Les Aventures du roi Pausole/Livre II/Chapitre 4

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 115-122).





CHAPITRE IV



OÙ PAUSOLE ET SES CONSEILLERS MANIFESTENT
LEURS CONTRASTES.



Tu dis que j’ay vescu maintenant escolier
Maintenant courtisan et maintenant guerrier
Et que plusieurs mestiers ont esbattu ma vie ?
Tu dis vray, prédicant ; mais je n’euz oncqu’envie
De me faire ministre, ou comme toi, cafard.

Ronsard


Pausole, son page et son huguenot chevauchant de compagnie entre l’escorte et les bagages, montaient trois animaux qui symbolisaient assez bien les différences de leurs caractères.

Le Roi, qui avait mis sous sa couronne légère un voile de batiste blanche en guise de couvre-nuque, était assis dans une selle qui ressemblait à un fauteuil, car elle avait dossier, oreillères, coussins frais, bras moelleux et parasol. Deux tiges de métal filiforme, invisibles à distance, soutenaient à hauteur de ses mains le sceptre et le globe du monde ; mais le globe enfermait une gourde à porto, et le sceptre un éventail.

La mule Macarie, personne nonchalante, portait ce faible édifice d’un air distrait et résigné, le même air que prenait Pausole sous le poids des charges de l’État. Elle était blanche de robe avec le bout de la queue et le toupet gris souris. Son pas était relevé, mais lent. Jamais elle ne dormait moins de seize heures par jour.

Taxis montait le noir Kosmon, cheval hongre, sans vices, sans vertus et d’ailleurs aussi stupide que seul un cheval peut être. Kosmon n’avait ni race ni forme. Son maître l’estimait toutefois, car il partait toujours du même pied, méprisait la senteur déshonnête que répand la queue des pouliches et connaissait si bien le sentiment de son devoir qu’il serait allé tout droit dans les fossés, si l’on avait oublié de lui tourner la bride à temps.

Giglio avait choisi dans les écuries du Roi un jeune zèbre couleur de feu, avec quatre balzanes, le dos tigré de noir et le chanfrein étoilé. L’animal avait nom Himère ; il était pétulant et capricieux. Sa robe allait de pair avec le costume du page et depuis la plume antenne jusqu’aux petits sabots de la troisième paire de pattes, ils avaient l’air de composer un centaure coléoptère aux élytres de flamme et au corselet bleu.


— Voyez, Sire, dit Taxis, en montrant les porteurs de lances, voyez comme cette avant-garde est exacte et bien ordonnée. Les chevaux et les cavaliers sont tous de la même taille ; les lances ont passé à la toise et les casques au gabarit. Je connais la vie de ces quarante hommes. Ce ne sont pas là des soudards ni des coureurs de cotillons. Chacun d’eux porte en sa besace la Bible d’Osterwald, édition expurgée. Je les ai stylés de telle manière que si je leur demandais tout à l’heure de me citer un verset qui les réconforte au milieu de leur tâche actuelle et qui s’applique aux circonstances, tous ensemble citeraient le même passage : Fais-moi vaincre mes adversaires, mais garde-moi de l’homme violent, comme il est dit au psaume XVIII.

Giglio se haussa sur la barre de ses étriers :

— Cette escorte carrée avec ses lances en l’air est bête comme une herse renversée sur une route. Elle n’est ni forte ni martiale. Ces gens ne savent pas se tenir en selle ; ils sont droits, mais à la façon du valet de pied sur un siège ou de la dame de comptoir dans une salle de restaurant. Ils tiennent leurs lances comme des chandelles et leurs brides comme des serviettes. Il suffit de les voir de dos pour comprendre ce qu’ils sont et qu’au premier coup de carabine, ils fileraient avec mon zèbre. Moins légèrement peut-être.

— Les pauvres gens ! dit le roi Pausole. Que leur casque doit être chaud et leur pique pesante à porter ! Pourquoi n’ôtent-ils pas leur veste par le temps accablant qu’il fait aujourd’hui ? Ont-ils au moins leur gourde à rhum et des pêches dans leur musette ? Taxis, vous êtes impardonnable si vous n’y avez pas songé.

