F. ROY (p. 168-178).
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XXI

LE RÉCIT DU MAYORDOMO

Don Sancho, fort inquiet de l’état dans lequel il voyait sa sœur, se hâta d’appeler ses femmes qui accoururent aussitôt. Il la confia à leurs soins et se retira dans l’appartement préparé pour lui, en ordonnant qu’on l’avertit aussitôt que doña Clara éprouverait un mieux, si léger qu’il fût.


Elle tomba évanouie sur le parquet.

Don Sancho de Peñaflor était un charmant cavalier, gai, rieur, se laissant insouciamment vivre, ne prenant de la vie que le plaisir et repoussant, avec l’égoïsme de son âge et de sa caste, toute douleur et même tout ennui.

Appartenant à l’une des plus grandes familles de l’aristocratie espagnole, devant un jour être huit ou dix fois millionnaire, destiné, à cause de son nom, à occuper plus tard les plus beaux emplois et à faire un de ces magnifiques mariages de convenance qui rendent si heureux les diplomates en leur laissant complètement l’esprit libre pour leurs hautes combinaisons politiques, il s’attachait, autant que cela lui était possible toutefois, à comprimer les battements de son cœur, et à ne troubler en rien, par une passion insolite, le calme azur de son existence.

Capitaine dans l’armée en attendant mieux et pour avoir l’air de faire quelque chose, il avait suivi, en qualité d’aide de camp, son père au Mexique lorsque celui-ci avait été nommé vice-roi de la Nouvelle-Espagne. Mais trop jeune encore pour envisager sérieusement la vie et être ambitieux, il ne s’était occupé que de jeu et d’amourettes depuis qu’il était arrivé en Amérique, ce qui avait fort contrarié le duc, qui, ayant passé l’âge du plaisir, n’admettait plus que les jeunes gens sacrifiassent à l’idole qu’il avait lui-même si longtemps encensée.

Excellente nature au demeurant, doux, facile à vivre, mais entiché, comme tous les Espagnols de cette époque et peut-être encore de l’époque actuelle, des préjugés de caste, considérant les nègres et les Indiens comme des bêtes de somme créées à son usage et dédaignant de cacher le mépris et le dégoût qu’il éprouvait pour ces races déshéritées.

En un mot, don Sancho, selon un précepte de sa famille, regardait toujours au-dessus de lui et jamais au-dessous ; il supportait ses égaux, mais établissait une infranchissable barrière de hauteur et de dédain entre lui et ses inférieurs.

Cependant, à son insu peut-être, car nous ne voulons pas lui en accorder le mérite, un sentiment tendre s’était glissé au milieu de la froide atmosphère dans laquelle il s’était condamné à vivre, avait pénétré jusqu’à son cœur et parfois menaçait de renverser toutes ses transcendantes théories sur l’égoïsme.

Ce sentiment n’était rien autre que l’amitié qu’il éprouvait pour sa sœur, amitié qui pouvait passer pour de l’adoration, tant elle était dévouée, respectueuse et bien véritablement sans calcul et sans arrière-pensée ; pour plaire à sa sœur, il aurait tenté l’impossible ; un simple mot tombé de ses lèvres le rendait souple, obéissant comme un esclave ; un désir qu’elle manifestait devenait immédiatement pour lui un ordre, aussi sérieux et peut-être davantage que s’il fût venu du roi d’Espagne et des Indes, bien que ce magnifique potentat se flattât orgueilleusement que le soleil ne se couchait jamais dans ses États.

Le premier mot du comte, dès qu’il se trouva seul dans son appartement, montre du reste son caractère mieux que tout ce qu’on en pourrait dire.

— Allons ! s’écria-t-il en se laissant aller d’un air désespéré dans un fauteuil, moi qui croyais passer pendant quelques jours une si agréable existence ici, il va me falloir entendre les doléances de Clara et la consoler ; que le diable soit des gens malheureux ! on dirait qu’ils s’acharnent après moi pour troubler ma tranquillité.

Au bout de trois quarts d’heure à peu près, une esclave noire vint lui annoncer que doña Clara avait repris connaissance, mais qu’elle se sentait si faible et si brisée, qu’elle le priait de la dispenser de le recevoir ce même soir.

Le jeune homme fut intérieurement assez satisfait de cette liberté qui lui était accordée par sa sœur et qui le dispensait de renouer un entretien qui n’avait aucun charme pour lui.

