F. ROY (p. 34-42).
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V

COUP D’ŒIL EN ARRIÈRE

La famille des comtes de Barmont-Senectaire était une des plus anciennes et des plus nobles du Languedoc ; son origine remontait à une antiquité si reculée qu’on peut affirmer sans craindre d’être contredit qu’elle se perdait dans la nuit des temps.

Un Barmont-Senectaire combattit à Bouvines auprès de Philippe-Auguste.

La chronique de Joinville cite un Barmont-Senectaire, chevalier banneret mort de la peste à Tunis en 1270, lors de la seconde croisade du roi Louis IX.

François Ier, le soir de Marignan, créa comte, sur le champ de bataille même, Enguerrand de Barmont-Senectaire, capitaine de cent hommes d’armes, pour le récompenser de sa belle conduite et des grands coups qu’il lui avait vu porter pendant toute la durée de ce combat de géants.

Peu de familles nobles ont d’aussi beaux titres dans leurs chartes.

Les comtes de Barmont firent toujours partie de la noblesse d’épée ; ils donnèrent à la France plusieurs généraux célèbres.

Mais, avec le temps, la puissance de cette famille alla peu à peu s’amoindrissant ; sous le règne du roi Henri III, elle était réduite à un état voisin de la pauvreté. Cependant, fière à juste titre d’un passé sans tache, elle continua à porter la tête haute dans sa province, et si, afin de soutenir dignement son nom, le comte de Barmont s’imposa de dures privations, rien ne parut jamais au dehors et tout le monde l’ignora.

Le comte s’était attaché à la fortune du roi de Navarre, autant dans l’espoir de s’y refaire, grâce à la guerre, une position meilleure, que par admiration pour ce prince, dont peut-être il avait deviné le génie. Brave soldat, mais jeune, bouillant et fort bien fait de sa personne, le comte avait eu nombre d’aventures galantes, une entre autres avec une dame de la ville de Cahors, fiancée à un seigneur espagnol fort riche, qu’il avait réussi à enlever à celui qu’elle devait épouser la veille même du jour marqué pour le mariage. L’Espagnol, fort chatouilleux sur le point d’honneur, trouva cette plaisanterie de mauvais goût et demanda satisfaction au comte ; celui-ci lui donna deux coups d’épée et le laissa pour mort sur la place. Cette affaire eut un grand retentissement et fit beaucoup d’honneur au comte parmi les raffinés ; cependant, contre la croyance générale, l’Espagnol avait guéri de ses blessures. Les deux gentilshommes se battirent de nouveau ; cette fois le comte maltraita tellement son adversaire que, bon gré mal gré, celui-ci fut contraint à renoncer à une nouvelle rencontre. Cette aventure dégoûta le comte de la galanterie, non pas qu’il redoutât pour lui les suites de la haine que son adversaire, le duc de Peñaflor lui avait jurée, car jamais depuis il n’en eut de nouvelles, mais parce que sa conscience lui reprochait d’avoir, pour un caprice presque aussitôt passé que satisfait, brisé le bonheur d’un galant homme, et qu’il éprouvait de véritables remords de sa conduite en cette circonstance.

Après avoir bravement combattu aux côtés du roi pendant toutes ses guerres, le comte s’était enfin retiré dans ses terres, vers l’an 1610, après la mort de ce prince, dégoûté de la cour et sentant le besoin du repos après tant de fatigues.

Là, quatre ou cinq ans plus tard, ennuyé de la solitude dans laquelle il vivait et peut-être dans l’espoir de chasser de sa mémoire un souvenir importun qui, malgré le temps écoulé, ne cessait de le tourmenter, le comte avait pris le parti de se marier et avait épousé une jeune fille appartenant à une des meilleures familles de la province, douce, charmante, mais aussi pauvre qu’il l’était lui-même ; ce qui fut loin d’apporter l’aisance dans cette maison dont la position se faisait de jour en jour plus difficile.

Cependant cette union fut heureuse ; en 1616 la comtesse accoucha d’un fils qui devint aussitôt la joie de ce pauvre foyer.

