F. ROY (p. 43-51).
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VI

ENTRAÎNEMENT

Ces cavaliers étaient au nombre de quatre. Deux d’entre eux paraissaient être des personnes d’importance, les deux autres étaient des domestiques.

En arrivant à quelques pas du comte, les deux premiers mirent pied à terre, jetèrent la bride aux valets et s’avancèrent le chapeau à la main vers le gentilhomme, qu’ils saluèrent avec une exquise politesse.

Le comte leur rendit courtoisement leur salut, tout en les examinant à la dérobée.

Le premier était un homme de soixante ans environ, d’une taille élevée ; sa démarche était noble, sa physionomie paraissait belle au premier coup d’œil, l’expression en était imposante, bien que douce ét même bienveillante ; mais en l’examinant avec plus de soin, on reconnaissait au feu sombre de son regard, qui parfois semblait lancer des éclairs magnifiques, que cette douceur n’était qu’un masque destiné à tromper la foule ; ses pommettes saillantes, son front fuyant, bien que large, son nez recourbé en bec d’oiseau, son menton carré, dénotaient une méchanceté froide mêlée à une forte dose d’entêtement et d’orgueil.

Cet homme portait un riche costume de chasse, surchargé de broderies, et une lourde chaîne d’or, nommée fanfaronne, faisait plusieurs fois le tour de la forme de son chapeau empanaché de plumes d’autruche.

Cette fanfaronne avait été mise à la mode par les aventuriers qui revenaient de la Nouvelle-Espagne, et quelque ridicule qu’elle fût, elle avait été adoptée avec enthousiasme par les orgueilleux Castillans.

Le compagnon de ce personnage, beaucoup moins âgé que lui, mais vêtu tout aussi richement, avait un de ces visages dont les traits semblent d’abord si ordinaires et si insignifiants, qu’on ne se donne pas la peine de les remarquer et qu’un observateur passerait près d’eux sans les voir ; mais ses petits yeux gris pétillants de finesse, à demi cachés sous des sourcils touffus, et la ligne spirituelle de sa bouche aux lèvres minces et railleuses, auraient donné un démenti complet au physionomiste qui eût pris ce personnage pour un homme d’une intelligence ordinaire et d’une médiocre valeur.

Le plus âgé des deux cavaliers s’inclina une seconde fois.

— Monsieur, dit-il, je suis le duc de Peñaflor ; la personne à laquelle vous avez sauvé la vie, en courant si grand risque de perdre la vôtre, est ma fille, doña Clara de Peñaflor.

Le comte était Languedocien, il parlait la langue espagnole aussi purement que sa langue maternelle.

— Je suis heureux, monsieur, répondit-il avec un gracieux salut, d’avoir servi d’instrument à la Providence pour conserver un enfant à son père.

— Il me semble, fit observer le second cavalier, qu’il serait bon de porter secours à doña Clara ; ma chère cousine paraît être fort gravement indisposée.

— L’émotion seule, reprit le jeune homme, a causé cet évanouissement qui, si je ne me trompe, commence déjà à se dissiper.

— En effet, dit le duc, je crois lui avoir vu faire un léger mouvement ; mieux vaut ne pas la tourmenter et lui laisser reprendre doucement connaissance ; de cette façon, nous éviterons une secousse dont les suites sont parfois fort dangereuses sur les organisations délicates et nerveuses, comme est celle de ma chère enfant.

Tout cela avait été dit d’un ton froid, sec et compassé, fort éloigné de celui qu’aurait dû employer un père dont la fille vient d’échapper miraculeusement à la mort.

Le jeune officier ne savait que penser de cette indifférence réelle ou feinte.

Ce n’était que de la morgue espagnole. Le duc aimait sa fille autant que sa nature altière et ambitieuse le lui permettait, mais il aurait eu honte de le laisser paraître, surtout devant un étranger.

— Monsieur, reprit le duc, après un instant, en s’effaçant à demi pour produire le gentilhomme qui l’accompagnait, j’ai l’honneur de vous présenter mon cousin et mon ami, le comte don Stenio de Bejar y Sousa.

Les deux gentilshommes se saluèrent.

Le comte n’avait aucun motif pour garder l’incognito : il comprit que le moment était venu de se faire connaître.

— Messieurs, dit-il, je suis le comte Ludovic de Barmont-Senectaire, capitaine des vaisseaux de Sa Majesté le roi de France, et commandant la frégate du roi L’Érigone, actuellement mouillée dans la baie d’Algésiras.

En entendant prononcer le nom du comte, le visage du duc pâlit affreusement, ses sourcils se froncèrent à se joindre, et il lui lança un regard d’une expression étrange.

