F. ROY (p. 179-186).
◄  XXI
XXIII  ►

XXII

À TRAVERS CHEMINS

Le lendemain, doña Clara paraissait, sinon complètement remise de l’émotion que la veille elle avait éprouvée, du moins dans un état de santé beaucoup plus satisfaisant que son frère n’aurait osé l’espérer après l’évanouissement dont il avait été le témoin.

Cependant nulle allusion ne fut faite, ni par l’un ni par l’autre, à la conversation du soir précédent. Doña Clara, bien que fort pâle et surtout très faible, affectait de la gaieté et même de l’enjouement ; elle poussa même les choses jusqu’à faire, appuyée sur le bras de son frère, une courte promenade dans le jardin.

Mais celui-ci ne fut pas dupe de ce manège ; il comprit que sa sœur, fâchée de s’être laissée aller à lui parler trop franchement, essayait de lui donner le change sur son état, en affectant une gaieté loin de son cœur ; cependant il ne fit rien paraître, et lorsque la plus grande chaleur du jour fut tombée, il prétexta le désir de visiter la campagne environnante, afin de donner à sa sœur un peu de liberté ; prenant son fusil, il monta à cheval et sortit accompagné du mayordomo, qui lui avait proposé de lui servir de guide pendant son excursion.

Doña Clara ne fit que peu d’efforts pour le retenir ; au fond, elle était charmée de demeurer seule quelques heures.

Le jeune homme s’éloigna rapidement, galopant à travers terre avec une impatience fébrile. Il était dans un état de surexcitation dont il ne se rendait pas compte lui-même ; malgré son égoïsme, il se sentait intéressé au malheur de sa sœur ; tant de douce résignation l’attendrissait malgré lui, il aurait été heureux de jeter un peu de joie dans ce cœur brisé par la douleur. D’un autre côté, le singulier récit du mayordomo lui revenait sans cesse à la pensée et éveillait au plus haut point sa curiosité. Cependant, pour rien au monde il n’eût voulu interroger sa sœur sur les parties obscures de ce récit ou seulement lui laisser deviner qu’il connût ses rapports avec les flibustiers de Saint-Christophe.

Les deux hommes s’étaient lancés dans la savane, chassant et causant de choses indifférentes ; seulement, comme malgré lui le comte ne parvenait pas à éloigner de son esprit le souvenir de ce que lui avait raconté le mayordomo, à un certain moment il se tourna vivement vers lui.

— À propos, lui demanda-t-il brusquement, je n’ai pas encore entrevu le confesseur de ma sœur ; comment le nommez-vous déjà ?

— Fray Arsenio, Excellence, c’est un moine franciscain.

— C’est cela, fray Arsenio ; ah çà ! pourquoi donc s’obstine-t-il à demeurer ainsi invisible ?

— Pour une excellente raison, Excellence, raison que j’ai eu déjà l’honneur de vous expliquer hier au soir.

— C’est possible, je ne dis pas non, mais tout cela est déjà si confus dans mon esprit, fit-il avec une feinte indifférence, que je ne me rappelle plus ce que vous m’avez dit à ce sujet ; vous m’obligerez en le répétant.

— C’est facile, Excellence ; fray Arsenio nous a quittés au moment où nous sommes débarqués et depuis lors il n’a pas reparu au hatto.

— C’est singulier, et doña Clara ne semble pas inquiète ou contrariée d’une absence aussi longue ?

— Nullement, Excellence, la señora ne parle jamais de fray Arsenio, et ne s’informe pas davantage s’il est ou non de retour.

— C’est étrange, murmura à part lui le jeune homme, que signifie cette mystérieuse absence ?

Après cet aparté, le comte rompit brusquement l’entretien et reprit la chasse. Depuis plusieurs heures déjà ils étaient sortis du hatto et insensiblement s’étaient éloignés à une assez grande distance, le soleil, baissait à l’horizon, le comte se préparait à tourner bride lorsque tout à coup il se fit un grand bruit de branches cassées sur la lisière de la forêt dont ils n’étaient séparés que par quelques buissons et un abatis d’arbres assez considérable, et plusieurs taureaux se précipitèrent en courant dans la savane, poursuivis ou pour mieux dire chassés par une douzaine de braques qui hurlaient à qui mieux mieux en les mordant avec fureur.