— C’est bien, dit-il à l’esclave, présentez mes hommages à ma sœur et donnez l’ordre qu’on me serve à souper ici ; vous prierez en même temps le mayordomo de me venir trouver, j’ai à causer avec lui ; allez.

L’esclave sortit et le laissa seul.

Alors le jeune comte se renversa sur le dossier de son fauteuil, allongea les jambes et se plongea, non pas dans une rêverie quelconque, mais dans cet état de somnolence qui n’est ni la veille ni le sommeil, pendant lequel l’âme semble errer dans des régions inconnues, et que les Espagnols nomment la siesta.

Pendant qu’il était ainsi, les esclaves dressaient la table, en ayant bien soin de ne pas le troubler, et la couvraient de mets exquis.

Mais bientôt le fumet des plats posés devant lui rappela le jeune homme à la réalité ; il se redressa et rapprochant son fauteuil, il se mit à table.

— Pourquoi le mayordomo n’est-il pas venu ? demanda-t-il ; aurait-on négligé de l’avertir ?

— Pardon, Excellence, mais le mayordomo est absent en ce moment, répondit respectueusement un esclave.

— Absent, et pour quel motif ?

— Il fait sa visite de chaque soir autour de l’habitation, mais il ne tardera pas à être de retour ; si Votre Excellence veut être assez bonne pour patienter, bientôt elle le verra.

— Soit, bien que je ne comprenne rien à l’urgence de cette visite ; il n’y a pas de bêtes fauves ici, je suppose.

— Non, Excellence, grâce à Dieu.

— Alors que signifient ces précautions ?

— Elles servent à garantir l’habitation des attaques des ladrones, Excellence.

— Encore les ladrones ! s’écria-t-il en bondissant sur son siège. Ah çà ! mais c’est un pari ! tout le monde semble s’être donné le mot pour me mystifier, Dieu me pardonne !

En ce moment on entendit résonner des éperons sur le sol, en dehors de la salle où se trouvait le jeune homme.

— Voilà le mayordomo, Excellence, dit un des nègres.

— Enfin, c’est bien heureux ! qu’il entre.

Birbomono parut, ôta son chapeau, salua respectueusement le comte et attendit qu’il lui adressât la parole.

— Eh ! arrivez donc, lui dit le jeune homme, voilà plus d’une heure que je vous demande.

— J’en suis désespéré, Excellence, mais c’est à l’instant seulement que j’ai été prévenu.

— Je sais, je sais. Avez-vous dîné ?

— Pas encore, Excellence.

— Eh bien ! mettez-vous là, en face de moi.

Le mayordomo, qui connaissait le caractère altier du comte, hésitait ; il ne comprenait rien à cette singulière condescendance de sa part.

— Asseyez-vous donc, reprit le jeune homme, nous sommes à la campagne, cela ne tirera pas à conséquence ; d’ailleurs, j’ai à causer avec vous.

Le mayordomo s’inclina et prit, sans se défendre davantage, la place qui lui était indiquée.

Le repas fut court, le comte mangea sans prononcer un mot ; lorsqu’il eut terminé, il repoussa son tranchoir, but un verre d’eau, selon la coutume espagnole, alluma un excellent cigare et en donnant un semblable au mayordomo :

— Fumez, je le permets, lui dit-il.

Birbomono accepta avec reconnaissance ; mais de plus en plus étonné, il ne put s’empêcher de se demander, intérieurement, quel motif si important avait son jeune maître pour se montrer si gracieux envers lui.

Le couvert enlevé, les esclaves retirés, les portes closes, les deux hommes demeurèrent seuls.

La nuit était magnifique, l’atmosphère d’une limpidité extrême ; une multitude d’étoiles nageaient dans l’éther, un air doux et tiède pénétrait par les larges fenêtres laissées ouvertes exprès, un silence profond régnait dans la campagne, et, de l’endroit où ils étaient placés, les deux hommes apercevaient la masse sombre des arbres de la forêt qui fermait l’horizon.

— Maintenant, dit le comte en lançant un flot de fumée bleuâtre, causons.

— Causons, soit, Excellence, répondit le mayordomo.

— J’ai plusieurs choses à vous demander, Birbomono ; vous me connaissez, n’est-ce pas, vous savez que, promesses ou menaces j’accomplis tout ce que je dis ?

— Je le sais, Excellence.