Mais cette émotion n’eut que la durée de l’éclair ; par un effort extrême de volonté, l’Espagnol refoula au fond de son cœur les sentiments qui l’agitaient ; il rendit à son visage son impassibilité première, et il s’inclina en souriant.

La glace était rompue entre les trois hommes, ils se reconnaissaient de même race ; leurs manières changèrent aussitôt : ils devinrent aussi affables que, de prime abord, ils avaient été roides et compassés.

Ce fut le duc qui, de nouveau, renoua l’entretien, du ton le plus amical.

— Vous profitez sans doute de la trêve qui vient d’être dénoncée, il y a quelque temps, entre nos deux nations, dit-il, monsieur le comte, pour visiter notre pays ?

— Pardonnez-moi, monsieur le duc, j’ignorais que les hostilités eussent cessé entre nos deux armées : je suis depuis longtemps déjà en mer et sans nouvelles de France ; le hasard seul m’a conduit sur cette côte, il y a quelques heures à peine, je me suis réfugié dans la baie d’Algésiras pour attendre que le vent change et me permette de passer le détroit.

— Je bénis ce hasard, comte, puisque c’est à lui que je dois le salut de ma fille.

Doña Clara avait ouvert les yeux, et quoique bien faible encore, elle commençait à se rendre compte de la position dans laquelle elle se trouvait.

— Oh ! dit-elle d’une voix douce et tremblante, avec un frisson intérieur, sans ce caballero, j’étais morte ! Et elle essaya de sourire en fixant sur le jeune homme ses grands yeux pleins de larmes, avec une expression de reconnaissance impossible à exprimer.

— Comment vous sentez-vous, ma fille ? lui demanda le duc.

— Je suis tout à fait bien maintenant, je vous remercie, mon père, répondit-elle. Lorsque j’ai senti que Moreno n’obéissait plus au mors, et qu’il s’emportait, je me suis crue perdue et la frayeur m’a fait évanouir ; mais où est-il donc, ce pauvre Moreno, ajouta-t-elle au bout d’un instant, lui serait-il arrivé malheur ?

— Rassurez-vous, señorita, répondit le comte en souriant, et en le lui montrant, le voici, sain et sauf et complètement calmé ; vous pourrez même, si cela vous plait, le monter sans crainte pour votre retour.

— Certes, je le monterai, ce bon Moreno, dit-elle, je ne lui garde pas rancune de son escapade, bien qu’elle ait failli me coûter cher.

— Monsieur le comte, dit alors le duc, j’ose espérer que nous ne nous séparerons pas ainsi et que vous daignerez accepter la cordiale hospitalité que je vous offre dans mon château.

— Je ne m’appartiens pas, malheureusement, monsieur le duc, les devoirs de ma charge réclament ma présence immédiate à mon bord. Soyez convaincu que je suis aux regrets de ne pouvoir répondre à votre offre bienveillante autrement que par un refus.

— Comptez-vous donc mettre aussi vite à la voile ?

— Non, monsieur ; j’espère, au contraire, répondit-il, en appuyant avec une certaine affectation sur ces mots, demeurer encore quelque temps ici.

— Alors, reprit en souriant le duc, je ne me tiens pas pour battu, je suis certain que nous nous reverrons bientôt et que nous ferons, alors, plus ample connaissance.

— C’est mon plus vif désir, monsieur, répondit le jeune homme, en jetant à la dérobée un regard sur doña Clara, qui rougit en baissant la tête.

Le comte prit alors congé et se dirigea vers Algésiras, tandis que les cavaliers s’éloignaient à petits pas dans une direction diamétralement opposée.

Le capitaine marchait tout pensif, songeant à la singulière aventure dont il avait été, si à l’improviste, le héros ; en reconstruisant les moindres détails dans son esprit, admirant de souvenir la souveraine beauté de la jeune fille, à laquelle il avait été assez heureux pour sauver la vie.

Absorbé continuellement par les mille exigences de son rude métier, presque toujours à la mer, le comte, bien qu’il eût près de vingt-cinq ans, n’avait jamais aimé ; il n’avait même jamais songé à l’amour : les quelques femmes qu’il avait entrevues jusqu’alors n’avaient produit aucun effet sur son cœur, son esprit était toujours demeuré libre devant elles, et aucun engagement sérieux n’avait encore troublé la tranquillité de son âme ; aussi fut-ce avec un certain effroi mêlé d’étonnement que, tout en réfléchissant à la rencontre qui tout à coup avait interrompu sa paisible promenade, il s’aperçut que la beauté de doña Clara, son doux parler, avaient laissé une forte impression dans son esprit, que son image y était toujours présente et que sa mémoire, d’une implacable fidélité, lui rappelait jusqu’aux détails les plus indifférents en apparence du court entretien qu’il avait eu avec elle.

