces hommes calaient une barrique d’eau-de-vie, la lanterne qui les éclairait tomba et mit le feu à la barrique. Bientôt le roulis du navire promenant les flammes bleuâtres de l’alcool dans toute la cale alluma un véritable incendie dont rien ne put arrêter le développement.

Le terrible cri : Au feu ! retentit et vint jeter l’alarme parmi les passagers. Le capitaine fit jouer les pompes, mouiller les voiles ; mais toute l’énergie déployée par l’équipage demeura inutile ; les écoutilles vomissaient des tourbillons de fumée qui roulaient comme un torrent sur le pont du navire.

En ce terrible moment, dit la relation émouvante de ce sinistre, donnée par le capitaine Mac Grégor, le capitaine fit pratiquer des voies d’eau dans le premier et le second pont, et ouvrir les sabords de la partie basse, afin de laisser entrer la mer : noyer l’incendie sous des montagnes d’eau était la dernière chance de salut. Et, en effet, les vagues se précipitant avec violence, brisant les cloisons, dont elles dispersaient les débris de toutes parts, arrêtèrent la violence des flammes et les réduisirent à une marche lente et sourde qui laissait pour un temps les poudres à l’abri ; mais à mesure que le danger de sauter diminua, celui de sombrer devenait plus imminent, et l’on songea à fermer les sabords, à boucher les écoutilles, pour exclure à la fois et la mer qui eût fait enfoncer le navire, et l’air qui eût accru la vivacité de l’incendie.

« Ce fut dans ce moment de repos, pendant lequel chacun se trouva réduit à une condition passive, que l’on commença à mesurer la profonde horreur de la situation de l’équipage.

« Quelques soldats, une femme et plusieurs enfants avaient péri dans l’entrepont, suffoqués par la fumée acre et épaisse. À l’exception de ces premières victimes, tout le monde était sur le pont supérieur, où se succédaient les scènes les plus déchirantes ; les uns attendaient leur sort avec une résignation silencieuse ou une insensibilité stupide ; d’autres se livraient à toute la frénésie du désespoir. Plusieurs imploraient à genoux, avec cris et larmes, la miséricorde divine, tandis que quelques-uns des soldats et des matelots les plus vieux et les plus fermes de cœur allaient d’un air sombre se placer au-dessus du magasin à poudre, afin que l’explosion, qu’on attendait d’un instant à l’autre, terminât plus promptement leurs souffrances.

« Au milieu d’un groupe de femmes réfugiées dans les chambres de la dunette, deux jeunes filles, dit le capitaine Mac Grégor, se faisaient remarquer par leur courage et leur foi. Lorsqu’on vint annoncer l’approche d’une mort inévitable, elles se jetèrent à genoux, et offrirent à leurs compagnes de leur lire des passages de la Bible. »

Parmi les petits enfants, ceux qui ignoraient le danger continuaient de jouer dans leurs lits, tandis que les autres au contraire, comprenant toute l’horreur de la situation, s’attachaient à leurs mères, et de grosses larmes coulaient de leurs yeux.

— Une voile sous le vent ! cria tout à coup un matelot monté dans le petit mât de hune.

Une lueur d’espoir vint relever les courages abattus.

On hissa le pavillon de détresse, et on tira le canon de minute en minute ; mais la violence du vent ne permettait pas aux canons de se faire entendre.

Rien n’indiquant aux naufragés que leurs signaux fussent aperçus, ils retombèrent dans de mortelles angoisses.

Cependant la fumée qui montait au-dessus du navire incendié appela l’attention du brick signalé qui, forçant de voiles, s’approcha du Kent, se tenant néanmoins à une prudente distance, dans l’éventualité d’une explosion du vaisseau.

Le brick qui était venu si généreusement au secours des naufragés était la Cambria, capitaine Cook, faisant voile pour la Vera-Cruz, et ayant à son bord une trentaine de mineurs de Cornouailles.

À bord du Kent on mit le grand canot à la mer. Les officiers maintenaient l’ordre, l’épée nue à la main, mais sans avoir à lutter contre l’indiscipline. On entassa dans le canot les femmes des officiers et aussi quelques femmes de soldats, puis les enfants furent placés sous les bancs, et on se dirigea vers le brick. La mer était très grosse. Le premier transbordement s’effectua heureusement.

