F. ROY (p. 111-119).
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XIV

LA SECONDE PROPOSITION

Montbars laissa à l’enthousiasme de ses compagnons le temps de se calmer, puis il reprit la parole.

Rien n’était changé dans son aspect, rien ne dénotait en lui la joie du triomphe ou de l’ambition satisfaite ; cependant le vote de ses compagnons, en le nommant chef de la flibuste, en avait fait en un instant un homme plus puissant que bien des princes. Son visage était aussi impassible, sa voix aussi ferme.

— Frères, dit-il, j’avais une seconde proposition à vous faire, vous le rappelez-vous ?

— C’est vrai, dit Williams Drack ; parle donc, frère, nous t’écoutons.

— Cette seconde proposition, la voici : seulement je vous prie, avant de me répondre, d’y réfléchir mûrement ; votre opinion ne doit pas être donnée à la légère, car je vous le répète, et j’insiste exprès pour que vous me compreniez bien, cette proposition est des plus graves et des plus sérieuses ; en un mot la voici : Je vous propose d’abandonner l’île Saint-Christophe, et de choisir un autre lieu de refuge plus commode et surtout plus sûr pour nous.

Les flibustiers le regardèrent avec étonnement.

— Je m’explique, dit-il en étendant le bras comme pour réclamer le silence, écoutez-moi bien, frères, car ce que vous allez entendre vous intéresse tous ; notre refuge est mal choisi, trop éloigné du centre de nos expéditions ; les difficultés qu’il nous faut surmonter pour y revenir, à cause des courants qui drossent nos navires et des vents contraires qui s’opposent à la rapidité de leur marche, nous font perdre un temps précieux. Or, l’archipel des Antilles se compose de plus de trente îles, au milieu desquelles il nous est facile, il me semble, de choisir celle qui nous conviendra le mieux. Cette idée, que j’émets aujourd’hui devant vous, depuis longtemps déjà je la mûris dans ma pensée ; je n’ai pas borné mes courses à poursuivre les Gavachos, je suis allé à la découverte, et j’ai trouvé, je le crois, la terre qui nous convient.

— De quelle terre parles-tu, frère ? demanda David, se faisant l’interprète de ses compagnons.

— Je parle de l’île que les Espagnols appellent Hispaniola et que nous autres nous nommons Santo Domingo ou Saint-Domingue.

— Mais, frère, dit alors Barthélemy, cette île, qui, j’en conviens, est immense et possède des forêts magnifiques, est habitée par les Espagnols ; ce serait, si nous y allions, nous mettre littéralement dans la gueule du loup.

— Je le croyais comme vous avant de m’être assuré de la réalité du fait, mais maintenant je suis certain du contraire ; non seulement l’île n’est qu’en partie occupée par les Gavachos maudits, mais encore, sur la partie qu’ils ont dédaignée, nous rencontrerons des auxiliaires.

— Des auxiliaires ! s’écrièrent avec étonnement les flibustiers.

— Oui, frères, et voici comment. Lors de la descente de l’amiral don Fernand de Tolède à Saint-Christophe, les Français qui parvinrent à échapper au massacre se sauvèrent, ainsi que vous le savez, sur les îles voisines ; beaucoup d’entre eux allèrent plus loin, ils atteignirent Saint-Domingue, où ils se réfugièrent ; c’était hardi, n’est-ce pas ? mais, je vous le répète, les Espagnols n’en occupent que la moitié à peu près. À l’époque de la découverte ils avaient laissé quelques bêtes à cornes sur l’île ; ces animaux ont peuplé, maintenant ils pullulent et les immenses savanes de Saint-Domingue sont couvertes d’innombrables troupeaux de taureaux sauvages qui paissent dans toute la partie inhabitée ; ces troupeaux, vous ne l’ignorez pas, sont une ressource certaine pour le ravitaillement de nos navires, et en sus le voisinage des colons espagnols nous offre le moyen d’assouvir notre haine contre eux ; du reste, ceux de nos compagnons qui depuis quelques années se sont établis sur cette terre leur font une guerre incessante et acharnée.