— Bien, ceci posé, je viens au fait sans plus de préambules. J’ai certains renseignements fort importants à vous demander ; répondre à mes questions n’est point trahir votre maîtresse qui est ma sœur et que j’aime par-dessus tout, c’est peut-être lui rendre un service indirect ; d’ailleurs, ce que vous refuseriez de me dire, je ne tarderais pas à l’apprendre d’un autre côté et vous perdriez, par conséquent, à mes yeux, le bénéfice de la franchise ; vous me comprenez bien, je suppose.

— Parfaitement, Excellence.

— Alors que comptez-vous faire ?

— Monseigneur, je suis dévoué corps et âme à votre famille, je me ferai donc un devoir de répondre de mon mieux à toutes les questions que vous daignerez m’adresser, convaincu qu’en m’interrogeant, vous n’avez d’autre motif que celui d’être agréable à ma maîtresse.

— On ne peut mieux raisonner, Birbomono ; j’ai toujours dit que vous étiez un homme intelligent : cette réponse me prouve que je ne me suis pas trompé. Or, je commence, mais procédons par ordre, et d’abord instruisez-moi de ce qui s’est passé entre ma sœur et son mari, jusqu’à son arrivée ici, et les motifs qui lui ont fait quitter Santo-Domingo.

— Vous connaissez, Excellence, M. le comte de Bejar y Sousa, mari de madame votre sœur et mon maître ; c’est un gentilhomme peu causeur de sa nature, mais bon et sincèrement attaché à sa femme, dont il s’applique à faire toutes les volontés, la laissant entièrement libre de vivre à sa guise, sans jamais se permettre la moindre observation à ce sujet. À Santo-Domingo, madame la comtesse vivait dans la retraite la plus absolue, constamment retirée dans ses appartements intérieurs, où ne pénétraient que ses femmes, son confesseur et son médecin. M. le comte la venait visiter tous les matins et tous les soirs, demeurait environ un quart d’heure avec elle, causant de choses indifférentes, puis il se retirait.

— Hum ! cette existence de ma chère sœur me semble assez monotone. Dura-t-elle longtemps ?

— Pendant plusieurs mois, Excellence, et sans doute elle durerait encore sans un événement que nul, excepté moi, ne sait, et qui l’engagea à se rendre ici.

— Ah ! ah ! et quel est cet événement, s’il vous plaît ?

— Le voici, Excellence : un jour un navire de notre nation arriva à Santo-Domingo ; il avait, pendant son passage à travers les îles, été attaqué par les ladrones, auxquels il avait échappé par miracle, en s’emparant de plusieurs d’entre eux.

— Ah ! je vous arrête ici, s’écria le comte en se redressant subitement ; avant que d’aller plus loin, un mot à propos de ces ladrones dont on parle sans cesse et que personne ne connaît. Savez-vous qui ils sont, vous ?

— Certes, je le sais, Excellence.

— Enfin, reprit le comte tout joyeux, j’ai donc rencontré ce que je voulais ! Puisque vous le savez, vous allez me le dire, n’est-ce pas ?

— Je ne demande pas mieux, Excellence.

— Allez, je vous écoute.

— Oh ! ce ne sera pas long, Excellence.

— Tant pis.

— Mais je crois que cela sera intéressant.

— Tant mieux alors, dites vite.

— Ces ladrones sont des aventuriers français et anglais, dont le courage dépasse tout ce qu’on en saurait dire. Embusqués au milieu des rochers aux débouquements des îles, sur le passage de nos vaisseaux, car ils ont juré une guerre d’extermination à notre nation, ils s’élancent, montés sur de mauvaises pirogues à demi remplies d’eau, sautent à bord du navire qu’ils ont surpris, s’en emparent et l’emmènent avec eux. Les dégâts causés par ces ladrones à notre marine sont immenses ; tout navire attaqué par eux, à de rares exceptions près, peut être considéré comme perdu.

— Diable ! diable ! ceci est fort sérieux. Et on n’a rien fait pour débarrasser les mers de ces effrontés pirates ?

— Pardonnez-moi, Excellence, don Fernando de Tolède, amiral de la flotte, saccagea, sur l’ordre du roi, l’île Saint-Christophe, refuge des ladrones, enleva ceux qu’il put saisir et ne laissa pas pierre sur pierre de la colonie qu’ils avaient fondée.

— Ah ! ah ! fit le comte en se frottant les mains, ce fut bien fait, il me semble.

