F. ROY (p. 120-128).
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XV

L’ESPION

Montbars entra donc dans la case.

Deux personnes se trouvaient dans la première pièce, espèce de chambre à deux fins, demi-salon, demi-cuisine.

Ces deux personnes étaient un engagé du capitaine Williams Drack et un inconnu.

Quant au capitaine, il était absent en ce moment.

L’œil du flibustier étincela à la vue de l’inconnu et un sourire funèbre plissa ses lèvres pâles.

Quant à celui-ci, assis devant une table placée au milieu de la pièce, il déjeunait tranquillement avec un morceau de lard froid accommodé à la pimentade et arrosé par une bouteille de vin de Bordeaux, vin qui, soit dit entre parenthèses, bien qu’ignoré à Paris où il ne fut connu que sous Louis XV, grâce au duc de Richelieu de retour de son gouvernement de Guyenne, était déjà depuis longtemps apprécié en Amérique.

L’inconnu était un homme d’une taille assez élevée, au visage pâle, aux traits ascétiques, maigre, osseux et anguleux, mais dont les manières nobles dénotaient un rang élevé dans la société, rang que son costume simple et même plus que modeste essayait vainement de dissimuler, sinon de déguiser complètement.

À l’entrée du flibustier, sans même relever la tête, il laissa glisser un regard de côté sous ses longues paupières de velours et de nouveau s’absorba ou parut s’absorber dans la contemplation du plantureux déjeuner placé devant lui.

Tout était commun entre les flibustiers ; chacun prenait chez l’autre, que celui-ci y fût ou non, ce dont il avait besoin, armes, poudre, habits ou nourriture, sans que celui auquel ces emprunts étaient faits eût le droit de s’en formaliser ou de faire la plus légère observation ; ceci était non seulement admis et toléré, mais bien considéré comme un droit dont tous usaient sans le moindre scrupule.

Montbars, après avoir jeté un regard circulaire dans la pièce, prit une chaise, s’assit sans façon en face de l’inconnu et s’adressant à l’engagé :

— Sers-moi à déjeuner, j’ai faim ! lui dit-il.

Celui-ci, sans se permettre la moindre observation, se mit immédiatement en devoir d’obéir.

En un instant, avec une célérité extrême, il eut servi un copieux déjeuner au flibustier ; puis il se plaça derrière lui afin de le servir.

— Mon ami, dit nonchalamment le flibustier, je vous remercie ; mais je n’aime pas, lorsque je prends mon repas, avoir quelqu’un derrière moi. Retirez-vous, tenez-vous devant la porte de la case ; et, ajouta-t-il avec un coup d’œil d’une expression singulière, ne laissez pénétrer sans mon ordre personne ici ; personne ! vous m’entendez ? fit-il, en appuyant sur les mots, quand votre maître lui-même se présenterait ; vous m’avez compris, n’est-ce pas ?


— Vous êtes un espion et un traître, dit brutalement Montbars, dans dix minutes vous serez pendu.

— Oui, Montbars, répondit l’engagé, et il sortit.

Au nom de Montbars, prononcé par l’engagé, l’inconnu avait tressailli imperceptiblement en fixant un regard inquiet sur le flibustier ; mais, se remettant aussitôt, il avait recommencé à manger avec la plus entière tranquillité, du moins en apparence.

De son côté, Montbars mangeait sans s’occuper, ou du moins sans paraître s’occuper du convive placé juste en face de lui.

Ce manège dura quelques minutes : on n’entendait d’autre bruit dans cette pièce, où cependant grondaient de si vives passions intérieures, que celui produit par les couteaux et les fourchettes grinçant sur les tranchoirs.

Enfin Montbars releva la tête et fixa son regard sur l’inconnu.

— Vous êtes bien taciturne, monsieur, lui dit-il, du ton de bonhomie d’un individu qu’un long silence fatigue et qui désire entamer la conversation.

— Moi, monsieur ? répondit l’inconnu, en relevant la tête à son tour et de l’accent le plus calme ; mais non pas, que je sache.

— Cependant, monsieur, reprit le flibustier, je vous ferai observer que depuis plus d’un quart d’heure que j’ai l’honneur de me trouver en votre compagnie, vous ne m’avez pas encore adressé un mot, même de bienvenue.