Taxis étendit sa main sèche :

— Je leur donne, déclara-t-il, le plaisir de la privation. C’est là une joie supérieure. Ils savent qu’il y a, dans les prés, des ruisseaux où l’on peut boire, et, sur les bords de la route, des cabarets gorgés de tonneaux, tandis qu’ils ont la gorge aride, la langue sèche et le ventre creux. Ils savourent la jouissance amère de la soif. Moi qui viens, hélas ! de me désaltérer, j’envie leur bonheur dont je me prive par une mortification double.

À demi-retourné sur sa selle, le Roi regarda son ministre. Il l’examina en détail depuis ses souliers plats et ternes jusqu’à son chapeau de feutre crasseux et brossé. Il observa la redingote étroite, le ruban de la boutonnière et l’usure des huit boutons. Il remarqua les ongles carrés, les narines plates, les cheveux longs et gras, les lèvres verticales.

Puis, arrêtant sa mule pour la faire pisser, et reprenant en arrière une attitude confortable, il prononça négligemment : — Taxis, il fait bon pour vous que vous soyez indispensable, car vous êtes un vilain merle.


La matinée s’achevait dans une éblouissante lumière. L’ombre des vieux platanes qui bordaient la route s’accourcissait de plus en plus. La poudre de la voie blanche gagnait les talus de gazon. Devant le pas des trois montures, quelques lézards traçaient avec prestesse des zigzags de foudre verte.

Au delà des fossés, à droite et à gauche, les Jardins des fleurs royales offraient leurs massifs bombés et leurs serres mouillées d’eau fraîche. On cultivait là des milliers d’espèces rares et des variétés inédites que créait au jour le jour l’esprit ingénieux des horticulteurs. Chaque matin on apportait au harem des brassées de corolles humides, des feuillages légers, des palmes. Les jardiniers avaient inscrit sur des registres noirs de ratures les caprices variables de toutes les Reines, et chacune d’elles recevait au réveil, dans un petit vase à long col, sa fleur de prédilection.

Pausole et ses deux conseillers passaient devant la dernière serre quand l’horloge encastrée à son fronton de mosaïque sonna les quatre quarts et les douze coups de midi.

Aussitôt le page, d’un talon vif, amena son zèbre nez à nez avec le cheval de Taxis :

— Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, vous connaissez le désir de Sa Majesté. Voici l’heure où je vous succède. Veuillez me remettre le commandement.

— Recevez-le du Roi répondit Taxis revêche.

— Je te le donne, petit, fit Pausole.

Giglio salua, ramena sa bête et cria du côté de l’escorte :

— Demi-tour Rassemblement !

Les quarante gardes accoururent.

Alors, facilement campé sur la selle, les jambes longues et la plume haute, le page leur parla en ces termes :

— Compagnons, monsieur, que voici, et qui commandait ce matin, vous a mis en main des instruments dont vous n’aurez rien à faire. Les routes sont sûres, Tryphême est en paix, le Roi est aimé de son peuple ; vous n’aurez jamais à plonger vos piques, depuis l’omoplate jusqu’à l’épigastre, dans le large dos d’un barbare. C’est clair. Or, en art, il faut que tout ait sa destination. Ce qui ne sert à rien est idiot. Vous allez donc engager le fer par la fente de cette muraille et peser jusqu’à ce que le bois en soit rompu dans la douille. Exécutez le mouvement.

— Sire ! Mais Sire… supplia Taxis.

— Laissez, dit Pausole. Cela est fort bien conçu.

Les quarante gardes brisèrent tout ce qu’on voulut.

— Gardez les hampes dit Giglio. Et maintenant suivez-moi.

Ils entrèrent aux Jardins des Fleurs.

Le page parcourut les allées, inspecta les massifs, pénétra dans les serres. Il se fit présenter par les botanistes les fleurs à longue tige, iris, anthuriums, lis à bandes, lis tigrés, lis de Pomponne, et finit par s’arrêter devant des tulipes gigantesques.

— Voilà ce qu’il nous faut, dit-il. Que chacun de vous attache avec des joncs une de ces tulipes au sommet de la hampe et la porte par les chemins avec le même respect que si c’était le drapeau.

Puis il offrit au Roi une rose, à Taxis une araignée. Il prit pour lui-même un arum.

Toute la troupe reprit sa marche le long de la route éclatante.

— C’est admirable ! dit Pausole. Mais ces gens avaient soif et je crois qu’ils n’ont pas bu.