— Allons ! allons ! dit-il en secouant la tête à plusieurs reprises, comme pour en chasser une pensée importune, je suis fou !

— Eh ! capitaine, fit Michel, qui profita de cette exclamation pour donner un libre cours aux réflexions qu’il brûlait d’exprimer à haute voix, c’est égal, il faut avouer que c’est bien heureux tout de même pour cette jeune dame, que nous nous soyons trouvés là si à point.

— Fort heureux en effet, Michel, répondit le comte, charmé de cette diversion ; sans nous cette infortunée jeune fille était perdue.

— Ça, c’est vrai, et sans rémission, encore, pauvre petite !

— Quel destin affreux ! si jeune et si belle !

— Le fait est qu’elle est bien espalmée, pourtant je la trouve un peu mièvre et chétive et un brin trop pâle.

Le comte sourit sans répondre à cette appréciation, tant soit peu hasardée, du matelot.

Celui-ci, se sentant encouragé, continua :

— Seulement, me permettez-vous de vous donner un conseil, capitaine ? dit-il.

— Lequel, mon gars ? parle sans crainte.

— Pour de la crainte, le diable m’emporte si j’en ai, seulement je ne voudrais pas vous faire de la peine.

— Me faire de la peine, Michel, et à propos de quoi ?

— Eh bien ! tant pis, je largue tout. Voilà la chose, capitaine : lorsque vous avez dit votre nom au vieux duc…

— Eh bien ! qu’est-il arrivé ?

— Il est arrivé qu’en l’entendant prononcer, il est subitement devenu pâle comme un cadavre : ses sourcils se sont froncés, il vous a lancé un regard si terrible que j’ai cru un instant qu’il voulait vous assassiner. Est-ce que vous ne trouvez pas ça drôle, vous, capitaine ?

— Ce que tu dis là est impossible, tu te trompes.

— Vous ne vous en êtes pas aperçu, vous, parce que vous baissiez la tête, mais moi je le regardais sans en avoir l’air, je suis bien sûr de ce que j’avance.

— Mais réfléchis donc, Michel, que je ne connais pas ce seigneur, que jamais avant aujourd’hui je ne l’avais vu ; comment pourrait-il nourrir une haine contre moi ? Tu radotes, mon ami.

— Non pas, capitaine, je suis certain de ce que j’avance ; que vous le connaissiez ou non, ce n’est pas mon affaire, mais quant à lui, je parierais qu’il vous connaît et même beaucoup ; l’impression que vous lui avez causée est trop forte pour qu’il en soit autrement.

— J’admets, si tu le veux, qu’il me connaisse, au moins il y a une chose que je puis certifier, c’est que jamais je ne l’ai offensé.

— Voilà ce dont on ne peut jamais être sûr, capitaine. Voyez-vous, je suis Basque, moi, je connais les Espagnols de longue date ; c’est un singulier peuple, allez, orgueilleux comme des coqs et rancuniers comme des démons. Croyez-moi, méfiez-vous toujours, cela ne peut pas nuire ; d’ailleurs, ce vieux gentilhomme a un visage sournois qui ne me revient pas du tout.

— Tout cela n’a pas le sens commun, Michel, et je suis tout aussi fou que toi de t’écouter.

— Bon, bon, fit le matelot en hochant la tête, nous verrons plus tard si je me suis trompé.

La conversation se termina là, cependant les paroles de Michel préoccupaient le capitaine plus qu’il ne voulait le laisser paraître ; ce fut d’un air soucieux qu’il retourna à son bord.

Le lendemain, vers dix heures du matin, une élégante embarcation de plaisance accosta la frégate.

Cette embarcation contenait le duc de Peñaflor et le comte de Bejar y Sousa, son silencieux cousin.

— Ma foi, mon cher comte, dit d’un ton de bonhomie le duc après les premiers compliments, vous allez me trouver bien sans façons et bien exigeant, je viens tout simplement vous enlever.

— M’enlever ! répondit en souriant le jeune homme.

— Ma foi oui, c’est ainsi. Figurez-vous, comte, que ma fille veut absolument vous voir, elle ne parle que de vous, et comme, chose qui, j’en suis sûr, vous étonnera médiocrement, elle fait à peu près ce qu’elle veut de moi, elle m’a envoyé vers vous en me signifiant qu’il fallait absolument que vous m’accompagnassiez au château.