— Excusez-moi, alors, monsieur, fit l’inconnu avec une légère inclination de la tête. Cette faute est entièrement involontaire ; d’ailleurs, n’ayant pas l’avantage de vous connaître…

— En êtes-vous bien sûr, monsieur ? interrompit l’aventurier avec ironie.

— Du moins, je le crois, monsieur ; donc, n’ayant rien à vous dire, j’ai supposé qu’il était inutile d’entamer une conversation qui ne saurait avoir de but.

— Qui sait, monsieur ? reprit railleusement le flibustier ; les conversations les plus frivoles quand on les commence deviennent souvent fort intéressantes au bout de quelques instants.

— Je doute qu’il en soit ainsi de la nôtre, monsieur. Permettez-moi donc de l’interrompre à ces premiers mots ; d’ailleurs, mon repas est terminé, dit l’inconnu en se levant, et des affaires sérieuses réclament ma présence. Veuillez donc m’excuser de vous fausser aussi brusquement compagnie et croire à tous mes regrets.

L’aventurier ne quitta pas sa place ; mais, se renversant avec une gracieuse nonchalance sur sa chaise tout en jouant avec le couteau qu’il tenait à la main :

— Pardon, cher monsieur, dit-il de sa voix douce et insinuante, un mot seulement, je vous prie.

— Alors faites vite, monsieur, répondit l’inconnu en s’arrêtant ; car je suis fort pressé, je vous jure.

— Oh ! vous m’accorderez bien quelques minutes, reprit l’aventurier, toujours railleur.

— Puisque vous le désirez si vivement, je ne vous refuserai pas, monsieur ; mais je vous certifie que je suis fort pressé.

— Je n’ai aucun doute à cet égard, monsieur, pressé de quitter cette case surtout, n’est-il pas vrai ?

— Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda l’inconnu avec hauteur.

— Je veux dire, répondit en se levant le flibustier et en marchant vers lui et se plaçant devant la porte, qu’il est inutile de feindre davantage et que vous êtes reconnu, monsieur.

— Reconnu, moi ? Je ne vous comprends pas ; que signifient ces paroles ?

— Elles signifient, dit brutalement Montbars, que vous êtes un espion et un traître, et que dans dix minutes vous serez pendu !

— Moi ! s’écria l’inconnu avec une surprise fort bien jouée. Allons, vous vous méprenez étrangement, monsieur. Laissez-moi passer, je vous prie.

— Je ne suis pas fou et je ne me méprends pas, señor don Antonio de la Ronda.

L’inconnu tressaillit : une pâleur livide couvrit son visage ; mais se remettant aussitôt :

— Oh ! mais c’est de la démence ! fit-il.

— Monsieur, reprit Montbars toujours calme, mais demeurant comme scellé devant la porte, lorsque j’affirme vous niez. Il est évident qu’un de nous deux ment ou se trompe. Or, je certifie que ce n’est pas moi. Il faut donc que ce soit vous ; et pour vous enlever vos derniers doutes à cet égard, écoutez ceci. Mais d’abord, veuillez, je vous prie, vous rasseoir. Nous avons, bien que cela vous contrarie, à causer pendant quelque temps, et je vous ferai observer qu’il est de très mauvais goût de parler debout en face l’un de l’autre comme deux coqs de combat prêts à se sauter à la crête, lorsqu’il est possible de faire autrement.

Dominé malgré lui par le regard fulgurant de l’aventurier opiniâtrement fixé sur lui et par son accent bref et impératif, l’inconnu fut reprendre sa place et se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit sur son siège.

— Maintenant, monsieur, reprit le flibustier du même ton calme, en se rasseyant et en appuyant les coudes sur la table, en même temps qu’il se penchait en avant, afin de dissiper d’un coup tous les doutes que vous pourriez conserver et vous prouver que je sais beaucoup plus de choses que vous ne le désireriez sans doute sur ce qui vous concerne, laissez-moi en deux mots vous raconter votre histoire.

— Monsieur ! interrompit l’étranger.

— Oh ! ne craignez rien, ajouta-t-il d’un ton de sarcasme froid et sec ; je serai bref : pas plus que vous je n’aime à perdre mon temps en vains discours ; mais, remarquez en passant, je vous prie, comment, ainsi que je l’avais prévu, notre conversation, d’abord frivole, est devenue promptement intéressante. N’est-ce pas, en effet, singulier, je vous le demande ?