— Oui, oui, fit Belle-Tête d’un air rêveur, je comprends ce que tu nous dis, frère ; tu as raison jusqu’à un certain point, mais discutons paisiblement et de sang-froid comme des hommes sérieux.

— Parle, répondit Montbars ; chacun de nous, lorsqu’il s’agit de l’intérêt commun, a le droit d’émettre son avis.

— Si braves que nous soyons, et nous pouvons nous en vanter hardiment, car, grâce à Dieu, notre courage est connu, nous ne sommes pas cependant assez forts, quant à présent, pour nous mesurer sur la terre ferme avec la puissance espagnole ; autre chose est s’emparer d’un vaisseau par un coup de main et affronter la population tout entière ; tu le reconnais, frère, n’est-ce pas ?

— Certes, frère, je le reconnais.


En apercevant Montbars il poussa un cri de joie et s’élança vers lui en courant à travers les rochers

— Bien, je continue. Il est évident que les Espagnols, qui jusqu’à présent ne se sont peut-être pas aperçus, ou du moins, à cause de leur petit nombre et de leur peu d’importance, ont dédaigné les aventuriers établis dans la partie déserte de l’île, lorsqu’ils verront que cet établissement qu’ils ont supposé être provisoire et dû au caprice de nos frères, devient permanent et prend les proportions menaçantes d’une colonie, ne le voudront pas souffrir ; alors qu’arrivera-t-il ? ceci : ils réuniront toutes leurs forces, nous assailliront à l’improviste, nous massacreront après une défense désespérée et ruineront du même coup, non seulement notre nouvelle colonie, mais encore nos espérances de vengeance.

Ces paroles de Belle-Tête, d’une logique excessivement serrée et qui tombaient parfaitement justes, produisirent un certain effet sur les flibustiers qui commencèrent à échanger entre eux des signes d’intelligence ; mais Montbars ne laissa pas à cet esprit d’opposition le temps de se propager, et reprenant aussitôt la parole :

— Tu aurais raison, frère, dit-il, si, ainsi que tu le supposes, nous placions notre principal établissement sur Saint-Domingue : il est évident que nous serions écrasés par le nombre et contraints d’abandonner honteusement la place ; mais ce serait bien mal me connaître que de supposer que, moi qui porte une haine implacable à cette race infâme des Gavachos, j’ai pu un instant concevoir un tel projet, si je ne m’étais auparavant assuré de sa réussite et du profit qu’il nous procurera.

— Voyons, frère, dit Williams Drack, explique-toi clairement, nous t’écoutons avec la plus sérieuse attention.

— Dans le nord-ouest de Saint-Domingue, séparée seulement de la Grande-Terre par un étroit chenal, se trouve une île longue d’environ huit lieues, entourée de rochers nommés les Côtes-de-Fer, qui rendent tout débarquement impossible, excepté au midi où se trouve un assez beau port, dont le fond est de sable fort menu et où les navires sont abrités de tous les vents qui d’ailleurs ne sont jamais violents dans ces parages ; quelques anses de sable se rencontrent encore disséminées le long des côtes, mais elles ne sont abordables que pour les pirogues. Cette île se nomme l’île de la Tortue, à cause de sa forme qui affecte l’apparence de cet animal. Voilà, frères, où je prétends que nous formions notre établissement principal, ou si vous le préférez, notre quartier général. Le port de Paix et le port Margot, situés en face de la Tortue, nous mettront, quand cela nous conviendra, en communication avec Saint-Domingue ; réfugiés dans notre île, comme dans un fort inexpugnable, nous braverons les efforts de toute la puissance castillane. Mais je ne veux pas vous tromper, je dois tout vous dire ; les Espagnols sont sur leurs gardes ; ils ont prévu que si la course continue, c’est-à-dire s’ils ne parviennent pas à nous détruire, l’excellente position de cette île ne nous échapperait pas, et que probablement nous tenterions de nous en emparer ; aussi l’ont-ils fait occuper par un détachement de vingt-cinq soldats commandés par un alferez. Ne souriez pas, frères, bien que cette garnison soit peu nombreuse, elle est suffisante à cause de la façon dont elle est retranchée et des difficultés qu’offre le débarquement, et puis il lui est facile d’obtenir dans un délai fort court des renforts de la Grande-Terre ; je me suis plusieurs fois introduit déguisé à la Tortue, j’ai visité l’île avec le plus grand soin, vous pouvez donc attacher la plus entière confiance aux renseignements que je vous donne.