Ce fils était le comte Ludovic dont nous avons entrepris de raconter l’histoire.

Malgré sa tendresse pour son enfant, le comte l’éleva cependant sévèrement, voulant en faire un rude, brave et loyal gentilhomme comme lui.

Le jeune Ludovic sentit de bonne heure, en découvrant combien de misères cachées recélait le faste apparent de sa famille, le besoin de se créer une position indépendante qui lui permît, non seulement de ne plus être à charge à des parents qu’il chérissait et qui sacrifiaient pour lui le plus clair de leur revenu, mais encore de relever l’éclat éclipsé du nom qu’il portait.

Contrairement à la coutume suivie par ses ancêtres, qui tous avaient servi le roi dans les armées, ce fut vers la marine que ses goûts l’entraînèrent.

Grâce aux soins assidus d’un vieux et digne prêtre, qui par attachement pour sa famille s’était fait son gouverneur, il avait reçu une instruction solide dont il avait profité ; les récits de voyages dont il faisait sa lecture favorite avaient enflammé son imagination ; toutes ses pensées se tournaient vers l’Amérique où, au dire des marins, l’or abondait, et il n’avait plus qu’un désir : aborder lui aussi à cette terre mystérieuse et prendre sa part de la riche moisson que chacun y récoltait.

Son père et sa mère, surtout, résistèrent longtemps à ses prières. Le vieillard ne comprenait pas, lui qui avait guerroyé pendant tant d’années, que son fils ne fit pas comme lui et préférât la marine à un commandement dans l’armée. La comtesse ne voulait intérieurement voir son fils ni soldat ni marin ; les deux états lui faisaient peur ; elle redoutait pour lui les dangers inconnus des excursions lointaines, et sa tendresse s’alarmait d’une séparation peut-être éternelle.

Cependant, il fallait prendre un parti, et comme le jeune homme s’obstinait dans sa résolution, force fut aux parents de céder et de consentir à ce qu’il voulait, quelles que dussent être dans l’avenir les conséquences de cette détermination.

Le comte avait conservé quelques vieux amis à la cour, le duc de Bellegarde entres autres, qui jouissait d’une grande privauté près du roi Louis XIII, surnommé le Juste de son vivant, parce qu’il était né sous le signe de la Balance.

M. de Barmont avait aussi été lié autrefois avec le duc d’Épernon, créé en 1587 amiral de France, mais il répugnait à s’adresser à lui à cause des bruits qui avaient couru lors de l’assassinat du roi Henri IV. Cependant, dans un cas aussi urgent que celui qui se présentait, le comte comprit que, dans l’intérêt de son fils, il devait faire taire ses sentiments particuliers, et, en même temps qu’il adressait une lettre au duc de Bellegarde, il en expédiait une autre au duc d’Épernon, qui à cette époque était gouverneur de la Guyenne.

La double réponse que le duc attendait ne se fit pas attendre ; les deux vieux amis de M. de Barmont ne l’avaient pas oublié, ils s’étaient empressés d’user de leur crédit pour le servir.

Le duc d’Épernon surtout, mieux placé, à cause de son titre d’amiral, pour être utile au jeune homme, écrivait qu’il se chargeait avec joie du soin de le pousser dans le monde.

On était au commencement de l’année 1631 ; Ludovic de Barmont avait alors quinze ans révolus.

D’une taille élevée, l’air fier et hautain, doué d’une rare vigueur et d’une grande agilité, le jeune homme paraissait plus âgé qu’il ne l’était en réalité. Ce fut avec la joie la plus vive qu’il apprit que ses souhaits étaient exaucés et que rien ne s’opposait plus à ce qu’il embrassât la carrière maritime.

La lettre du duc d’Épernon renfermait la prière au comte de Barmont de lui envoyer son fils le plus tôt possible, à Bordeaux, afin qu’il s’occupât sans retard de le placer à bord d’un bâtiment de guerre pour lui faire commencer son apprentissage de marin.

Deux jours après la réception de cette lettre, le jeune homme s’arrachait avec peine aux embrassements de sa mère, faisait des adieux respectueux à son père et prenait, monté sur un bon cheval et suivi d’un domestique de confiance, la route de Bordeaux.