— J’attends, monsieur, qu’il vous plaise de vous expliquer, répondit froidement l’inconnu ; car, jusqu’à présent, quoi que vous en disiez, je ne comprends pas un seul mot de tout ce qu’il vous plaît de me débiter.

— Allons, vive Dieu ! vous êtes un homme selon mon cœur. Je ne m’étais pas trompé sur votre compte. Brave, froid, dissimulé, vous seriez digne d’être flibustier et de mener avec nous la vie d’aventures.

— Vous me faites beaucoup d’honneur, monsieur, mais tout cela ne me dit pas…

— M’y voici, monsieur, un peu de patience. Comme vous êtes vif ! Prenez garde : dans le métier que vous faites, il faut surtout du sang-froid, et vous en manquez en ce moment.

— Vous êtes très spirituel, monsieur, dit l’inconnu en saluant ironiquement son interlocuteur.

Celui-ci fut froissé de cette attaque subite et frappant du poing la table :

— Votre histoire, monsieur, la voici en deux mots, dit-il : Vous êtes Andalou, né à Malaga, cadet de famille, et par conséquent, destiné à entrer dans les ordres. Vous avez un beau jour, ne vous sentant aucun goût pour la tonsure, fui la maison paternelle et vous vous êtes embarqué sur un vaisseau espagnol destiné pour Hispaniola. Votre nom est don Antonio de la Ronda ; vous voyez, monsieur, que jusqu’à présent, je suis bien renseigné, n’est-ce pas ?

— Continuez, je vous prie, monsieur, répondit l’étranger avec un flegme parfait, vous m’intéressez au plus haut point.

Montbars haussa les épaules et reprit :

— Arrivé à Hispaniola, vous avez su en peu de temps, grâce à votre bonne mine, et surtout à votre esprit fin et délié, vous faire des protecteurs puissants ; si bien que, arrivé d’Europe depuis trois ans à peine, vous avez fait un chemin si rapide, que vous êtes aujourd’hui un des hommes les plus influents de la colonie ; malheureusement…

— Vous dites malheureusement ? interrompit l’inconnu avec un sourire railleur.

— Oui, monsieur, répondit imperturbablement l’aventurier ; malheureusement donc, la fortune vous tourna la tête et cela si bien…

— Si bien ?

— Que malgré vos amis, on vous arrêta et on vous menaça d’un jugement pour détournement d’une somme de près de deux millions de piastres : un beau chiffre ! je vous en fais mon compliment. Tout autre que vous, monsieur, je me plais à le reconnaître, aurait été perdu, ou à peu près, le cas étant des plus graves ; et le conseil des Indes ne plaisante pas en matière d’argent.

— Permettez-moi de vous interrompre, cher monsieur, dit l’étranger avec la plus complète aisance ; vous contez cette histoire avec un talent extrême ; mais si vous continuez ainsi, elle menace de durer indéfiniment. Si vous me le permettez, je la terminerai en quelques mots.

— Ah ! ah ! vous la reconnaissez donc vraie, maintenant ?

— Pardieu ! fit l’inconnu avec un merveilleux aplomb.

— Vous reconnaissez être don Antonio de la Ronda ?

— Pourquoi le nierais-je plus longtemps, puisque vous êtes aussi bien instruit ?

— De mieux en mieux ; de sorte que vous avouez vous être introduit en fraude dans la colonie, dans le but de…

— J’avoue tout ce qu’il vous plaira, fit vivement l’Espagnol.

— Alors, ceci bien établi, vous méritez d’être pendu et vous allez l’être, dans quelques instants.

— Eh bien, non ! reprit-il sans rien perdre de son sang-froid ; voilà où nous différons essentiellement d’opinion, cher monsieur. Votre conclusion n’est pas logique le moins du monde.

— Hein ? s’écria l’aventurier, surpris de ce brusque changement d’humeur auquel il ne s’attendait pas.

— J’ai dit que votre conclusion n’était pas logique.

— J’ai parfaitement entendu.

— Et je le prouve, continua-t-il ; accordez-moi, à votre tour, quelques instants d’attention.

— Soit ; il faut être miséricordieux pour ceux qui vont mourir.

— Vous êtes bien bon ; mais, grâce à Dieu, je n’en suis pas encore là. Il y a loin de la coupe aux lèvres, dit un proverbe fort sensé de mon pays.