— C’est ainsi, dit en saluant don Stenio ; la señorita doña Clara veut absolument vous voir, capitaine.

— Cependant, objecta celui-ci.

— Je n’écoute rien, reprit vivement le duc, il faut en prendre votre parti, mon cher comte, vous n’avez qu’à obéir, vous savez qu’on ne résiste pas aux dames : ainsi, venez. D’ailleurs, rassurez-vous, je ne vous conduis pas bien loin, mon château est à deux lieues d’ici à peine.

Le comte, qui éprouvait secrètement un vif désir de revoir doña Clara, ne se fit prier que tout juste ce qu’il fallait ; puis, après avoir donné les ordres nécessaires à son commandant en second, il suivit le duc de Peñaflor, accompagné de Michel, qui semblait être l’ombre de son capitaine.

Voilà de quelle façon commença cette liaison qui devait presque aussitôt se changer en amour, et avoir, plus tard, de si terribles conséquences pour le malheureux officier.

Le duc et son éternel cousin, qui ne le quittait point d’un pas, accablaient le comte de protestations d’amitié, lui laissaient la plus complète liberté dans le château, et semblaient ne s’apercevoir en aucune façon de l’intelligence qui n’avait pas tardé à s’établir entre doña Clara et le jeune homme.

Celui-ci, complètement subjugué par la passion qu’il éprouvait pour la jeune fille, se laissait aller à son amour avec cet abandon confiant et irréfléchi de tous les cœurs qui aiment pour la première fois.

Doña Clara, simple et naïve jeune fille élevée avec toute la rigide sévérité des mœurs espagnoles, mais Andalouse de pied en cap, avait reçu, avec un tressaillement de bonheur, l’aveu de cet amour, que, dès le premier moment, elle avait partagé.

Tout le monde était donc heureux au château ; le seul Michel faisait tache avec son visage renfrogné qui ne se déridait jamais ; plus il voyait les choses marcher rapidement vers la conclusion que désiraient les jeunes gens, plus il devenait sombre et soucieux.

Cependant la frégate avait quitté Algésiras pour Cadix.

Le duc, sa fille et don Stenio avaient fait la traversée à bord ; le duc de Peñaflor avait besoin de se rendre à Séville où il possédait de grands biens ; il avait accepté avec de vives démonstrations de joie la proposition que le comte lui avait faite de le conduire sur sa frégate jusqu’à Cadix, qui n’est qu’à vingt et quelques lieues de Séville.

Le lendemain de l’arrivée de la frégate à Cadix, le capitaine revêtit son grand uniforme, se fit mettre à terre et se rendit à l’hôtel du duc de Peñaflor.

Le duc, sans doute prévenu de sa visite, le reçut le sourire sur les lèvres et de l’air le plus affectueux.

Enhardi par cette réception, le comte, surmontant sa timidité, fit sa demande en mariage.

Le duc l’accueillit favorablement, dit qu’il s’attendait à cette demande, qu’elle comblait tous ses vœux, puisqu’elle faisait le bonheur de sa fille, qu’il chérissait.

Seulement, il fit observer au comte que, bien qu’il y eût trêve entre les deux nations, la paix, cependant, n’était pas signée encore, quoique, selon toute apparence, elle ne tarderait pas à l’être, qu’il craignait que la nouvelle de ce mariage ne nuisît à la fortune du comte en indisposant le cardinal contre lui.

Cette réflexion s’était déjà plusieurs fois présentée à l’esprit du jeune officier ; aussi courba-t-il la tête, sans oser répondre, n’ayant, malheureusement, aucune bonne raison à donner pour détruire les objections du duc.

Ce fut celui-ci qui vint à son secours, en lui disant qu’il y avait un moyen fort simple d’arranger les choses à la satisfaction générale, et de tourner cette difficulté en apparence insurmontable.

Le comte, tout palpitant d’espoir et de crainte, demanda quel était ce moyen.

Le duc lui expliqua alors qu’il s’agissait simplement d’un mariage secret. Tant que durerait la guerre, le silence serait gardé, mais aussitôt la paix conclue et un ambassadeur envoyé à Paris, le mariage serait déclaré publiquement au cardinal, qui alors probablement ne s’offenserait pas de cette union.

Le jeune homme avait été trop près de voir détruits à jamais ses rêves de bonheur, pour soulever la plus légère objection à cette proposition du duc ; secret ou non, le mariage n’en serait pas moins réel, le reste lui importait peu ; il consentit donc à toutes les conditions que lui imposa le duc, qui exigea que le mariage se fît de telle façon qu’il semblât l’ignorer, pour que, le cas échéant où ses ennemis essayeraient d’indisposer le roi contre lui, il pût arguer de cette feinte ignorance, pour déjouer le mauvais vouloir de ceux qui chercheraient à le perdre.