La marine a longtemps été négligée en France et laissée pendant tout le moyen âge entre les mains des particuliers sans que le gouvernement songeât ou daignât, à l’exemple des autres puissances continentales, chercher à s’assurer sinon la suprématie du moins une certaine influence sur les mers ; ainsi nous voyons, sous François Ier, qui fut cependant un des rois guerriers de la France, un armateur de Dieppe, Ango, auquel en pleine paix les Portugais avaient enlevé un navire, autorisé par le roi, qui ne pouvait lui faire rendre justice, à équiper une flotte à ses frais ; flotte avec laquelle, soit dit en passant, Ango bloqua le port de Lisbonne et ne cessa les hostilités que lorsqu’il eut contraint les Portugais à envoyer en France des ambassadeurs pour demander humblement la paix au roi.

Cependant la découverte du Nouveau-Monde et celle non moins importante du cap de Bonne-Espérance, en donnant à la navigation une plus grande activité et une sphère plus étendue, en même temps qu’elles reculaient les limites du commerce firent sentir la nécessité de la création d’une marine militaire destinée à protéger les bâtiments marchands contre les attaques des corsaires.

Ce fut sous Louis XIII seulement que cette pensée de la création d’une marine militaire commença à être mise à exécution ; le cardinal de Richelieu, dont le vaste génie embrassait tout et que les flottes anglaises avaient plusieurs fois fait trembler pendant le long et pénible siège de la Rochelle, fit diverses ordonnances concernant la marine et créa une école de navigation destinée à l’éducation des jeunes gentilshommes qui désiraient servir le roi sur ses vaisseaux.

C’est donc à ce grand ministre que la France doit la première pensée d’une marine militaire ; marine destinée à lutter contre les flottes espagnoles et hollandaises et qui devait, sous Louis XIV, acquérir une si grande importance et balancer un moment la puissance de l’Angleterre.

Ce fut dans cette école de navigation créée par Richelieu que le vicomte de Barmont entra, grâce à l’influence du duc d’Épernon.

Le vieux gentilhomme tint strictement la parole qu’il avait donnée à son ancien compagnon d’armes ; il ne cessa de protéger le jeune homme, ce qui du reste lui fut facile, car celui-ci montra une aptitude extraordinaire et un talent fort rare à cette époque pour l’état qu’il avait embrassé.

Aussi, en 1641 était-il déjà capitaine des vaisseaux du roi, et avait-il le commandement d’une frégate de vingt-six canons.

Malheureusement, ni le vieux comte de Barmont, ni sa femme ne purent jouir des succès de leur fils et de l’ère nouvelle qui s’ouvrait pour leur maison : tous deux moururent à peu de jours de différence l’un de l’autre, laissant le jeune homme orphelin à l’âge de vingt-deux ans.

En fils pieux, Ludovic, qui aimait réellement ses parents, les pleura et les regretta, sa mère surtout, qui toujours avait été si bonne et si tendre pour lui ; mais, accoutumé depuis plusieurs années déjà à vivre seul dans ses longues courses sur mer et à ne compter que sur soi-même, cette perte lui fut moins sensible et moins douloureuse que s’il n’avait pas quitté le toit paternel.

Seul représentant de sa maison désormais, il prit la vie plus au sérieux qu’il ne l’avait fait jusqu’alors et redoubla d’efforts pour rendre à son nom son lustre presque éclipsé et qui, grâce à lui, recommençait déjà à briller d’un nouvel éclat.

Le duc d’Épernon vivait encore ; mais, débris oublié d’une génération presque complètement disparue, octogénaire, maladif et brouillé de longue main avec le cardinal de Richelieu, son influence était nulle et il ne pouvait plus rien pour celui qu’il avait si chaudement protégé quelques années auparavant.

Mais le comte ne se rebuta pas : le service maritime n’était pas envié par la noblesse, les bons officiers étaient rares ; il crut qu’en ayant la précaution de ne se mêler à aucune menée politique, il arriverait, Dieu aidant, à faire un beau chemin.