Les taureaux, au nombre de sept ou huit, passèrent comme un ouragan à deux longueurs de cheval du comte, auquel cette apparition imprévue causa une si grande surprise qu’il demeura un instant immobile, ne sachant ce qu’il devait faire.

Les animaux sauvages, toujours harcelés par les braques qui ne les quittaient pas, firent un crochet subit et, revenant tout à coup sur leurs pas, ils semblèrent vouloir rentrer dans la forêt par l’endroit même d’où ils s’étaient élancés ; mais à peine avaient-ils repris cette direction qu’un coup de feu retentit et un taureau frappé à la tête roula foudroyé sur le sol.

Au même instant un homme émergea à son tour de la forêt et se dirigea vers l’animal qui gisait immobile, à demi-caché par les hautes herbes, sans paraître apercevoir les deux Espagnols, marchant à grands pas, tout en rechargeant le long fusil dont, selon toutes probabilités, il venait de se servir si adroitement.

Cet épisode de chasse s’était accompli plus rapidement qu’il ne nous en a fallu pour l’écrire, si bien que don Sancho n’était pas encore remis de sa surprise lorsque le mayordomo se pencha à son oreille, et d’une voix basse et entrecoupée par la terreur :

— Excellence, murmura-t-il, vous vouliez voir un ladron, eh bien ! regardez bien cet homme, car c’en est un.

Don Sancho était doué d’une bravoure à toute épreuve ; sa première surprise passée, il redevint complètement maître de lui-même et reprit tout son sang-froid.

Après s’être raffermi sur sa selle, il s’avança à petits pas vers l’inconnu en l’examinant curieusement.

C’était un homme jeune encore, d’une taille moyenne mais bien prise et vigoureusement charpentée ; ses traits réguliers, énergiques et assez beaux, respiraient l’audace et l’intelligence ; le froid, le chaud, la pluie et le soleil, auxquels il avait depuis longtemps sans doute été exposé, avaient donné à son visage une couleur de bistre fort prononcée ; bien qu’il portât toute sa barbe, elle était cependant taillée assez courte.

Son costume, d’une simplicité pour ainsi dire primitive, se composait de deux chemises, d’un haut-de-chausse et d’une casaque, le tout de grosse toile, mais tellement couvert de taches de sang et de graisse qu’il était impossible d’en reconnaître la couleur primitive. Il portait une ceinture en cuir à laquelle pendaient d’un côté un étui en peau de crocodile dans lequel étaient quatre couteaux et une baïonnette, de l’autre une grande calebasse bouchée avec de la cire et remplie de poudre et un sac en peau contenant des balles ; il portait en bandoulière une petite tente en toile fine tordue et réduite au plus mince volume, et en guise de chaussure deux espèces de bottes faites de cuir de taureau non tanné ; ses cheveux assez longs, attachés avec une peau de vivora, s’échappaient d’un bonnet de fourrure qui recouvrait sa tête et était par devant garni d’une visière.

Son fusil, dont le canon avait quatre pieds et demi, était facile à reconnaître à la forme étrange de sa monture pour avoir été fabriqué par Brachie, de Dieppe, qui, avec Gélin, de Nantes, avait seul le monopole de la fabrication des armes des aventuriers ; ce fusil était d’un calibre de seize à la livre.

L’aspect de cet homme ainsi armé et accoutré avait réellement quelque chose d’imposant et de redoutable.

On se sentait instinctivement en face d’une nature puissante, d’une organisation d’élite, habituée à ne compter que sur elle-même et qu’un danger, si grand qu’il fût, ne devait ni étonner ni même émouvoir.

Tout en continuant à s’avancer vers le taureau, il avait jeté un regard de côté aux deux chasseurs, puis, sans autrement s’occuper d’eux, il avait sifflé ses braques et ses venteurs, qui avaient aussitôt abandonné la poursuite du troupeau et étaient docilement venus se ranger autour de lui, et, sortant un couteau de son étui, il s’était mis en devoir d’écorcher l’animal gisant à ses pieds.

En ce moment le comte arriva auprès de lui.

— Eh ! lui dit-il d’une voix brève, qui êtes-vous et que faites-vous dans ce canton ?

Le boucanier, car c’en était un, releva la tête, regarda d’un air narquois l’homme qui lui adressait la parole sur un ton si péremptoire, et, haussant les épaules avec dédain :

— Qui je suis ? répondit-il en raillant, vous le voyez, je suis un boucanier ; ce que je fais, j’écorche un taureau que j’ai tué. Après ?

