Les Aventures du roi Pausole/Livre II/Chapitre 3

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 106-114).





CHAPITRE III



COMMENT LE MIROIR DES NYMPHES DEVINT
CELUI DES JEUNES FILLES.



Salvete seternum, miserae moderamina flammae
Humida de gelidis basia nata rosis.
Joannes Secundus


La source et le grand amandier étaient situés dans le canton le plus reculé du parc. Seule, la blanche Aline aimait assez les longues, promenades pour aller quelquefois visiter le silence de ce refuge perdu.

L’eau, d’une gueule de satyre aux oreilles foliesques, tombait dans une cuve naturelle de terre rouge et d’herbes vertes où s’enracinaient des lauriers roses en touffes compactes. Ce n’était point la vasque moisie et lépreuse de nos jardins où la source inutile vient inonder une terre déjà molle de pluie. C’était une naissance de fleurs dans le sol pourpré du Midi, une fontaine de sève, une urne génitrice d’où la vie ruisselait en verdures mouvantes, et le vieux satyre, fils de Pan, regardait la jeunesse des bois descendre éternellement de ses lèvres.

Au-dessus du mascaron cornu, que la blanche Aline prenait pour le diable, deux nymphes de marbre s’enlaçaient, debout et penchées sur le bassin obscur. À la fin de chaque hiver l’amandier les couvrait de ses petites églantines. L’été, elles prenaient sous le soleil toutes les couleurs de la chair. La nuit elles redevenaient déesses.


Près de cette eau fertile et sombre qu’on nommait le Miroir des Nymphes, la petite Princesse en robe Empire vit venir à elle son Prince Charmant qui remuait sa veste à paillettes dans l’aube d’une lune enchantée.

Elle l’aperçut du plus loin qu’il se montra sous les arbres, semblable à une fine étoile blanche. Puis elle le vit grandir et se préciser. Il marchait d’un pas tranquille, cueillait parfois des feuilles aux rameaux et les respirait comme des corolles. Il paraissait et s’éclipsait selon les zones d’ombre et de clarté. Line ne s’était jamais sentie aussi émue. Si jalouse qu’elle fût de l’embrasser tout de suite, elle recula jusqu’à la fontaine et, la main devant la bouche, n’osa pas lui dire un mot.

— Vous m’avez appelée ; me voici, fit Mirabelle tendrement.

Line ouvrait des yeux énormes. Elle regardait son Prince des pieds à la face, mais surtout dans les prunelles.

Il était nu-tête, les cheveux foncés et coupés courts et flottants autour des oreilles. Son regard était profond et fixe avec une expression très douce qui, n’allait pas jusqu’au sourire. Elle vit le cher visage se pencher vers le sien, et, comme elle fermait les yeux, deux lèvres chaudes s’y posèrent.

L’ombre noire des nymphes enlacées cachait les jeunes filles debout. Line tremblait. Les deux lèvres avec lenteur traînèrent leur caresse autour de sa joue et ne s’arrêtèrent que sur sa bouche.

— Ah !… fit-elle enfin.

Mirabelle se sépara. Cette fois un sourire léger mais toujours tendre effilait ses yeux margés de noir…

Elle leva les sourcils et regarda autour d’elle.

— Non. Nous sommes seules, répondit Line. Restez.

Puis, se reprenant.

— Venez avec moi.


À quelques pas derrière la source, il y avait un petit temple grec, cinq colonnes corinthiennes soutenant une coupole ronde. Les colonnes étaient murées jusqu’à mi-hauteur. Un large banc circulaire au cœur du monument plein d’ombre portait des coussins de varech, et le lieu était si confidentiel qu’à peine assise près de la danseuse, Line s’enhardit jusqu’à lui parler.

— On vous a remis ma lettre ?

— Vous le voyez.

— Savez-vous pourquoi je vous ai demandé de venir ?

Mirabelle fut très prudente.

— Pour causer avec moi, dit-elle.

— Mais oui… Et vous êtes là, et je n’ai plus rien à vous dire…

Mirabelle lui prit la main. Line crut sentir qu’elle tremblait à son tour.

— Je voulais aussi vous voir de tout près, continua-t-elle. Vous êtes si jolie ! jolie comme un jeune homme… Pendant tout le ballet je n’ai regardé que vos yeux. Et je vous envie, si vous saviez ! Je suis bien triste d’être blonde ; j’aurais voulu être brune comme vous ; mais vraiment tout à fait comme vous ; être votre sœur…

Mirabelle jugea inutile de protester.

Line tendit elle-même ses lèvres.

— Embrassez-moi comme tout à l’heure, voulez-vous ?