— Non, Excellence, et en voici la raison : chassés mais non anéantis, ces ladrones s’éparpillèrent sur les autres îles ; quelques-uns revinrent à Saint-Christophe, il est vrai, mais la plus grande partie d’entre eux eut l’audace d’aller chercher un refuge à Hispaniola même.

— Oui, mais on les en a chassés, j’espère.

— On a essayé, du moins, Excellence, mais sans y réussir ; depuis cette époque ils sont parvenus à se maintenir dans la partie de l’île qu’ils ont envahie, résistant à toutes les forces envoyées contre eux ; souvent, d’assiégés se faisant assiégeants, ils poussent des pointes jusque sur la frontière espagnole, brûlant, pillant et saccageant tout ce qu’ils rencontrent sur leur passage, d’autant plus facilement qu’ils inspirent une terreur extrême à nos soldats, lesquels, aussitôt qu’ils les voient ou seulement les entendent, prennent la fuite sans regarder derrière eux. Cela est arrivé à un tel point, Excellence, que le comte de Bejar, notre gouverneur, a été contraint d’enlever les fusils des détachements, nommés cinquantaines, chargés de protéger nos frontières, et de les armer de lances.

— Comment, leur enlever leurs fusils ! et pour quel motif, bon Dieu ? Ceci me semble par trop incroyable.

— C’est cependant bien facile à comprendre, Excellence ; les soldats ont une terreur si grande des ladrones, que lorsqu’ils se trouvaient dans les parages hantés par eux et que par conséquent ils craignaient de les rencontrer, ils déchargeaient exprès leurs fusils pour les avertir de leur présence et les inviter ainsi à s’éloigner, ce que les ladrones ne manquaient pas de faire, et, connaissant par ce moyen la position des soldats, ils allaient piller d’un autre côté, certains de n’être pas dérangés[1].

— Cela est réellement incroyable. Et vous craignez leur visite ici ?

— Ils ne sont pas encore venus de ce côté, cependant il est bon de se tenir sur ses gardes.

— Je le crois bien, ceci est excessivement prudent, je vous approuve ; mais revenons maintenant au récit que vous me faisiez lorsque je vous ai interrompu pour me donner ces précieux renseignements ; vous disiez donc qu’un bâtiment de guerre espagnol était arrivé à Santo-Domingo amenant à bord plusieurs ladrones prisonniers.

— Oui, Excellence ; or il est bon que vous sachiez que les ladrones, aussitôt pris, sont pendus.

— Cette mesure est fort sage.

— On avait réservé ceux-ci pour en faire un exemple dans l’île même et effrayer leurs complices ; ils furent donc débarqués et mis en capilla en attendant l’exécution. Ce fut frère Arsenio qu’on chargea de réconcilier, si faire se pouvait, ces misérables avec le Ciel.

— Rude tâche ! mais qu’est-ce que c’est que fray Arsenio ?

— Fray Arsenio est le confesseur de Mme  la comtesse.

— Ah ! très bien, continuez.

— Figurez-vous, Excellence, que ces ladrones sont des hommes très pieux ; ils n’attaquent jamais un navire sans adresser des prières au Ciel, et c’est en chantant le Magnificat et autres chants d’église qu’ils sautent à l’abordage ; fray Arsenio n’eut donc aucune difficulté à leur faire accomplir leurs devoirs religieux. Le gouverneur avait décidé que, pour que l’exemple profitât aux autres, ces ladrones seraient pendus sur la frontière espagnole ; on les sortit donc de prison, et bien garrottés, ils traversèrent la ville dans des charrettes, gardés par une nombreuse escorte, passant au milieu de la population qui les accablait de malédictions et de cris de colère et de menace. Mais les ladrones ne semblaient attacher aucune attention à cette manifestation de la haine publique. Ils étaient au nombre de cinq, jeunes et fort vigoureux en apparence ; tout à coup, au moment où les charrettes qui, à cause de la foule, allaient fort lentement, se trouvaient devant le palais du gouverneur, les ladrones se levèrent tous à la fois, poussèrent un grand cri et, bondissant dans la rue, ils se réfugièrent dans le palais dont ils désarmèrent la garde, puis ils fermèrent la porte sur eux ; ils étaient parvenus, sans qu’on sût comment, à rompre leurs liens. Il y eut d’abord un moment de stupeur profonde dans la foule, en voyant une action d’une audace si insensée. Mais bientôt les soldats reprirent courage et se dirigèrent résolument vers le palais ; les ladrones les reçurent à coups de fusil. Le combat s’engagea alors bravement de part et d’autre, seulement tout le désavantage était pour les nôtres, exposés à découvert aux coups d’ennemis invisibles et d’une adresse renommée, dont tous les coups portaient et faisaient plusieurs victimes chaque fois. Déjà une vingtaine de morts et autant de blessés gisaient sur la place, les soldats hésitaient à continuer ce combat meurtrier, lorsque le gouverneur, averti de ce qui se passait, accourut en toute hâte, suivi de ses officiers ; heureusement pour lui le comte ne se trouvait pas chez lui lorsque les ladrones s’étaient emparés de son palais, mais {Mme}} la comtesse y était, elle ; et le comte tremblait qu’elle ne tombât aux mains de ces misérables. Il les fit sommer de se rendre ; ils ne répondirent que par une décharge qui tua plusieurs personnes autour du gouverneur et le blessa lui-même légèrement.