— Allez toujours, dit le flibustier avec un sourire sinistre.

Mais l’Espagnol ne s’émut pas.

— Il est évident pour moi, monsieur, que vous avez quelque affaire ou quelque marché à me proposer !

— Moi !

— Certainement. Voici pourquoi : m’ayant reconnu pour espion, car je dois convenir que j’en suis bien réellement un, vous voyez que je mets de la franchise dans mes aveux, rien ne nous était plus facile que de me faire brancher au premier arbre venu, et cela, sans autre forme de procès.

— Oui, mais je vais le faire.

— Non, vous ne le ferez pas maintenant, et voici pourquoi : vous croyez, pour des raisons que j’ignore, car je ne vous fais pas l’injure de supposer que vous éprouviez un mouvement de pitié pour moi, vous si justement nommé par mes compatriotes l’Exterminateur ; vous croyez, dis-je, que je puis vous servir, vous être utile, que sais-je enfin, pour la réussite d’un de vos projets ; en conséquence, au lieu de me faire pendre, ainsi que vous l’eussiez fait en toute autre circonstance, vous êtes venu tout droit me trouver ici, où je me croyais cependant bien caché, afin de causer avec moi. Voyons, parlez, je vous écoute, de quoi s’agit-il ?

Et après avoir prononcé ces paroles de l’air le plus dégagé qu’il put affecter, don Antonio se renversa sur le dossier de sa chaise en tordant délicatement une cigarette entre ses doigts.

Le flibustier considéra un instant l’Espagnol avec une surprise qu’il n’essaya pas même de dissimuler ; puis, éclatant de rire :

— Eh bien ! à la bonne heure, dit-il ; je préfère cela, il n’y aura pas de malentendu entre nous. Oui, vous avez deviné, j’ai une proposition à vous faire.

— Cela n’était pas difficile à découvrir, monsieur ; mais passons : cette proposition, quelle est-elle ?

— Mon Dieu, elle est bien simple. Il s’agit tout uniment pour vous d’intervertir vos projets, de changer de rôle en un mot.

— Très bien ! je vous comprends ; c’est-à-dire que, au lieu de vous trahir au bénéfice de l’Espagne, je trahirai l’Espagne à votre profit.

— Voilà ; vous voyez que c’est facile.

— Très facile, en effet, mais diablement scabreux ; et, en supposant que je consente à ce que vous me demandez, quel avantage en retirerai-je ?

— D’abord, il va sans dire que vous ne serez pas pendu.

— Peuh ! mourir pendu, noyé, ou fusillé, c’est toujours à peu près la même chose. Je désirerais un bénéfice plus net et plus clair, si vous voulez.

— Diable ! vous êtes difficile ; ce n’est donc rien que de sauver sa vie du nœud coulant ?

— Cher monsieur, lorsque comme moi on n’a rien à perdre et par conséquent tout à gagner à un changement quelconque de position, la mort est plutôt un bienfait qu’une calamité.

— Vous êtes philosophe, à ce qu’il paraît.

— Non, du diable ! si de pareilles sornettes m’ont jamais tourmenté. Je ne suis qu’un homme désespéré.

— C’est souvent la même chose ; mais revenons à notre affaire.

— Oui, revenons-y, cela vaudra mieux.

— Eh bien ! je vous offre ma part de prise entière du premier navire dont je m’emparerai, cela vous convient-il ?

— Ceci est déjà mieux, malheureusement le navire dont vous me parlez est comme l’ours de la fable, il court encore. Je préférerais quelque chose de plus substantiel.

— Allons, je vois qu’il faut vous céder ; servez-moi bien et je vous récompenserai si généreusement que le roi d’Espagne lui-même ne pourrait faire davantage.

— Eh bien ! c’est convenu, je me risque ; maintenant, veuillez me dire les services que vous attendez de moi ?

— Je veux que vous m’aidiez à m’emparer par surprise de l’île de la Tortue que vous avez assez longtemps habitée et dans laquelle vous avez, je le crois, conservé des relations.

— Je ne vois pas d’inconvénient à tenter cela, bien que je commence par faire mes réserves.

— Qui sont ?

— Que je ne m’engage pas à vous assurer la réussite de ce hasardeux projet.

— Cette observation est juste ; mais soyez tranquille, si l’île est bien défendue, elle sera bien attaquée.

