Les Aventures du roi Pausole/Livre IV/Chapitre 10

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 385-394).





CHAPITRE X


OÙ L’ON PRESSENT LA FIN


Διὁ δεῖ ἥχθαι πῶς εὐθὑς ἐϰ νέων, ᾡς ὁ
Πλάτων φησἱν, ᾥστε χαίρειν τε ϰαἱ λυπεῖ-
σθαι οῖς δεῖ ᾑ γἁρ ὀρθᾐ παιδεἰα αὔτη ἑστῐν.
Aristote, Éthique, II, 2.


Il était quatre heures, le lendemain, quand Pausole et ses deux ministres furent reçus rue des Amandines, où le bon Roi, si bon qu’il fût, ne croyait pas entrer en père.

Giguelillot, depuis le matin, avait mis zèle et patience, d’abord à persuader au Roi que cette visite serait pleine d’attraits ; ensuite à instruire secrètement ses hôtes, afin qu’ils lui parlassent comme il convenait de le faire.

Le directeur de la Société mena Pausole jusqu’à un fauteuil, s’inclina trois fois devant lui et lut enfin, d’une voix satisfaite et ponctuée, l’allocution que voici :


« Sire,

« L’Union tryphérnoise pour le Sauvetage de l’Enfance ne saurait être comparée aux œuvres similaires des pays limitrophes, pas plus que les lois de Votre Majesté ne souffrent de rapprochement avec celles des nations rivales. Ici, nous recueillons les enfants maltraités, physiquement ou moralement, mais le danger moral que nous prétendons combattre n’est pas du tout celui que redoutent nos meilleurs confrères étrangers, lesquels n’entendent pas comme nous le bonheur des petits enfants. »

— Je le crois sans peine, dit Pausole.

— « Nous estimons, avec vous-même, Sire, que le jeune être acquiert très tôt quelque droit à la liberté. Nous estimons qu’en soumettant la jeunesse à l’autorité paternelle pendant vingt et une années d’existence, les vieilles lois européennes prolongent dans leur sein l’une des nombreuses racines que l’esclavage antique y laisse encore vivantes. Le droit du père sur le fils, comme celui du mari sur la femme, c’est, au fond, sous un nom quelconque, la mainmise du plus fort sur l’épaule du plus faible, et il emprunte à la tyrannie son arbitraire sans limites, en même temps que son prétexte et son drapeau : la protection. Le mobile qui entraîne un citoyen libre à enfermer son enfant dans les horribles geôles qu’on nomme les internats n’est pas différent de celui qui le pousse, pendant les vacances, à martyriser le pauvre petit du revers de la main ou du bout de la règle. L’homme, qui n’a plus de droits sur les libertés de l’homme et qui ne peut plus impunément séquestrer ou frapper un esclave humain, conserve partout son pouvoir sur la personne de l’enfant, et, comme il faut bien qu’il abuse de tous les pouvoirs qu’on lui donne, il abuse de celui-là, pour se dédommager d’avoir perdu les autres. »

— Très bien pensé, dit Giguelillot. N’est-ce pas, Sire ?

— Très bien, dit Pausole.

— « Nous considérons comme abus de pouvoir paternel toute atteinte portée à la libre expression comme au libre exercice des volontés de l’enfant, si ces volontés n’engagent que lui seul. Nous offrons chez nous un asile à tous les enfants malheureux sans leur demander pourquoi ils souffraient dans leur famille, mais en constatant avec une légitime fierté qu’ils sont heureux dans notre sein. Nous entretenons chez eux le goût spontané de l’étude au lieu de leur faire haïr toute espèce de travail en les emprisonnant dans la salle de classe. Leur émulation n’est pas moindre, et nous avons constaté bien des fois que près d’un maître aimé, l’espoir des récompenses vaut la crainte des punitions. Les deux sexes élevés ensemble apprennent à se connaître l’un l’autre et sont ainsi moins exposés à se tromper cruellement plus tard. Lorsqu’il leur plaît d’aller au jeu, ils sont libres là comme ailleurs. Rien ne leur est défendu, hormis de se disputer. Ils se groupent comme ils le veulent, dans la cour comme au dortoir. Respectant les lois naturelles plutôt que les principes des hommes, nous n’enfermons pas les sens de nos élèves dans une contrainte artificielle où ils dévieraient fatalement, pour le plus grand dommage de leur santé fragile. Nous favorisons au contraire l’expansion des jeunesses précoces, convaincus qu’à retarder l’amour on ne fait que le rendre plus redoutable, et qu’à suppléer le plaisir par le rêve on accomplit de mauvaise besogne. Ce n’est pas là de l’éducation, au sens vraiment élevé du mot… »

Pausole interrompit le discours :

— Et quand ces enfants vous demandent conseil ?

— Sire, nous leur déconseillons les amitiés particulières, mais c’est pour leur présenter les amitiés multiples comme un meilleur emploi de leurs jeunes tendances. L’amour, l’amour exclusif d’une personne individuelle, l’amour enfin tel qu’on l’enseigne dans les classes de littérature des lycées français ou allemands, est en effet une tragédie qui aboutit le plus souvent à la folie furieuse d’Oreste, à la triste fin de Marguerite ou au suicide lamentable de Roméo et Juliette. Les faits divers de tous les grands quotidiens sont remplis de pareilles catastrophes. Pénétrés du devoir qui nous incombe et de l’influence salutaire que nous pouvons exercer, nous enseignons à nos élèves les dangers d’un amour unique ; certes, nous apportons ici le tact et la discrétion que de pareils sujets comportent, mais nous ne saurions oublier devant nos petits orphelins qu’il y va de leur santé morale et de leur avenir tout entier.