— Montbars a raison, dit alors Roc le Brésilien, je connais la Tortue, je suis comme lui persuadé que cette île nous offrira un abri beaucoup plus sûr et beaucoup plus avantageux que Saint-Christophe.

— Maintenant, frères, reprit Montbars, réfléchissez et répondez oui ou non. Si vous acceptez mon offre, je me mettrai en mesure de réaliser mon projet en m’emparant de l’île ; si vous refusez, il n’en sera plus question.

Et pour laisser par son absence plus de liberté à la discussion, l’aventurier quitta la chambre et se rendit sur la terrasse qui précédait le hatto, où il commença à se promener de long en large, indifférent en apparence à ce qui se passait, mais intérieurement fort inquiet du résultat de la délibération.

À peine se promenait-il ainsi depuis quelques minutes, lorsqu’un léger sifflement se fit entendre à peu de distance, si doucement modulé qu’il fallut toute l’acuité d’ouïe dont le flibustier était doué pour le percevoir.

Il fit vivement quelques pas dans la direction où cette espèce de signal s’était fait entendre ; au même instant un homme étendu sur le sol et si bien confondu avec l’ombre que, à moins de le savoir là, il était impossible de l’apercevoir, leva vers lui sa tête et montra, aux reflets blanchâtres des rayons de la lune, le visage cuivré et les traits fins et intelligents d’un Caraïbe.

— O-mo-poua ? dit le flibustier.

— J’attends, répondit laconiquement l’Indien en se redressant d’un bond et se tenant droit devant lui.

O-mo-poua, c’est-à-dire le sauteur, était un jeune homme de vingt-cinq ans au plus, à la taille haute et admirablement proportionnée, dont la peau avait la nuance dorée du bronze florentin ; il était nu à l’exception d’un léger caleçon de toile bise nommé pagne, qui lui serrait les hanches et lui tombait un peu au-dessus des genoux ; ses longs cheveux noirs, partagés également sur le sommet de la tête, lui retombaient de chaque côté sur les épaules ; il ne portait d’autre arme qu’un long couteau et une baïonnette passée dans une ceinture de cuir de vache.

— L’homme est-il venu ? demanda Montbars.

— Il est venu.

— O-mo-poua l’a vu ?

— Oui.

— Se croit-il reconnu ?

— L’œil seul d’un ennemi acharné le pouvait deviner sous son déguisement.

— Bon ! cela ; mon frère me conduira vers lui.

— Je conduirai le chef pâle.

— Bien ! où trouverai-je O-mo-poua une heure après le lever du soleil ?

— O-mo-poua sera dans sa case.

— J’irai. Et entendant plusieurs voix qui l’appelaient de l’intérieur du hatto : Je compte sur la promesse de l’Indien, dit-il.

— Oui, si le chef tient la sienne.

— Je la tiendrai.

Après avoir échangé un dernier geste d’intelligence avec le flibustier, le Caraïbe se glissa sur les flancs de la falaise et disparut presque instantanément.

Montbars demeura un moment immobile, plongé dans de profondes réflexions, puis faisant un mouvement brusque et passant la main sur son front comme pour en effacer toute trace d’émotion, il rentra à grands pas dans le hatto.

La délibération était terminée, les flibustiers avaient repris leurs sièges, Montbars regagna le sien et attendit avec une indifférence affectée qu’il plût à un de ses compagnons de prendre la parole.