Au retour, quand on chargea de nouveau le grand canot, la force du vent était telle qu’il fallut descendre les naufragés au moyen de cordages. On attachait deux à deux les femmes et les enfants ; mais les mouvements de tangage étaient si violents qu’il était difficile d’éviter que ces malheureux ne fussent plongés dans la mer à plusieurs reprises. Ainsi périrent plusieurs enfants. Toutes ces périlleuses opérations demandaient beaucoup de temps et le Kent enfonçait visiblement de minute en minute. La crise finale approchait. Des soldats sautèrent à la mer chargés de leurs enfants et se noyèrent en s’efforçant de les sauver. Un soldat qui s’était fait attacher trois petits enfants autour du corps plongea dans la mer, espérant atteindre le canot, mais il n’y parvint pas, on fut obligé de le hisser sur le vaisseau, et déjà deux pauvres petits avaient succombé… C’est ainsi que bien des dévouements devenaient inutiles.

Le soleil se couchait au moment où les officiers commencèrent à quitter le Kent. On remarqua alors des malheureux que la frayeur avait paralysés et privés de raison. Ils se refusaient obstinément à descendre dans les canots pour se sauver. Le capitaine du Kent employa vainement les prières et les menaces.

À dix heures du soir, les matelots des canots avertirent le capitaine que le navire enfonçait à plus de dix pieds au-dessus de la ligne de flottaison ; il pouvait sombrer d’un instant à l’autre ; alors le capitaine tenta encore de nouveaux efforts pour essayer de triompher de l’irrésolution des derniers passagers, mais il échoua ! Il avait dès ce moment le droit de songer à sa sûreté, et saisissant un cordage, il se laissa glisser au dehors du navire d’où il sauta à la mer et gagna un canot à la nage, laissant toutefois un des canots à la portée des malheureux qui s’obstinaient à demeurer sur le navire en flammes.

C’est ainsi que tout l’équipage et les passagers, environ six cents personnes furent transportées et entassées à bord d’un tout petit brick. Ce n’était pas sans d’héroïques efforts de la part du capitaine de la Cambria et de son équipage que cet heureux succès avait été obtenu. Tandis que les huit matelots du brick s’occupaient de la manœuvre, les mineurs de Cornouailles établis sur les porte-haubans, dans la position la plus périlleuse, saisissaient dans les bateaux, à chaque retour de la vague, quelqu’une des victimes du naufrage pour la hisser sur le pont.

Peu après l’arrivée du canot, les flammes du Kent montèrent tout à coup avec la rapidité de l’éclair jusqu’au haut de la mâture ; les mâts ne tardèrent pas à s’écrouler. Enfin la soute aux poudres étant gagnée par

Les flammes du Kent montèrent tout à coup au haut de la mâture.
les flammes, l’explosion eut lieu, et les débris du Kent furent lancés en l’air comme mille fusées.

La Cambria remit le cap sur l’Angleterre, et le 5 mars, dans l’après-midi, la terre fut signalée. À minuit et demi, le brick jetait l’ancre dans le port de Falmouth.

Le sinistre du Kent est demeuré mémorable. En Angleterre, les écrivains spéciaux rappellent volontiers le bel exemple de discipline que donnèrent les soldats que le vaisseau avait à son bord.

L’Amazone, steamer de première classe, appartenant à une Compagnie anglaise des services transatlantiques, fut aussi la proie de l’incendie. C’était un très beau bâtiment, jaugeant 2 256 tonnes. Il avait quitté Southampton le 2 janvier 1852, et trois jours après, il entrait dans la baie de Biscaye, lorsque, vers une heure de la nuit, l’officier de quart aperçut les premières flammes… Le capitaine Symons, informé aussitôt, monta sur le pont et vit tout de suite que le danger était sérieux. Le feu prit bientôt un grand développement et les deux bateaux de sauvetage furent détruits.

Alors se reproduisirent toutes ces scènes déchirantes, inévitables dans un pareil sinistre à bord d’un navire où se trouvent de nombreux passagers, des femmes, des enfants. Dans une très petite embarcation purent prendre place une poignée d’hommes, qui furent recueillis en mer.

La destruction de l’Amazone fut complète.

En 1858, le steamer transatlantique hambourgeois l’Austria, périt par l’incendie en plein Océan, et cette catastrophe coûta la vie à près de cinq cents personnes.

Mais peu de sinistres maritimes ont causé une impression de terreur, ont ému aussi profondément que l’incendie du Cospatrick, vaisseau chargé d’émigrants se rendant à la Nouvelle-Zélande. Ces émigrants étaient au nombre de quatre cent vingt-neuf, parmi lesquels deux cent cinquante-quatre femmes et enfants.

Cet important navire de 1 200 tonneaux était parti de Gravesend le 11 septembre 1874 ; le 17 novembre, il se trouvait dans le sud-ouest du cap de Bonne-Espérance, lorsque tout à coup, vers minuit, par un temps calme, retentit le terrible cri : Au feu ! En un instant le pont fut envahi par les flammes qui s’échappaient des panneaux avec une violence extrême.