— Mais, de quel droit vous permettez-vous de chasser sur mes terres ?

— Ah ! ces terres sont à vous ? j’en suis bien aise.

« Eh bien ! je chasse ici parce que cela me plaît ; si cela ne vous convient pas, j’en suis fâché, mon beau seigneur.

— Qu’est-ce à dire ? reprit le comte avec hauteur, quel ton osez-vous prendre avec moi ?

— Celui qui me convient, probablement, répondit le boucanier en se redressant vivement, passez votre chemin, beau sire, et croyez un bon conseil : si vous voulez que d’ici cinq minutes votre riche pourpoint ne soit pas rempli d’os malades, ne vous occupez pas plus de moi que je ne m’occupe de vous et laissez-moi vaquer à mes occupations.

— Il n’en sera pas ainsi, répondit le jeune homme avec violence ; la terre que vous foulez si impertinemment appartient à ma sœur, doña Clara de Bejar ; je ne souffrirai pas qu’elle soit impudemment envahie par des vauriens de votre espèce. Vive Dios ! vous déguerpirez, et cela tout de suite, mon maître, ou sinon…

— Sinon ? dit le boucanier dont l’œil lança un éclair, tandis que le mayordomo, pressentant une catastrophe, se glissait prudemment derrière son maître.

Quant à celui-ci, il était demeuré froid et impassible devant le boucanier, résolu à prendre vigoureusement l’offensive s’il lui voyait faire le moindre geste suspect. Mais, contre toute prévision, le regard menaçant de l’aventurier redevint presque subitement calme, ses traits reprirent leur expression habituelle d’insouciance et ce fut d’un ton presque amical malgré sa rudesse qu’il reprit :

— Eh ! eh ! quel nom avez-vous donc prononcé, s’il vous plaît ?

— Celui de la propriétaire de cette savane.

— Apparemment, dit en riant l’aventurier ; mais quel est-il, ce nom ? répétez-le, je vous prie.

— Qu’à cela ne tienne, mon maître, dit le jeune homme avec dédain, car il lui sembla comprendre que son adversaire reculait devant la querelle soulevée entre eux : le nom que j’ai prononcé est celui de doña Clara de Bejar y Sousa…

Et cœtera, fit en riant le boucanier, ces diables de Gavachos ont des noms pour chaque jour de l’année ! Allons, ne nous fâchons pas, mon jeune coq, ajouta-t-il en remarquant la rougeur que l’expression dont il s’était servi avait étendue sur le visage du comte ; nous sommes peut-être plus près de nous entendre que vous ne le supposez. Que gagneriez-vous dans un combat contre moi ? Rien, et vous pourriez, au contraire, beaucoup y perdre.

— Je ne comprends pas vos paroles, répondit sèchement le jeune homme, mais j’espère que vous me les allez expliquer.

— Ce ne sera pas long, vous allez voir, fit l’autre toujours goguenard, et, se tournant vers la forêt en portant ses mains à sa bouche en forme de porte-voix :

« Hé ! l’Olonnais ! cria-t-il.

— Holà ! répondit aussitôt un homme que l’épaisseur de la forêt dans laquelle il se tenait caché rendait invisible.

— Viens ici, mon fils, reprit le boucanier, je crois que nous avons trouvé ton affaire.

— Ah ! ah ! répondit l’Olonnais toujours invisible, voyons donc cela un peu.

Le jeune comte ne savait que penser de cet incident nouveau qui paraissait devoir changer la face des choses ; il redoutait une grossière plaisanterie de la part de ces hommes à demi sauvages, il hésitait entre se laisser aller à la colère qui bouillonnait au dedans de lui, ou attendre patiemment les suites de cet appel fait par le boucanier ; mais un pressentiment secret le poussait à se contenir et à agir avec prudence, avec ces hommes qui ne semblaient animés d’aucun mauvais dessein contre lui et dont les manières, bien que brusques et rudes, étaient cependant amicales.

En ce moment l’Olonnais parut. Il avait le même costume que le boucanier ; il s’avança rapidement vers celui-ci et, sans s’occuper des deux Espagnols, il lui demanda ce qu’il lui voulait, tout en jetant sur l’herbe une peau de taureau sauvage qu’il portait sur les épaules.

— Ne m’as-tu pas parlé d’un billet que Vent-en-Panne t’a fait passer ce matin, répondit le boucanier, par l’entremise d’O-mo-poua ?