— Pour cela, j’en ai la conviction ; voyons l’autre chose.

— Celle-là je vous la ferai connaître lorsqu’il en sera temps, señor ; quant à présent, d’autres soins nous occupent.

— À votre aise, monsieur, vous-même jugerez de l’opportunité.

— Maintenant, monsieur, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire en commençant, comme je vous sais un homme très fin et fort capable de me glisser comme un serpent entre les mains sans le moindre scrupule, et comme je veux éviter toute éventualité et vous mettre à l’abri de toute pensée à cet égard, vous allez me faire le plaisir de vous rendre à l’instant même à bord de mon lougre.

— Prisonnier ! fit l’Espagnol avec un geste de mauvaise humeur.

— Non pas prisonnier, cher don Antonio, mais considéré comme un otage et traité en cette qualité, c’est-à-dire avec toutes les attentions compatibles avec notre sûreté commune.

— Cependant la parole d’un gentilhomme…

— Est bonne entre gentilshommes, c’est vrai, mais avec nous autres ladrones, ainsi que vous nous nommez, elle n’a, à mon avis, aucune valeur ; vous vous faites même un cas de conscience, vous, hidalgos de la vieille Espagne, de la violer sans le moindre scrupule lorsque votre intérêt vous y engage.

Don Antonio baissa la tête sans répondre, reconnaissant intérieurement, bien qu’il ne voulût pas en convenir, l’exacte vérité des paroles du flibustier.

Celui-ci jouit un instant du désarroi de l’Espagnol, puis il frappa deux ou trois fois la table du manche de son couteau.

L’engagé du capitaine entra immédiatement.

— Que me voulez-vous, Montbars ? demanda-t-il.

— Dites-moi, mon brave camarade, fit l’aventurier, n’avez-vous pas vu un Caraïbe rouge rôder autour de cette maison ?

— Pardonnez-moi, Montbars, un Caraïbe rouge m’a demandé il n’y a qu’un instant si vous étiez ici ; je lui ai répondu affirmativement, mais je n’ai pas voulu transgresser les ordres que j’avais reçus de vous et le laisser entrer ainsi qu’il le désirait.

— Fort bien, cet homme n’a pas dit son nom ?

— Si, au contraire, c’est la première chose qu’il ait faite ; il se nomme O-mo-poua.

— C’est bien l’homme que j’attendais ; faites-le donc entrer, je vous prie, car il doit attendre à la porte, et revenez avec lui.

L’engagé sortit.

— Que voulez-vous faire de cet homme ? demanda l’Espagnol avec une nuance d’inquiétude qui n’échappa pas à l’œil clairvoyant de l’aventurier.

— Cet Indien est simplement destiné à être votre garde du corps, monsieur, dit-il.

— Hum ! il paraît en effet alors que vous tenez réellement à me conserver.

— Extrêmement, señor.

En ce moment, l’engagé rentra suivi du Caraïbe qui n’avait rien changé à son costume primitif, mais qui avait profité de la permission de Montbars pour s’armer jusqu’aux dents.

— O-mo-poua et vous, mon ami, écoutez bien ce que je vais vous dire : vous voyez cet homme ? fit-il en désignant du geste l’Espagnol toujours impassible.

— Nous le voyons, répondirent-ils.

— Vous allez le conduire vous deux à bord du lougre, où vous le remettrez à mon matelot, Michel le Basque, auquel vous le confierez en lui recommandant de veiller avec le plus grand soin sur lui ; si, pendant le trajet d’ici au navire, cet homme essayait de prendre la fuite, brûlez-lui la cervelle sans pitié. M’avez-vous bien compris ?

— Oui, dit l’engagé, rapportez-vous-en à nous, nous répondons de lui sur notre tête.

— C’est bien, je compte sur votre parole ; monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à don Antonio, veuillez, je vous prie, suivre ces deux hommes.

— J’obéis au plus fort, monsieur.

— Très bien, c’est ainsi que je l’entends ; mais rassurez-vous, votre captivité ne sera ni dure ni longue ; je tiendrai strictement les promesses que je vous ai faites, si de votre côté vous tenez les vôtres. Allez donc et à bientôt.

L’Espagnol, sans répondre, se plaça de lui-même entre ses deux gardiens et sortit avec eux.

Montbars demeura seul.