Si le domestique ne s’était élancé pour le soutenir il serait tombé sur le sol.

Le comte ne comprit pas bien ce que le roi d’Espagne avait à voir dans son mariage ; mais comme le duc parlait d’un ton convaincu, et qu’il paraissait être fort effrayé du déplaisir du roi, il consentit à tout.

Deux jours plus tard, à la nuit close, les jeunes gens furent mariés à l’église de la Merced, par un prêtre qui consentit, moyennant une grosse somme, à prêter son ministère à cet acte tant soit peu illégal.

Michel le Basque et Vent-en-Panne servirent de témoins à leur capitaine, qui, d’après les pressantes recommandations du duc, ne voulut mettre aucun de ses officiers dans son secret ; d’ailleurs, il était sûr du silence des deux matelots.

Aussitôt après la cérémonie, la nouvelle épouse fut entraînée, d’un côté, par ses témoins, tandis que son mari se retirait fort contrarié, d’un autre, et retournait à son bord.

Lorsque le lendemain le comte se présenta à l’hôtel du duc, celui-ci lui annonça que, pour ôter tout prétexte à la malveillance, il avait jugé à propos d’éloigner sa fille pendant quelque temps, et qu’il l’avait envoyée auprès d’une de ses parentes qui habitait Grenade.

Le comte ne laissa rien paraître de son désappointement, il se retira, feignant de trouver bonnes les raisons assez spécieuses de son beau-père.

Cependant il commençait à trouver les façons d’agir du duc à son égard assez extraordinaires, et il se promit d’éclaircir les doutes qui s’élevaient dans son esprit.

Vent-en-Panne et Michel le Basque furent mis en campagne.

Le comte apprit par eux, non sans étonnement, après deux jours de recherches, que doña Clara n’était pas à Grenade, mais seulement à Puerto-Santa-Maria, charmante petite ville située en face de Cadix, sur le côté opposé de la rade.

Le capitaine, dès qu’il eut les renseignements dont il avait besoin pour réussir dans le projet qu’il méditait, fit, par l’entremise de Michel qui parlait espagnol comme un Andalou de Séville, parvenir un billet à doña Clara, et à la nuit close, suivi de ses deux fidèles matelots, il se fit mettre à terre à Santa-Maria.

La maison habitée par la jeune fille était un peu isolée ; il plaça ses deux matelots en embuscade afin de veiller à sa sûreté, et marcha droit à cette maison.

Ce fut doña Clara elle-même qui lui ouvrit. La joie des deux époux fut immense. Un peu avant le lever du soleil, le comte se retira. Vers dix heures il alla, comme il en avait l’habitude, faire visite à son beau-père, devant lequel il continua à feindre la plus complète ignorance touchant la résidence de doña Clara. Celui-ci le reçut fort bien.

Ce manège dura pendant un mois à peu près.

Un jour le comte reçut à l’improviste la nouvelle de la reprise des hostilités entre la France et l’Espagne ; il se vit contraint de quitter Cadix, mais il voulut avoir une dernière entrevue avec le duc, afin de lui demander enfin une explication franche de sa conduite ; au cas où cette explication ne le satisferait pas, il était résolu à enlever sa femme et à l’emmener avec lui.

Lorsqu’il arriva à l’hôtel du duc, un domestique de confiance lui annonça que son maître, appelé subitement par le roi, était, depuis une heure, parti pour Madrid, sans même avoir eu, à son grand regret, le temps de prendre congé de lui.

À cette nouvelle, le comte eut le pressentiment d’un malheur, il pâlit ; mais il parvint à maîtriser son émotion, et demanda froidement au domestique si son maître n’avait pas laissé une lettre ou un billet pour lui. Le domestique lui répondit que si, et lui remit un pli cacheté.

Le comte rompit le sceau d’une main tremblante, parcourut la lettre des yeux, mais son émotion fut si forte à la lecture de ce qu’elle contenait, qu’il chancela, et, si le domestique ne s’était pas élancé pour le soutenir, il serait tombé sur le sol.

— Ah ! murmura-t-il, Michel avait raison.

Et il froissa le papier avec rage.

Mais, se redressant subitement, il se roidit contre la douleur, et, donnant quelques louis au domestique, il s’éloigna d’un pas précipité.

— Pauvre jeune homme ! murmura le valet en hochant tristement la tête, et il rentra dans l’hôtel, dont il referma la porte derrière lui.