C’est en vain que le capitaine ordonna de faire jouer les pompes : le navire étant abandonné à lui-même, les flammes poussées par le vent couvrirent bientôt le pont dans toute sa longueur. Après avoir léché les voiles, elles en firent leur proie ; de hautes gerbes rouges illuminaient les flots et s’élançaient jusque dans les nuages.

Effrayé par les cris des femmes, les hurlements des malheureux qui entrevoyaient une mort prochaine et atroce, le capitaine Elmslie avait perdu la tête. D’ailleurs personne n’eût été en état de le seconder, de lui obéir. On met une chaloupe à la mer ; les émigrants s’y précipitent en si grand nombre que la chaloupe est aussitôt submergée. Toutefois, un bateau de sauvetage put s’éloigner en emportant une quarantaine de personnes.

Pendant ce temps, les mâts tombaient successivement, concourant à l’œuvre de mort en écrasant dans leur chute plusieurs des malheureux qui se pressaient sur le pont du navire en flammes.

Une autre embarcation put prendre la mer et recueillir à son bord plusieurs naufragés qui se débattaient sur l’eau contre la mort ; mais cette embarcation et le bateau de sauvetage n’avaient ni vivres ni eau, point d’avirons, pas de voiles. Pendant toute la journée, les deux bateaux, contenant ensemble quatre-vingt-une personnes, errèrent autour du navire embrasé devenu un ponton carbonisé, semblable à un immense cercueil flottant.

Enfin les lugubres restes du Cospatrick coulèrent bas, entraînant encore quelques malheureuses créatures qui avaient pu vivre jusqu’à la fin. En cet instant suprême, on vit le capitaine jeter sa femme à la mer, seule et dérisoire chance de salut qu’il pût encore lui offrir ; lui-même sauta dans les flots et disparut sans qu’on pût lui porter secours.

Le Cospatrick avait sombré ; les cris, les gémissements cessèrent, la grande mer poursuivit sa marche en longues vagues alignées… et tout fut dit. Alors les embarcations durent songer à se diriger vers la terre, sans trop espérer d’avoir la bonne fortune de rencontrer un navire. Au nord-est se trouvait le cap de Bonne-Espérance ; mais il s’agissait de l’atteindre, sans vivres, sans eau, — et même sans moyens de navigation.

Les deux embarcations voguèrent d’abord de conserve ; un coup de vent les sépara. On n’eut jamais de nouvelles du canot. Quant au bateau de sauvetage, défalcation faite des victimes que firent la faim, la soif, le délire, l’eau de mer bue à la dernière extrémité, la folie, un navire, le British-Sceptre, qui se rendait de Calcutta à Dundée, en recueillit cinq, dont trois seulement survécurent au déplorable accident de mer qui causa la perte du Cospatrick.

Dans la nuit du 30 octobre 1875, un incendie se déclarait à bord du vaisseau cuirassé le Magenta, en rade de Toulon. Malgré la promptitude des secours, le feu, se propageant rapidement, atteignait bientôt la soute à poudre, et une explosion formidable couvrit la rade de débris. L’équipage — huit cents hommes — fut sauvé, moins six marins qui périrent par accident ou noyés. L’amiral Roze, commandant l’escadre d’évolutions de la Méditerranée, avait mis son pavillon à bord du cuirassé, dont le commandant était le capitaine de vaisseau Galiber, depuis ministre de la marine. On ne sut jamais exactement la cause du sinistre.

L’incendie se déclara vers une heure du matin.

« Immédiatement, dit l’amiral Roze dans son rapport, les mesures les plus énergiques furent prises pour combattre le feu, en même temps qu’on prévenait les navires de la rade. Mais, malgré tous les moyens employés, les flammes envahirent l’arrière du vaisseau. Les robinets des soutes à poudre furent aussitôt ouverts. Bientôt l’on fut forcé d’évacuer le gaillard d’arrière. Dès lors toutes les mesures, malgré la plus extrême activité, furent reconnues impuissantes, et je dus songer à assurer le salut de l’équipage. Les embarcations furent, amenées, et les hommes, après avoir lutté pied à pied contre l’incendie, durent s’embarquer par le beaupré, les chaînes et les tangons.