— Frère, dit alors David, nous avons mûrement réfléchi à ta proposition ; nos compagnons me chargent de te dire qu’ils l’acceptent ; seulement ils désirent savoir quels moyens tu comptes employer pour mettre ton projet à exécution et le faire réussir.

— Frères, je vous remercie, répondit Montbars, de m’avoir donné votre assentiment ; quant aux moyens que je, compte employer pour m’emparer de la Tortue, permettez-moi, quant à présent, de les tenir secrets, la réussite même de l’expédition m’en fait un devoir ; sachez seulement que je ne veux compromettre personne et que seul j’ai l’intention de courir tous les risques.

— Tu me comprends mal, frère, ou je me suis mal expliqué, reprit David ; si je t’ai demandé de quelle façon tu comptais agir, ce n’était nullement poussé par une curiosité puérile, mais parce que, dans une question aussi grave et qui intéresse l’association tout entière, nous avons résolu de t’accompagner et de mourir ou de vaincre avec toi ; nous voulons partager l’honneur du triomphe ou assumer une partie de la défaite.

Malgré lui, Montbars se sentit ému à ces généreuses paroles si noblement prononcées, et tendant par un mouvement spontané ses mains aux flibustiers qui les serrèrent avec énergie :

— Vous avez raison, frères, dit-il, tous nous devons concourir à cette grande œuvre qui, je l’espère, nous mettra enfin à même d’accomplir de nobles choses ; nous irons donc tous à la Tortue, seulement, et croyez bien que ce n’est pas par ambition que je parle en ce moment, laissez-moi diriger l’expédition.

— N’es-tu pas notre chef ! s’écrièrent les flibustiers.

— Nous t’obéirons selon les lois de la flibuste, dit David ; celui qui conçoit une expédition a seul le droit de la commander ; nous serons tes soldats.

— C’est convenu, frères. Aujourd’hui même, vers onze heures du matin, après avoir assisté à la vente des nouveaux engagés arrivés de France avant-hier, j’irai trouver le gouverneur pour le prévenir que je prépare une nouvelle course, les enrôlements commenceront aussitôt.

— Aucun de nous ne manquera au rendez-vous, dit Belle-Tête ; j’ai justement deux engagés à acheter pour remplacer deux fainéants qui se sont laissés mourir de paresse.

— Voilà qui est dit, fit Barthélemy, à onze heures nous serons tous à la Basse-Terre.

Ils se levèrent alors et se préparèrent à se retirer, car la nuit tout entière s’était écoulée dans ces discussions, et déjà le soleil, bien qu’encore au-dessous de l’horizon, commençait à le nuancer de larges bandes nacrées qui se fondaient peu à peu dans des tons de pourpre et témoignaient qu’il ne tarderait pas à paraître.

— À propos, dit Montbars d’un air indifférent à Morgan qu’il accompagnait, ainsi que ses autres visiteurs, jusqu’au commencement du sentier, si tu ne tiens pas trop à ton Caraïbe… je ne sais comment tu l’appelles.

— O-mo-poua.

— Ah ! très bien, je disais donc que si tu ne répugnes pas à t’en défaire, je te serai obligé de me le céder.

— Tu en as besoin ?

— Oui, je crois qu’il me sera utile.

— Alors prends-le, frère, je te le cède, bien que ce soit un bon travailleur et que j’en sois satisfait.

— Merci, frère, combien l’estimes-tu ?

— Mon Dieu, je ne ferai pas une affaire avec toi, frère ; j’ai vu un assez beau fusil chez toi, donne-le-moi et prends l’Indien, nous serons quittes.

— Attends alors.

— Pourquoi ?

— Parce que je te veux donner tout de suite ce fusil ; tu m’enverras l’Indien ou, si j’en ai le temps, je passerai le prendre aujourd’hui.

