Les Aventures du roi Pausole/Livre III/Chapitre 3

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 209-215).





CHAPITRE III



OÙ L’ON DÉCOUVRE UN CRIME HORRIBLE



Je restai couchée sur l’herbe, privée
de toutes mes facultés et brûlante de
mille désirs.
Ctesse de Choiseul-Meuse. — 1807.


Le petit sein gauche de Philis était si pétri de poésie que Giglio, seul sur la route, se sentit harmonieux comme un alexandrin.

— J’ai cinq minutes, se dit-il. Juste le temps de faire un sonnet.

Et ne perdant pas un instant à chercher un sujet de poème — soin qu’il n’avait pas l’habitude de prendre — il leva rapidement les yeux vers ses amies les étoiles.

À l’ouest, Vénus, perle marine, brillante comme un fragment de la lune et telle qu’on la contemple dans les pures nuits du Sud, resplendissait. Devant, elle, sur un arc de cercle dont elle formait le centre lointain, Sirius, Pollux, Castor, la double Chèvre et le triple Persée semblaient graviter autour de sa flamme. Et Giglio, imaginant des lignes mystérieuses de la planète aux étoiles, décida qu’il ferait d’abord, avec cette girandole céleste, un éventail gemmé de neuf pierres (ceci pour le premier tercet), puis les huit colombes qui entraînent le char d’Aphrodite Ouranie (cela pour le quatorzième vers).

— Maintenant, pensa-t-il, les rimes des quatrains… lux, Pollux, Nux… non ; si j’ajoutais dux, cela aurait l’air d’un thème latin. Amenons Capella dans la seconde strophe ; c’est un mot tout à fait bien ; — par delà… suivi d’un rejet ; un passé défini ; — ça y est. Pour les rimes féminines…


Pollux, la double Chèvre et le triple Persée.


Avec cette rime-là, ce sera vite bâti.

Mais tout à coup :

— Ah ! quoi ? que voulez-vous ? fit-il.


Deux petits bras nus se dressaient devant lui.

— C’est moi… Rosine… N’entrez pas… Je crois qu’ils veulent vous tuer à la ferme.

Il reconnut la jeune personne dont il avait chanté les fleurs et les fruits sur un canapé de jardin dans une salle toute rouge de fraises.

— Ils veulent me tuer ? Et qui cela ? fit Giglio avec une paisible curiosité.

— Tout le monde ! répondit Rosine. Il est arrivé des choses épouvantables et on vous met tout sur le dos. Venez là, derrière les palmiers ; je vous raconterai. Asseyez-vous près de moi.

Le page prenait soin de son maillot jaune et le talus qu’on lui offrait ne le tenta pas. Il attendit que Rosine s’y fût placée d’abord, puis il s’assit très confortablement sur les bonnes cuisses de la jardinière et lui passa le bras autour du cou sous le prétexte le plus tendre, mais aussi le plus mensonger.

— Eh bien, raconte-moi. Que s’est-il passé ?

Elle lui fit tout connaître, mais tout à la fois, et sans se préoccuper outre mesure de la belle clarté française qui tenait sans doute peu de place dans ses théories littéraires.

On avait amené un chameau, saccagé la remise des machines, brisé les moissonneuses, faussé les fourches, crevé le carrelage, c’en était une catastrophe… La laiterie aussi était dans l’état le plus lamentable : le lait répandu, les seaux dérobés. Sur le chameau, il y avait une belle dame, une très belle dame dans une grande corbeille comme une tonnelle avec des tapis…

— Elle a trouvé Nicole sur les genoux du Roi. Nicole jure qu’elle était sage, mais la dame dit qu’elle a vu… Enfin, ça n’est pas clair, voilà ! La petite en est bien capable. Elle en sait long, cette gamine-là, elle est toujours dans les livres, et elle vous raconte des histoires d’amour comme si ça lui était arrivé… Sitôt que la dame est entrée, elle s’est mise dans une colère de tous les diables, et le Roi aussi et tout le monde criait, fallait voir ! On n’a jamais entendu chose pareille… Et le pire, c’est qu’il y a une victime : la laitière est assassinée !