— C’est vrai, le Poletais, je t’en ai parlé, dit-il, d’autant plus qu’il a même été convenu entre nous que toi qui connais le pays, tu me conduirais à la personne à laquelle je dois remettre ce satané chiffon de papier.

— Eh bien ! mon fils, si tu veux, ta commission est faite, reprit le Poletais, en désignant don Sancho du doigt, voici, à ce qu’il dit du moins, le propre frère de la personne en question.

— Bah ! fit l’Olonnais en fixant un regard clair sur le jeune homme, ce beau mignon ?

— Oui, à ce qu’il dit du moins, car tu le sais, les Espagnols sont tellement menteurs, qu’on ne peut jamais se fier à leur parole.

Don Sancho rougit d’indignation.

— Qui vous a donné le droit de douter de la mienne ? s’écria-t-il.

— Rien jusqu’à présent, aussi n’est-ce pas à vous que je m’adresse, je parle en général.

— Ainsi, lui demanda l’Olonnais, vous êtes le frère de doña Clara de Béjar, la maîtresse du hatto del Rincon ?

— Encore une fois, oui, je suis son frère.

— Bon, et comment me le prouverez-vous ?

Le jeune homme haussa les épaules.

— Que m’importe que vous me croyiez ou non ! dit-il.

— C’est possible, mais à moi, il m’importe beaucoup d’en avoir la certitude ; je suis chargé d’un billet pour cette dame et je tiens à m’acquitter convenablement de ma commission.

— Alors remettez-moi ce billet et finissons-en, je le lui porterai moi-même.

— Vous avez trouvé cela tout seul ! fit l’engagé en goguenardant, que je vous donnerai ainsi cette lettre de but en blanc.

Et il éclata d’un gros rire que le Poletais partagea aussitôt.

— Ces Espagnols ne doutent de rien, dit le boucanier.

— Alors, allez au diable, vous et votre billet, s’écria le jeune homme avec colère, qu’est-ce que cela me fait à moi que vous le gardiez !

— Allons, allons, ne nous fâchons pas, que diable ! reprit l’Olonnais d’un ton conciliateur, il y a peut-être un moyen d’arranger les choses à la satisfaction générale ; je ne suis pas aussi noir que j’en ai l’air, et j’ai de bonnes intentions, seulement je ne veux pas être pris pour dupe, voilà tout.

Le jeune homme, malgré la répugnance visible que lui inspiraient les aventuriers, n’osait cependant rompre brusquement avec eux ; cette lettre pouvait être fort importante, sa sœur ne lui pardonnerait pas, sans doute, d’avoir, en cette circonstance, agi avec étourderie.

— Voyons, dit-il, parlez, mais faites vite : il est tard, je suis loin du hatto où je veux être de retour avant le coucher du soleil afin de ne pas inquiéter inutilement ma sœur.

— C’est d’un bon frère, répondit l’engagé avec un sourire ironique ; voici ce que je vous propose : dites à la petite dame en question que l’engagé de Montbars est chargé de lui remettre une lettre, et que si elle désire l’avoir, elle n’a qu’à la venir chercher.

— Comment la venir chercher, où cela ?

— Ici, pardieu ! le Poletais et moi nous allons établir un boucan à la place où nous sommes ; nous attendrons cette dame pendant toute la journée de demain, voilà ; il me semble que c’est simple et facile, ce que je vous propose-là.

— Et vous croyez, répondit-il avec ironie, que ma sœur consentira à accepter un tel rendez-vous, donné par un misérable aventurier ? Allons, vous êtes fou !

— Je ne crois rien, je vous fais une proposition que vous êtes libre de refuser ou d’accepter, voilà tout ; quant à la lettre, elle ne l’aura qu’en venant la chercher elle-même.

— Pourquoi ne m’accompagnez-vous pas au hatto ? cela serait encore plus simple, il me semble.

— C’est possible, et c’était d’abord mon intention, mais j’ai changé d’avis ; ainsi, voyez ce que vous voulez faire.

— Ma sœur se respecte trop pour tenter une pareille démarche, je suis certain d’avance qu’elle refusera avec indignation.

— Voire, vous pourriez vous tromper, mon beau galant, fit l’engagé avec un fin sourire, qui sait jamais ce que pensent les femmes !