Le flibustier rentra dans le hatto, décrocha le fusil et l’apporta à Morgan qui le mit sur son épaule avec un mouvement de joie.

— Eh bien ! c’est arrangé ainsi, dit-il ; à bientôt.

— À bientôt, répondit Montbars, et ils se séparèrent.

Montbars jeta un épais manteau sur ses épaules, se coiffa d’un chapeau à larges bords dont les ailes retombaient sur son visage et dissimulaient ses traits, et se tournant vers Michel :

— Matelot, lui dit-il, une affaire importante m’oblige à me rendre à la Basse-Terre ; tu iras trouver notre gouverneur, M. le chevalier de Fontenay, et, sans entrer dans aucun détail et en ayant bien soin de ne rien découvrir de notre secret, tu l’avertiras simplement que je prépare une nouvelle expédition.

— C’est bien, matelot, j’irai, répondit Michel.

— Puis tu passeras la visite du lougre et tu t’occuperas avec Vent-en-Panne à le mettre en état de prendre la mer.

Après avoir donné ces instructions aux deux marins, Montbars sortit et descendit la falaise.

M. le chevalier de Fontenay, de même que M. d’Esnambuc auquel il avait succédé depuis deux ans en qualité de gouverneur de Saint-Christophe, était un cadet de Normandie venu aux Îles pour tenter la fortune et qui, avant d’être gouverneur, avait fait longtemps la course avec les flibustiers. C’était bien l’homme qui convenait à ceux-ci : il les laissait libres d’agir à leur guise, ne leur demandait jamais de comptes, comprenait à demi-mot, et se contentait de prélever un dixième sur les prises, tribut volontaire que lui payaient les aventuriers en retour de la protection qu’il était censé leur donner au nom du roi en régularisant leur position.

Le soleil était levé, une fraîche brise de mer faisait doucement frissonner les feuilles des arbres, les oiseaux chantaient cachés sur les branches ; Montbars marchait à grands pas, ne regardant ni à droite ni à gauche, plongé en apparence dans de profondes réflexions.

Arrivé à l’entrée du village de la Basse-Terre, au lieu d’y entrer, il le contourna et, s’engageant dans un étroit sentier qui traversait une plantation de tabac, il s’enfonça dans l’intérieur de l’île, se dirigeant vers le mont Misère dont les premiers renflements se faisaient déjà sentir sous ses pieds.

Après une course assez longue, le flibustier s’arrêta enfin à l’entrée d’une gorge aride sur un des versants de laquelle s’élevait une misérable hutte de troncs d’arbre recouverte tant bien que mal en feuilles de palmiers. Un homme se tenait debout sur le seuil de cette hutte ; en apercevant Montbars il poussa un cri de joie et s’élança vers lui en courant à travers les rochers avec la rapidité et la légèreté d’un daim.

Cet homme était O-mo-poua, le Caraïbe ; en arrivant auprès du flibustier, il se jeta à ses genoux.

— Relève-toi, lui dit l’aventurier, à quoi bon me remercier ?

— Mon maître m’a dit, il y a une heure, que je n’appartenais plus à lui, mais à toi.

— Eh bien ! ne te l’avais-je pas promis ?

— C’est vrai, mais les blancs promettent toujours et ne tiennent jamais.

— Tu vois la preuve du contraire ; allons, relève-toi. Ton maître t’a vendu à moi, c’est vrai ; moi, je te donne la liberté ; tu n’as plus qu’un seul maître, Dieu !

L’Indien se leva, il porta la main à sa poitrine, chancela, ses traits se contractèrent et, pendant un instant, il parut en proie à une violente émotion intérieure que, malgré toute la puissance qu’il avait sur lui-même, il ne parvenait pas à maîtriser.

Montbars, calme et sombre, l’examinait attentivement en fixant sur lui un regard scrutateur.

Enfin l’Indien réussit à parler, sa voix s’échappa sifflante de sa gorge.