« Dans cette circonstance, ils ont montré le courage et le sang-froid que l’on devait attendre d’eux. Je ne quittai le Magenta que lorsque j’eus la certitude qu’il n’y avait plus d’espoir de sauver le vaisseau, et que le dernier homme était embarqué. Vers trois heures et demie du matin, étant dans une baleinière à donner des ordres, j’eus la douleur d’assister à l’explosion du Magenta, causée par l’inflammation des poudres, qui sans doute n’avaient pas été complètement submergées. J’avais eu la précaution de faire éloigner tous les bâtiments environnants du foyer de l’incendie, et nous n’avons pas eu de nouveaux malheurs à déplorer. La cause d’un événement aussi subit et aussi fatal dans ses conséquences m’est encore inconnue. »

Au moment de l’explosion, une pluie de feu, de projectiles et de débris s’abattit sur la rade et sur l’arsenal du Mourillon, voisin du vaisseau incendié. Une plaque de blindage, des chevilles en fer, des fragments de bois carbonisés y furent projetés. Pas un bec de gaz ne resta allumé dans la ville. Les curieux qui se pressaient en foule sur les quais de Toulon furent renversés. Un tronçon de bois enflammé, de deux à trois mètres de longueur, défonça la toiture de la cale de la Victorieuse, dans les chantiers du Mourillon, et mit le feu au pont du bâtiment. Le feu prit également à la toiture de la cale de l’Éclaireur, mais ces commencements d’incendie furent éteints presque aussitôt grâce à l’intelligente activité des pompiers de l’arsenal. L’explosion s’entendit jusqu’à plus de vingt kilomètres, et la gigantesque colonne de feu qu’elle lançait vers le ciel fut aperçue de très loin en mer.

L’amiral Penhoat, préfet maritime, s’était rendu en rade dans son canot. Tous les fonctionnaires se trouvaient à leurs postes, et la marine, la troupe, la population, réunies sur le lieu du désastre, se tinrent prêtes à toutes les éventualités.

Le conseil de guerre, à l’unanimité, prononça l’acquittement du commandant Galiber, comme ayant fait courageusement son devoir.

Bien autrement dramatique — et terrible dans ses conséquences — fut l’incendie du Sphinx. C’était vers le milieu de mars 1877, au cours de la dernière guerre d’Orient.

Le Sphinx, un des plus forts bâtiments à vapeur du Lloyd austrohongrois, devait transporter pour le compte du gouvernement ottoman de Cavalla à Lottokin, dans le nord de la Syrie, environ quatre mille Circassiens qui fuyaient devant les troupes russes. Comme le navire n’avait pas emporté de ballast, il ne manœuvrait que difficilement, et se voyait obligé de marcher avec une certaine lenteur. Cependant la traversée s’était faite sans encombre, lorsque, arrivé entre l’île de Chypre et les côtes de la petite Asie, il fut assailli par un vent des plus violents ; une seule vague, en balayant le pont, emporta une cinquantaine de personnes. Il fut décidé alors que l’on relâcherait à Famagosta ; tout en faisait un devoir au capitaine : l’état de la mer et l’obligation pour les Circassiens fugitifs de renouveler leurs vivres épuisés.

Tout à coup, le feu éclate dans les compartiments du navire, où un grand nombre de ces pauvres gens avaient trouvé place. Au lieu de laisser à l’équipage le soin de l’éteindre et de monter sans perdre de temps sur le pont, ils essayèrent de faire face au danger. Vainement le capitaine, suivi de tout son personnel, leur ordonna, puis les supplia de quitter cet endroit : ils ne voulurent rien entendre.

Cependant l’incendie gagnait et menaçait d’envahir le bâtiment tout entier. Le capitaine n’avait plus qu’un parti à prendre pour arrêter le fléau, — parti terrible, cruel, impitoyable, mais que la situation commandait impérieusement : fermer les issues de l’entrepont. Il n’hésita pas à recourir à cette extrémité, six cents Circassiens environ furent brûlés ou asphyxiés. À ce prix, leurs compatriotes, l’équipage et le navire se trouvaient sauvés.

Peu après, le capitaine put mettre ses bateaux à la mer pour opérer le débarquement. Mais une révolte des Circassiens, indignés qu’on eût fait périr leurs compagnons, força le capitaine autrichien et l’équipage du Sphinx à prendre la fuite. Les Circassiens pillèrent le bateau à vapeur, dans lequel la circulation rendue à l’air raviva l’incendie.

Le mécontentement des Circassiens débarqués prit de telles proportions qu’une dépêche reçue à Beyrouth obligea les consuls de France et d’Angleterre d’envoyer des forces pour rétablir l’ordre. Un vapeur français, le Linois et un steamer anglais furent expédiés en toute hâte sur le lieu du tumulte. Il fallut donner des vivres aux Circassiens affamés ; après quoi le Linois se mit à longer la côte, dans l’espérance de recueillir l’équipage autrichien et son capitaine. Un coup de canon de signal les attira vers la mer et le Linois put les secourir et les ramener à bord du navire, où l’incendie s’était éteint de lui-même.