— Enfin, pour couper court à un entretien qui n’a que trop duré déjà, je lui ferai part de ce que vous m’avez dit ; seulement je ne vous dissimule pas que je la dissuaderai par tous les moyens de venir.

— Vous ferez ce que vous voudrez, cela ne me regarde pas ; mais sachez bien que si sa volonté est de venir, et je le crois, vos raisonnements n’y feront rien.

— Nous verrons.

— Surtout n’oubliez pas de lui dire que cette lettre est de Montbars.

Pendant cet entretien, qui n’avait aucun intérêt pour lui, le Poletais, avec ce flegme et cette insouciance caractéristique des boucaniers, s’occupait à couper des queues de palmistes nommées taches et à planter des pieux pour faire l’ajoupa sous lequel serait tendue la tente de campement pour la nuit.


— Oh ! l’Olonnais, cria-t-il ; viens ici, je crois que nous avons trouvé ton affaire.

— Vous voyez, continua l’engagé, que mon compagnon s’est déjà mis à la besogne ; ainsi adieu, à demain, je n’ai pas le temps de causer davantage, il me faut l’aider à établir le boucan.

— Faites à votre guise, mais je suis persuadé que vous avez tort de compter sur le succès de la commission dont je veux bien me charger.

— Bah ! vous verrez, parlez-en toujours à la señora. Ah ! un mot encore, pas de trahison surtout.

Le jeune homme ne daigna pas répondre ; il haussa les épaules avec dédain, fit volter son cheval et, suivi pas à pas par le mayordomo, il reprit au galop le chemin du hatto.

Arrivé à une certaine distance, il jeta un regard en arrière ; l’ajoupa était déjà terminé et, ainsi que l’avait dit l’Olonnais, les deux boucaniers s’occupaient activement à établir leur boucan, sans plus s’occuper des Espagnols qui sans doute rôdaient aux environs, que s’ils eussent été à cinq cents lieues de toute habitation.

Puis il continua à s’avancer tout pensif dans la direction du hatto.

— Eh bien ! Excellence, lui dit au bout d’un instant le mayordomo, vous avez vu les ladrones, qu’en pensez-vous maintenant ?

— Ce sont de rudes hommes, répondit-il en hochant tristement la tête, natures brutales et indomptables, mais franches et relativement honnêtes, du moins à leur point de vue.

— Oui, oui, vous avez raison, Excellence ; aussi gagnent-ils tous les jours davantage de terrain et si on les laisse faire, bientôt toute l’île leur appartiendra, j’en ai peur.

— Oh ! nous n’en sommes pas encore là, dit-il avec un sourire.

— Pardonnez-moi, Excellence, de vous adresser cette question, comptez-vous parler à la señora de cette rencontre ?

— J’aurais voulu m’en dispenser ; malheureusement, après ce que vous m’avez rapporté de ce qui s’est passé entre ma sœur et ces hommes, peut-être mon silence aurait-il des conséquences fort graves pour elle : mieux vaut, je crois, lui dire franchement ce qui en est ; plus que moi elle saura la conduite qu’elle doit tenir.

— Je crois que vous avez raison, Excellence, la señora a peut-être un grand intérêt à connaître le contenu de cette lettre.

— Enfin, à la grâce de Dieu !

Il était nuit déjà depuis une heure, lorsqu’ils atteignirent le hatto.

Ils remarquèrent avec surprise un mouvement insolite autour de la maison, plusieurs feux allumés dans la plaine jetaient de grandes lueurs dans les ténèbres ; en approchant, le comte reconnut que ces feux avaient été allumés par des soldats qui avaient établi là leur bivouac.

Un serviteur de confiance guettait l’arrivée du comte ; aussitôt qu’il l’aperçut, il lui remit plusieurs lettres apportées pour lui, et le pria de se rendre aussitôt auprès de la señora qui l’attendait avec impatience.

— Que se passe-t-il donc de nouveau ici ? demanda-t-il.

— Deux cinquantaines sont arrivées au coucher du soleil, Excellence, répondit le serviteur.

— Ah ! fit-il avec un léger froncement de sourcil ; c’est bien, prévenez ma sœur que dans un instant je me présenterai chez elle.

Le domestique s’inclina et s’éloigna, le jeune homme mit pied à terre et se rendit à l’appartement de doña Clara, assez intrigué de l’arrivée imprévue de ces troupes dans un endroit qui jouissait en apparence d’une grande tranquillité et où leur présence était inutile.