— Les hardis coquins ! murmura le comte, j’espère bien qu’ils ont été pendus.

— Non, Excellence ; après avoir pendant deux heures tenu en échec toutes les forces de la ville, ils ont offert une capitulation qui a été acceptée.

— Comment ! s’écria le comte, acceptée ! oh ! ceci est trop fort !

— C’est l’exacte vérité, cependant, Excellence ; ils menaçaient, si l’on ne les laissait pas libres de se retirer paisiblement, de se faire sauter avec le palais, ce qui aurait entraîné la ruine générale de la ville, d’égorger les prisonniers qui se trouvaient en leur pouvoir et Mme  la comtesse la première. Le gouverneur s’arrachait les cheveux de rage, eux ne faisaient que rire.

— Mais ce ne sont pas des hommes ! s’écria le comte en frappant du pied avec colère.

— Non, Excellence, je vous l’ai dit, ce sont des démons. Les officiers du comte lui persuadèrent d’accepter la capitulation ; les bandits exigèrent que les rues sur leur passage fussent désertes, ils se firent amener des chevaux pour eux et deux pour Mme  la comtesse et une de ses servantes qu’ils gardaient en otage jusqu’à ce qu’ils fussent en sûreté, et ils sortirent bien armés, conduisant au milieu d’eux ma pauvre maîtresse, tremblante de terreur et plus morte que vive. Les ladrones ne se pressaient pas, ils allaient au pas, riant et causant entre eux, se retournant, s’arrêtant même parfois pour jeter en arrière un regard sur la foule qui les suivait à distance respectueuse. Ils quittèrent ainsi la ville, mais ils tinrent religieusement leur promesse : deux heures plus tard Mme  la comtesse, envers laquelle ils avaient été extrêmement courtois, était de retour à Santo-Domingo, conduite jusqu’à son palais par les acclamations et les cris de joie de la population qui l’avait crue perdue. Le surlendemain, M. le comte me donna l’ordre d’accompagner ma maîtresse ici, où les médecins lui recommandaient de venir pendant quelque temps se reposer des émotions terribles que sans doute elle avait éprouvées pendant qu’elle était au pouvoir des bandits.

— Et depuis votre installation au hatto, il ne s’est rien passé d’extraordinaire, je suppose ?

— Si, Excellence, et voilà pourquoi je vous disais, en commençant, que seul je connaissais l’événement qui avait modifié la manière de vivre de ma maîtresse. Un des ladrones avait eu avec elle un entretien fort long avant de la quitter, entretien auquel j’assistai de trop loin pour entendre ce qu’il lui dit, il est vrai, mais d’assez près pour juger de l’intérêt qu’il avait pour elle et de l’impression qu’il lui fit ; j’avais suivi ma maîtresse, résolu à ne pas l’abandonner et à la secourir si besoin était, au péril de ma vie.

— Ceci est d’un bon serviteur, Birbomono, je vous en remercie.

— Je n’ai fait que mon devoir, Excellence ; dès que les ladrones l’avaient laissée seule, je m’étais approché de ma maîtresse et je l’avais escortée à son retour à la ville. Quelques jours après notre arrivée ici, ma maîtresse s’habilla en homme, sortit à l’insu de tout le monde du hatto et, suivie seulement de moi et de fray Arsenio, qui n’avait pas voulu la quitter, elle nous conduisit dans une baie perdue de la côte où un des ladrones nous attendait. Cet homme eut encore une longue conversation avec ma maîtresse, puis, nous faisant entrer dans une pirogue, il nous conduisit à bord d’un brigantin espagnol qui louvoyait en vue de la côte ; j’appris plus tard que ce brigantin avait été frété par fray Arsenio, sur l’ordre de ma maîtresse. Dès que nous fûmes à bord de ce navire, il mit le cap au large et partit avec nous ; le ladron était retourné à terre dans sa pirogue.