Et quand leurs bouches se désunirent :

— Comme c’est délicieux reprit-elle. Qui a pu vous apprendre cela ?

— Je l’ai inventé, dit la danseuse.

— Oh ! que c’est bien ! Quel âge avez-vous ?

— Dix-huit ans. Et vous ?

— Quatorze… Voulez-vous recommencer ?

Le jeu était dangereux pour la jeune Mirabelle. Si maîtresse qu’elle, fût de son attitude, si décidée à ne rien brusquer, à préparer ses voies par le ménagement, la lenteur et l’insinuation, il y eut dans sa pensée un moment de trouble où elle ne put se contenir. Elle tâtonna d’abord la robe à l’endroit où les petits seins en gonflaient l’étoffe mince et chaude ; puis, profitant des facilités exceptionnelles que l’habillement de la blanche Aline offrait aux gestes sympathiques, elle risqua certaines recherches qui témoignaient, sinon encore de ses complaisances, au moins de ses curiosités.

Line, docile et instinctive, se prêtait volontiers à tout. Mirabelle en perdit l’esprit. Encouragée par les ténèbres, certaine qu’on ne verrait point le sang des voluptés affluer à son visage, elle s’abandonna mystérieuse au frisson qu’elle sentait proche et ne sut en modérer ni l’ondulation ni le soupir, ni les soubresauts. Déjà elle reprenait conscience quand Line, inquiète, mais rassurante, lui demanda :

— Vous avez froid, mon amie ? Vous grelottez…

— Une petite faiblesse… dit Mirabelle. Ce n’est rien… J’y suis habituée…

— Voulez-vous marcher un peu ?

— Oui…

— Venez. Le parc est désert. Nous irons où il vous plaira.

Line laissa retomber sa jupe et se leva pour sortir.


Toutes deux reparurent sous le clair de lune.

La robe verte et la veste à paillettes errèrent ainsi quelque temps autour de la source gloussante. — L’une était d’émeraude et l’autre d’argent, mais, quand elles voulurent mirer dans le bassin leurs formes enlacées d’après les nymphes de marbre, elles virent que la nuit assemblait leurs couleurs à la teinte de l’eau et des bois.

Mirabelle ne parlait point. Son trouble et son désir, à peine suspendus, renaissaient. Elle connut qu’elle était éprise.

Dès lors elle ne songea plus qu’aux moyens de l’être avec succès. Assurément, quelques heures lui appartenaient encore, mais c’eût été les perdre que de les employer selon ses tentations présentes. Une idée romanesque lui traversa l’esprit ; elle l’examina en silence, la trouva réalisable et avant de l’exprimer voulut la suggérer, tant elle avait d’artifice.

— Adieu, dit-elle soudain. Je ne vous reverrai plus.

La blanche Aline devint toute pâle.

— Oh ! pas encore… supplia-t-elle.

— Il le faut.

— Mais je ne vous ai pas vue, je ne vous ai rien dit… Vous venez, et puis tout de suite vous voulez partir… Je vous ennuie peut-être ; vous ne comprenez pas pourquoi je vous ai appelée ? Moi-même je ne le sais qu’à peine, mais je suis bien heureuse quand je vous prends la main.

Mirabelle la serra dans ses bras.

— Restez là, je vous en prie, continua la jeune fille. Restez, ou alors revenez demain à la même heure… Je vous attendrai…

Demain ? Mais nous partons à l’aube.

Line devint encore plus pâle et peu à peu se mit à pleurer.

— C’est vrai ?… C’est vrai, vous partez ? Et quand reviendrez-vous ?

— Jamais…

— Mais je n’ai que vous à aimer ; ne le savez-vous pas ? Hier au théâtre j’ai bien compris qu’il y avait quelque chose entre vous et moi et qu’il fallait nous réunir et que vous seriez mon amie. Je vous appelle, je vous attends, nous mêlons nos bouches, et puis c’est fini pour toujours ? Si vous vous en allez, je m’en vais avec vous.

L’étreinte de Mirabelle se dénoua.

— Eh bien, partons ! Je vous emmène.

— Vraiment ? Vous voulez bien ?

— Venez.

— Avec vous seule ?

— Oui. Je quitterai mes camarades. Nous serons l’une à l’autre, et seules toujours.

— Oh !… Et pour où partons-nous ?

— Pour mon pays.

— Non ! Non ! Restons à Tryphême.

— Ce n’est pas possible. Demain vous seriez découverte.

— Comment ?

— Par les ordres du Roi.

— Papa ? Vous ne le connaissez guère ! C’est une grave décision que de m’envoyer chercher. Quand il la prendra, nous serons loin !