Un hasard impossible à prévoir devait détruire tous ses projets d’ambition et briser à jamais sa carrière.

Voici comment la chose arriva :

Le comte de Barmont, alors commandant de l’Érigone, frégate de vingt-six pièces de canon, après une croisière assez longue dans les parages d’Alger pour protéger les navires marchands français contre les pirates barbaresques, mit le cap sur le détroit de Gibraltar afin d’entrer dans l’Océan et de retourner à Brest où il avait l’ordre de se rendre, sa croisière terminée ; mais au moment où il allait enfiler ce détroit, il fut surpris tout à coup par une saute de vent, et, après des efforts inouïs pour refouler le courant et continuer sa route, efforts qui n’aboutirent qu’à l’affaler sous la côte d’Afrique à cause de la force de la brise qui se carabinait de plus en plus et de la mer qui se faisait dure et clapoteuse, il fut contraint à louvoyer pendant plusieurs heures et à se réfugier enfin dans le port d’Algésiras, qui se trouvait au vent à lui sur la côte d’Espagne.

Une fois mouillé, affourché solidement et tout paré à bord, le commandant, qui savait par expérience que trois ou quatre jours se passeraient avant que le vent adonnât et lui permît de franchir le détroit, ordonna d’amener son canot et se rendit à terre.

Bien que la ville d’Algésiras soit fort ancienne, elle est petite, mal bâtie et peu peuplée ; à cette époque surtout elle ne formait pour ainsi dire qu’une médiocre bourgade. Ce n’est que depuis que les Anglais se sont emparés de Gibraltar, situé de l’autre côté de la baie, que les Espagnols ont compris l’importance pour eux d’Algésiras et en ont fait un port régulier.

Le capitaine n’avait d’autre motif, pour se faire porter à Algésiras, que cette inquiétude naturelle aux marins, qui les pousse à abandonner leur bord aussitôt qu’ils mouillent sur une rade.

Les relations commerciales n’étaient pas alors établies comme elles le sont aujourd’hui : les gouvernements n’avaient pas encore pris la coutume d’envoyer dans les ports étrangers des résidents chargés de surveiller leurs nationaux et de protéger leurs transactions, en un mot les consulats n’avaient pas encore été créés ; les bâtiments de guerre que le hasard de leur navigation amenait dans un endroit, seuls se chargeaient parfois de faire rendre justice à ceux de leurs nationaux dont les intérêts étaient lésés.

Après avoir mis pied à terre et donné l’ordre au patron de son canot de le venir reprendre au coucher du soleil, le capitaine, suivi seulement d’un matelot nommé Michel, auquel il était fort attaché et qui l’accompagnait partout, s’enfonça dans les rues tortueuses d’Algésiras, en examinant curieusement tout ce qui s’offrait à sa vue.

Ce Michel, dont nous aurons plusieurs fois à parler plus tard, était un grand gaillard de cinq pieds dix pouces au moins, à la figure intelligente, âgé d’une trentaine d’années et qui avait voué à son chef un dévouement à toute épreuve, depuis que celui-ci lui avait sauvé la vie au risque de périr lui-même en se jetant dans une embarcation par un temps horrible pour voler à son secours lorsque, quatre ans auparavant, il était tombé à la mer en allant dans la mâture parer une manœuvre qui s’était engagée.

Depuis ce jour, Michel n’avait plus quitté le comte, s’arrangeant de façon à toujours s’embarquer avec lui. Né aux environs de Pau, patrie de Henri IV, il était, comme ce roi, son compatriote, gai, railleur, sceptique même ; excellent matelot, d’une bravoure à toute épreuve et d’une vigueur peu commune, Michel offrait dans sa personne le type complet du Basque béarnais, race forte et dure, mais loyale et fidèle.

Un seul individu balançait, dans le cœur de Michel, l’amitié sans bornes qu’il professait pour son chef : cet être privilégié était un matelot breton, sombre et taciturne, qui formait avec lui une complète antithèse et que, à cause de sa lenteur, l’équipage avait gratifié du sobriquet caractéristique de Vent-en-Panne, nom que celui-ci avait accepté et auquel il s’était si bien habitué à répondre qu’il avait presque oublié celui qu’il portait auparavant.