— Ah çà ! interrompit violemment le jeune homme, quels contes bleus me faites-vous là, Birbomono ?

— Monseigneur, je vous dis la vérité telle que vous me l’avez demandée, sans ajouter ni retrancher rien.

— Soit, je veux bien le croire, mais tout cela est d’un fantastique que je ne saurais admettre.

— Dois-je terminer là, Excellence, ou continuer mon récit ?


Elle nous conduisit dans une baie perdue de la côte où un des ladrones nous attendait.

— Continuez, au nom du diable ! peut-être, de tout ce chaos, finira-t-il par sortir quelque lumière.

— Notre brigantin commença à louvoyer à travers les îles, au grand risque d’être happé au passage par les ladrones ; mais, par un miracle incompréhensible, il parvint à filer inaperçu, si bien qu’en huit jours il atteignit une île en forme de montagne, nommée l’île Nièves, je crois, et séparée seulement par un étroit canal de Saint-Christophe.

— Mais, d’après ce que vous m’avez dit vous-même, Saint-Christophe est le repaire des ladrones.

— Oui, monsieur le comte, c’est cela même ; le brigantin ne mouilla pas, il vint simplement sur le mât, et amena une embarcation. Ma maîtresse, le moine et moi, on nous descendit dedans et on nous débarqua sur l’île ; seulement, en posant son pied mignon sur le rivage, la comtesse se tourna vers moi et me clouant d’un regard dans la pirogue que je me préparais à quitter : « Voici une lettre, me dit-elle en me remettant un papier ; cette lettre, tu vas la porter à Saint-Christophe ; là tu t’informeras d’un chef célèbre des ladrones, dont le nom est Montbars, tu te le feras indiquer, tu le suivras et tu lui remettras ce billet en mains propres ; va, je compte sur ta fidélité. » Que pouvais-je faire ? obéir, n’est-ce pas, Excellence ? Les matelots de la pirogue, comme s’ils eussent eu le mot, me conduisirent à Saint-Christophe, où je débarquai sans être vu ; je fus assez heureux pour rencontrer ce Montbars et lui remettre la lettre, puis je m’esquivai ; la pirogue qui m’avait attendu me reconduisit à Nièves ; la señora me remercia. Au soleil couchant, Montbars arriva à Nièves, il causa pendant près d’une heure avec le moine pendant que doña Clara se tenait cachée sous une tente, puis il s’éloigna ; quelques instants plus tard la comtesse et fray Arsenio retournèrent à bord du brigantin qui, avec le même bonheur, nous reconduisit à Hispaniola. Le moine resta dans la partie française de l’île : pour quelle raison, je l’ignore ; ma maîtresse et moi, aussitôt débarqués, nous retournâmes au hatto où nous ne sommes arrivés que depuis dix jours.

— Et ensuite ? dit le comte en voyant que le mayordomo se taisait.

— Voilà tout, Excellence, répondit-il ; depuis lors doña Clara est demeurée enfermée dans ses appartements et rien n’est venu troubler la monotonie de notre existence.

Le comte se leva sans répondre, fit deux ou trois tours dans l’appartement en marchant avec agitation, puis se tournant vers Birbomono :

— C’est bien, mayordomo, lui dit-il, je vous remercie ; bouche close sur tout cela. Retirez-vous maintenant et souvenez-vous que nul dans l’habitation ne doit soupçonner l’importance de la conversation que nous avons eue ensemble.

— Je serai muet, Excellence, répondit le mayordomo, et, après un salut respectueux, il se retira.

— Il est évident, murmura le jeune homme, dès qu’il fut seul, qu’il y a au fond de cette histoire un affreux secret dont ma sœur, selon toute probabilité, me condamne à prendre pour moi la moitié ! Je suis, je le crains, tombé dans un guet-apens. Au diable ! Clara ne pouvait-elle donc pas me laisser tranquillement vivre à Santo-Domingo !

  1. Tout ceci est rigoureusement historique.