— O-mo-poua était un chef renommé parmi les siens, dit-il ; un Espagnol l’avait avili en le faisant esclave par trahison et le vendant comme une bête de somme ; toi tu rends à O-mo-poua le rang dont il n’aurait jamais dû descendre. C’est bon. Tu perds un mauvais esclave, mais tu gagnes un ami dévoué ; sans toi je serais mort, ma vie t’appartient.

Montbars lui tendit la main, le Caraïbe la baisa respectueusement.

— Comptes-tu demeurer à Saint-Christophe, ou bien veux-tu retourner à Haïti[1] ?

— La famille d’O-mo-poua, répondit l’Indien, ce qui reste de son peuple erre dans les savanes de Bohio[2], mais où tu iras j’irai.

— Bien, tu me suivras ; maintenant conduis-moi vers l’homme que tu sais.

— Tout de suite.

— Es-tu certain qu’il soit Espagnol ?

— J’en suis certain.

— Tu ignores pour quel motif il s’est introduit dans l’île ?

— Je l’ignore.

— Et dans quel endroit s’est-il réfugié ?

— Chez un Anglais.

— Dans la colonie anglaise alors ?

— Non, à la Basse-Terre.

— Tant mieux. Quel est le nom de cet Anglais ?

— C’est le capitaine Williams Drack.

— Le capitaine Drack ! s’écria Montbars avec surprise. C’est impossible !

— Cela est.

— Alors, le capitaine ne le connaît pas !

— Non, cet homme est entré chez lui, il lui a demandé l’hospitalité, le capitaine ne pouvait pas la lui refuser.

— C’est juste ; monte à mon hatto, prends des vêtements, un fusil, enfin les armes que tu voudras, et reviens me rejoindre chez le capitaine Drack ; si je n’y étais plus, tu me rencontrerais sur le port ; va.

Montbars retourna alors sur ses pas et se dirigea vers la Basse-Terre, tandis que le Caraïbe prenait à vol d’oiseau, selon la coutume indienne, le chemin du hatto.

La Basse-Terre était l’entrepôt, ou pour mieux dire le quartier général de la colonie française ; à l’époque où se passe notre histoire, ce n’était qu’une misérable bourgade bâtie sans ordre, selon le caprice ou la convenance de chaque propriétaire ; une agglomération de huttes plutôt qu’une ville, mais produisant de loin un effet des plus pittoresques à cause même de ce chaos de maisons de toutes formes et de toutes grandeurs groupées ainsi sur le bord de la mer, devant une rade magnifique remplie de navires se balançant sur leurs ancres et constamment sillonnée par un nombre infini de pirogues.

Une batterie de six pièces de canon établie sur une pointe avancée défendait l’entrée de la rade.

Mais dans cette ville si chétive, si sale et si misérable en apparence, on sentait circuler la vie pleine de sève, de vigueur et de violence des singuliers habitants, uniques au monde, qui en formaient l’hétérogène population. Les rues étroites et sombres étaient encombrées de gens de toutes sortes et de toutes couleurs qui allaient et venaient d’un air affairé.

Des cabarets chantaient au coin de toutes les places et de tous les carrefours, des marchands ambulants hurlaient leur marchandise d’une voix éraillée, et des crieurs publics, suivis d’une foule qui, à chaque pas, se grossissait de tous les oisifs, annonçait à grand renfort de trompettes et de tambours la vente, pour le jour même, des nouveaux engagés arrivés l’avant-veille sur un vaisseau de la Compagnie.

Montbars passa inaperçu au milieu de la foule et arriva à la porte de la case du capitaine Williams Drack, maison d’une assez belle apparence, proprement tenue, qui s’élevait sur le bord de la mer, non loin de l’habitation du gouverneur.

Le flibustier poussa la porte qui, selon l’habitude du pays, n’était pas fermée, et il entra dans l’intérieur de la case.

  1. Nom donné par les Caraïbes à Saint-Domingue. Il signifie : terre Montagneuse.
  2. Maison, autre nom donné par les Caraïbes à Saint-Domingue.