Le service que le comte avait rendu à Michel, celui-ci l’avait rendu à Vent-en-Panne, aussi s’était-il attaché au Breton à cause de ce service même et, tout en le raillant et le taquinant du matin au soir, avait-il pour lui une sincère amitié.

Le Breton ne s’y trompait pas, et autant que le permettait sa nature concentrée et peu démonstrative, il en témoignait à chaque occasion sa reconnaissance au Basque en se laissant complètement diriger et gouverner par lui pour tous les actes de la vie, sans jamais essayer de se révolter contre les exigences, souvent exorbitantes, de son mentor.

Si nous nous sommes si longtemps appesanti sur le compte de ces deux hommes, c’est que, dans le cours de cet ouvrage, ils sont appelés à jouer un rôle important et que, pour l’intelligence des faits qui suivront, le lecteur a besoin de les connaître.

Le comte et son matelot continuaient à s’avancer en se promenant à travers les rues, l’un réfléchissant et s’épanouissant au soleil, l’autre demeurant par respect quelques pas en arrière et fumant désespérément dans une pipe dont le tuyau était si court que le foyer lui touchait presque les lèvres.

En allant ainsi tout droit devant eux, les promeneurs ne tardèrent pas à atteindre l’extrémité de la ville ; ils s’engagèrent dans un sentier bordé d’aloès qui s’élevait par une pente assez roide jusqu’au sommet d’une colline d’où l’on jouissait du panorama entier de la baie d’Algésiras, qui, soit dit entre parenthèse, est une des plus belles du monde.

Il était environ deux heures de l’après-midi, le moment le plus chaud de la journée ; le soleil déversait à profusion ses chauds rayons, qui faisaient étinceler comme des diamants les cailloux de la route.

Aussi chacun était-il retiré dans sa maison pour faire la siesta, de sorte que, depuis que les deux marins avaient débarqué, ils n’avaient rencontré âme qui vive, et si les Mille et une Nuits, qui ne furent traduites qu’un siècle plus tard, avaient été connues à cette époque, le comte aurait pu, sans grand effort d’imagination, se croire transporté dans cette ville des contes arabes, dont tous les habitants avaient été endormis par un méchant enchanteur, tant le silence était complet autour de lui et le paysage avait l’aspect d’un désert ; pour compléter l’illusion, la brise était tombée, il n’y avait pas un souffle dans l’air et la vaste nappe d’eau qui s’étendait à ses pieds était immobile comme si elle eût été de glace.

Le comte s’arrêta tout pensif, regardant d’un œil distrait sa frégate qui, à cette distance, paraissait grande à peine comme une balancelle.

Michel, lui, fumait plus que jamais, et les jambes écartées, les bras derrière le dos, dans cette position si aimée des matelots, il admirait la campagne.

— Tiens, tiens, fit-il tout à coup.

— Qu’est-ce que tu as ? lui demanda le comte en se retournant.

— Moi, rien, capitaine, dit-il, je regarde seulement nne dame qui vient de ce côté au grand galop ; en voilà une idée, par exemple, de courir ainsi par une chaleur pareille !

« Là, tenez, capitaine, fit-il en étendant le bras un peu sur bâbord.

Le comte dirigea ses regards vers le côté que Michel lui indiquait.

— Mais ce cheval est emporté ! s’écria-t-il au bout d’un instant.

— Vous croyez, capitaine ? répondit tranquillement le matelot.

— Pardieu ! j’en suis sûr ; regarde, maintenant qu’il est plus près de nous : la personne qui le monte est désespérément cramponnée à la crinière, la malheureuse est perdue.

— Ça se pourrait bien tout de même, dit philosophiquement Michel.

— Alerte, alerte, mon gars ! s’écria le capitaine en s’élançant du côté où venait le cheval, il faut sauver cette femme, dussions-nous périr.

Le matelot ne répondit pas, il prit seulement la précaution de retirer sa pipe de la bouche et de la mettre dans sa poche, puis il partit en courant derrière son capitaine.