— Je vous approuve des deux mains, dit Pausole. Débauchez ! monsieur, débauchez ! On voit assez par ce qui se passe au dehors de nos frontières les effets parallèles des deux grands systèmes. D’une part, dans les classes supérieures, la claustration à la chambre et la continence obligatoire de la jeunesse, contre la nature et le bon sens, ont fait croître la race efflanquée, débile, phtisique et frappée d’anémie en qui s’étiole aujourd’hui l’aristocratie européenne. Au contraire, d’où viennent les ouvriers forts, les manieurs de marteaux, les porteuses de pain ? De Charonne et de l’East End, de Whitechapel et de Ménilmontant, des longs faubourgs de Hambourg et des cloaques de Marseille, de tous les milieux enfin où l’enfance pousse en liberté, se mêle et s’unit selon ses instincts, sans retenue et sans contrôle…

Pausole, fatigué d’avoir tant parlé, se reposa en interrogeant :

— Aboutissez-vous ? Dit-il.

— Pas toujours, répondit le vieillard. Nous sommes cependant satisfaits, au moins par comparaison. Une Société d’un pays voisin (œuvre dont je parlerai d’ailleurs avec tout le respect que mérite a priori une institution charitable) s’est donné pour mission de ne libérer ses filles que vierges ou mariées. On ne sait pas bien pourquoi. Mais voici des chiffres : en treize ans, cette Société a recueilli près de deux mille cent cinquante enfants…

Giguelillot glapit :

— « C’est beaucoup, dit Candide. »

Le président continua :

— Et sur ce nombre énorme de jeunes nubilités, savez-vous combien elle a marié de filles ?… Deux.

Giguelillot grommela :

« — C’est beaucoup, dit Martin. »

Mais le président restait grave :

— Nous, au contraire, depuis sept années, sur huit cent quarante-six filles, nous en avons débauché huit cent douze. J’ose dire qu’étant donné le but respectif des deux Sociétés…

— Oh ! la vôtre l’emporte, affirma Pausole. Cela n’est pas douteux.

— Votre Majesté daigne reconnaître nos efforts ?

— Non seulement je vous approuve, mais je vous subventionne, dit Pausole. J’inscris soixante mille francs pour vous à mon budget de l’Intérieur. Si cette somme ne suffit pas aux bonnes œuvres que vous pourriez faire, dites-le à mes ministres : elle sera augmentée.

Le vieillard s’inclina profondément, puis d’une voix subitement altérée, il balbutia :

— L’accueil si bienveillant… que Votre Majesté… l’approbation, veux-je dire… si flatteuse… que reçoivent ici nos idées… nos tentatives… nos essais de réalisation… m’encourage à…

— Mais parlez donc !

— Sire, la communication que j’ai à faire ici… est d’ordre si confidentiel… que je ne me crois pas le droit de l’exposer en ce moment…

— Retirez-vous, mes amis, dit Pausole à ses conseillers… Et maintenant, parlez, monsieur : nous sommes seuls.

— Hier soir, à sept heures… nous avons vu entrer ici… une auguste visiteuse, Sire… Son Altesse la Princesse Aline.

Pausole bondit :

— Ici ?… Ma fille est ici ?… dans ce lieu de perdition et de proxénétisme ?

— Elle demande secours… murmura le vieillard presque défaillant.

— Et contre qui ?

— Contre son destin, Sire, contre son destin… elle n’accuse personne.

— Elle est seule ?

— Toute seule.

— Dites-lui donc que je l’attends ! elle se jettera dans mes bras.

— Oui… mais auparavant… elle demande que nous lui assurions… les libertés que vous trouviez à l’instant si équitables, Sire, et que vous déclariez justement offertes à la jeunesse des deux sexes.

— Allons ! qu’est-ce que cela signifie ?… Où est ma fille ?… J’entends la voir à l’instant même.

On la pria d’entrer.



Comme pour affirmer par un signe extérieur toutes les libertés qu’elle avait déjà prises, Line avait revêtu le costume national des Tryphémoises : le mouchoir de couleur aux cheveux et les mules.

Elle fit quelques pas, très fière de sa nudité symbolique, mais un peu timide aussi.

Pausole la prit dans ses bras.

— Ma petite fille ! mon petit enfant ! pourquoi es-tu partie ?

— Parce que j’avais rencontré une très bonne amie, papa, et parce que dans ton palais, tu me défendais d’aimer personne.

— Avec qui donc es-tu partie ?

— Avec une danseuse d’opéra.

— Une danseuse ? mais cela n’a aucune importance, alors ?

— Ah ! dit Line.

Pausole l’embrassa de nouveau.

— Tu veux bien revenir avec moi, maintenant ? Tu m’embrasses ?

— Oui, papa. Je te dis : « Oui » tout de suite. Je sens que je vais te suivre partout ; mais je sens aussi que tu vas me dire, et tout de suite comme moi, dans l’oreille, quelque chose de très gentil.

— Que je t’aime bien ?

— Et que tu me laisses libre.

— Mais enfin pourquoi ?

— Parce que tu m’aimes bien.

Pausole, très ému, regarda sa fille. Longtemps, il resta silencieux, comme si une lutte profonde et presque pénible se livrait sous sa poitrine entre les divers conseils de son affection paternelle. Puis il dit un peu tristement :

Eh bien, nous verrons, mon enfant. Je t’aime assez pour te rendre plus heureuse que moi.