— Assassinée ? répéta Gilles, qui pâlit un peu.

— Assassinée.

Puis, en paysanne de banlieue qui lit son petit journal tous les matins, elle ajouta :

— Le vol a été le mobile du crime.

— Qu’est-ce que cette histoire ?

— Ah monsieur Faut-il qu’il y ait des gens mauvais, tout de même ! C’est pour lui prendre ses quatre nippes qu’on a égorgé cette pauvre fille-là : juste un foulard, un fichu, une jupe d’hiver et un chapeau. On l’avait bien entendue se plaindre à la fin de l’après-midi, mais personne n’a osé monter. C’est le monsieur du palais qui est entré le premier, le même qui a enfermé la dame…

— Oh ma tête ! gémit Giguelillot. Quelle dame ? Quel monsieur du palais ?

— Un monsieur tout en noir avec un chapeau plat.

— Quand est-il arrivé ?

— Au milieu de la bataille. Il a tout calmé en cinq minutes. C’est un ministre, il paraît, un homme qui a l’air très sérieux. Sans lui, on n’en serait jamais venu à bout.

— À bout de quoi ?

— De la dame. Il l’a enfermée dans une chambre à pain, avec une bougie et un gros livre comme un bréviaire, pour la consoler, qu’il a dit. Alors, quand tout a été fini, on est venu lui raconter comme la laiterie était sens dessus dessous. Il a demandé la laitière. On ne la trouvait nulle part et on n’osait pas aller la voir dans sa chambre, à cause des geignements qu’on avait entendus. Mais lui, ça ne lui a pas fait peur. Il y est monté tout droit. Et qu’est-ce qu’il a vu ? Paraît qu’on l’a tuée sur son lit. La moitié des draps est par terre et le reste plein de sang. Le crime est flagrant, qu’il a dit. Et on ne peut pas retrouver le corps. Probable que l’assassin l’aura jeté quelque part. Le monsieur du palais va faire curer les puits.

— Et c’est moi qu’on accuse de ce beau crime ? interrompit Giglio, qui comprenait enfin.

— Oui, de l’assassinat et de tout le reste. Le Roi vous attend pour vous envoyer en prison. Le monsieur du palais disait même que, pour vous, on devrait rétablir les supplices et vous brûler tout vif sur un bûcher.

— Un petit Servet pour passer le temps…

Giguelillot se leva et prit une attitude dramatique :

— Eh bien, Rosine, tu ne sais pas ce que c’est que le courage ? Le héros antique, le preux chevalier, l’indomptable paladin, le belliqueux pandour, le lion ! le lion ! tu ne sais pas ce que c’est que le lion ?

Il secoua ses cheveux, se frappa la poitrine et poussa un rugissement qui lui fit mal à la gorge.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? dit Rosine affolée.

— Me défendre en personne. Je vais à la métairie.

— Mais ils vous écharperont ! Mais je ne vous laisserai pas partir !…

Giguelillot l’étreignit avec des frémissements artificiels, puis, se dégageant d’un seul bond en arrière :

— Souviens-toi, lui dit-il d’une voix palpitante, souviens-toi toujours que tu as serré dans tes bras un homme pour qui le trépas n’est qu’un mot !… Adieu !

Comme elle s’évanouissait dans l’herbe, Giguelillot s’en alla d’un pas léger, alluma une cigarette et se remit à composer un deuxième sonnet sur le secteur céleste qui l’intéressait.

Il ne s’agissait plus ni de char ni d’éventail : l’astre central devint un œil de paon et les huit autres le sommet de l’aigrette ; puis l’aigrette se posa sur le front d’une femme la chevelure s’agrandit, devint le ciel même, et des millions de perles y nageaient.