Le cheval arrivait comme un ouragan ; c’était un barbe de pure race arabe, à la tête petite, aux jambes fines comme des fuseaux ; il sautait par bonds furieux des quatre pieds à la fois sur le sentier étroit qu’il parcourait, les yeux pleins d’éclairs, il semblait lancer du feu par ses naseaux dilatés ; la femme qui le montait, à demi couchée sur son cou, avait saisi de ses deux mains sa longue crinière, et demi affolée par la terreur, se sentant perdue, elle poussait par intervalles des cris étouffés.


Le cheval passa comme un tourbillon.

Bien loin, en arrière, formant des points presque imperceptibles à l’horizon, plusieurs cavaliers accouraient à toute bride.

Le sentier sur lequel le cheval était engagé était étroit, rocailleux, et aboutissait à un précipice d’une effroyable profondeur, vers lequel le cheval courait avec une rapidité vertigineuse.

Il fallait être fou ou doué d’un courage de lion pour essayer de sauver cette malheureuse femme, dans des conditions semblables, où l’on avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent d’être broyé, sans réussir à la soustraire à la mort.

Cependant les deux marins ne firent aucune de ces réflexions, et, sans hésiter, résolus à tenter un effort suprême, ils s’embusquèrent en face l’un de l’autre, à droite et à gauche du sentier, et attendirent sans échanger une parole : ils s’étaient compris.

Deux ou trois minutes s’écoulèrent, puis le cheval passa comme un tourbillon ; mais rapides comme la pensée, les deux hommes s’élancèrent, le saisirent à la bride, et pesant fortement dessus, ils se laissèrent traîner par l’animal furieux.

Il y eut pendant une minute une lutte horrible de l’intelligence sur la force brutale ; enfin la brute fut vaincue, le cheval s’abattit en manquant des pieds de devant, et tomba en râlant sur le sol.

Au moment de sa chute, le comte enleva dans ses bras la jeune femme, si miraculeusement sauvée, et la porta sur le revers de la route, où il la déposa respectueusement.

La terreur lui avait complètement fait perdre connaissance.

Le comte, devinant que les cavaliers qui arrivaient étaient des parents ou des amis de celle à laquelle il venait de rendre un si grand service, répara le désordre de ses vêtements et attendit leur venue, en couvrant d’un regard d’admiration la jeune femme étendue à ses pieds.

C’était une délicieuse jeune fille, de dix-sept ans à peine, à la taille fine et cambrée, aux traits caractérisés et adorablement beaux ; ses cheveux noirs, longs et soyeux, s’étaient échappés de la résille qui les emprisonnait, et inondaient de leurs boucles parfumées, son visage, où déjà une légère rougeur laissait prévoir un prompt retour à la vie.

Le costume de cette jeune dame, d’une grande richesse et d’une suprême élégance, aurait fait deviner qu’elle était d’un rang élevé, si le cachet d’aristocratie répandu sur toute sa personne, n’avait pas levé tous les doutes à cet égard.

Michel, avec ce sang-froid qui le caractérisait, et dont rien ne le faisait jamais sortir, était demeuré près du cheval, qui, calmé par sa chute et tremblant de tous ses membres, s’était laissé relever sans essayer d’opposer la plus légère résistance ; le Basque, après l’avoir dessanglé, avait arraché une poignée d’herbe à demi flétrie, et s’était mis à le bouchonner à tour de bras, tout en l’admirant et en murmurant par intervalles :

— C’est égal, voilà un noble et bel animal ! C’eût été dommage qu’il eût roulé dans cet effroyable précipice, je suis heureux qu’il soit sauvé.

À la jeune fille, le digne matelot n’y songeait pas le moins du monde, tout son intérêt était concentré sur le cheval.

Lorsqu’il eut terminé de le bouchonner, il le ressangla, lui remit les harnais, et le conduisit auprès du comte.

— Là ! dit-il, d’un air satisfait, maintenant il est calmé ; pauvre bête, un enfant le conduirait avec une corde.

Cependant les cavaliers approchaient rapidement, et bientôt ils arrivèrent auprès des deux marins français.