Les Aventures de Til Ulespiègle/XLVIII

Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 120-123).

CHAPITRE XLVIII.


Comment Ulespiègle devint garçon tailleur, et se mit
à coudre dans un tonneau.



En arrivant à Berlin, Ulespiègle s’engagea comme garçon tailleur. Quand il fut sur l’établi, le maître lui dit : « Garçon, soigne ta couture. Il faut coudre qu’on ne le voie pas. » Ulespiègle dit oui. Puis il prit son aiguille et son étoffe, se glissa sous un tonneau, attacha sa couture sur son genou et commença à coudre. Le maître était là qui le regardait faire, et qui lui dit : « Que veux-tu faire ? Voilà une étrange façon de coudre ! – Maître, répondit Ulespiègle, vous m’avez dit qu’il fallait coudre qu’on ne le vit pas ; de cette façon, personne ne le voit. – Non, mon cher garçon, dit le maître ; cesse de coudre ainsi, et mets-toi à coudre de façon à ce qu’on le puisse voir. » Cela dura deux jours ou trois. Au bout de ce temps, un soir, le tailleur, étant fatigué, voulut aller se coucher ; il y avait là une casaque de paysan en étoffe grise, que dans le pays on appelait un loup, laquelle était à moitié décousue. Il la jeta à Ulespiègle et lui dit : « Tiens, arrange-moi ce loup comme il faut, et après tu iras aussi te coucher. — Oui, dit Ulespiègle ; allez-vous-en, je le ferai. » Le maître alla se coucher, et ne pensa plus à cela. Ulespiègle prit la casaque et commença à la tailler en forme de loup. Il fit d’abord la tête, puis le corps et les jambes, et mit dedans des baguettes de bois pour tendre l’étoffe de façon à ce que cela ressemblât à un loup, puis il alla se coucher. Le matin le tailleur se leva et réveilla Ulespiègle. En entrant dans l’atelier, il aperçut ce loup debout sur ses pattes. Il en fut étonné, mais il vit bien ce que c’était. Cependant Ulespiègle entra, et le tailleur lui dit : « Que diable as-tu fait là ? – Un loup, comme vous me l’aviez dit. – Je n’entendais pas parler d’un loup pareil, dit le tailleur. Je voulais dire une casaque de paysan, que nous appelons un loup. – Cher maître, dit Ulespiègle, je ne le savais pas. Si j’avais connu votre intention, j’aurais mieux aimé faire la casaque que le loup. » Le tailleur se contenta de cette explication ; aussi bien le mal était fait. Au bout de quatre jours, le tailleur se trouva fatigué le soir. Il serait volontiers allé dormir, mais il se dit qu’il était trop de bonne heure pour envoyer coucher son garçon. Il y avait là un habit auquel il ne restait plus qu’à attacher les manches. Il les jeta à Ulespiègle et lui dit : « Tiens, jette-moi les manches à cet habit. » Puis il alla se mettre au lit. Ulespiègle dit oui, et le maître alla se coucher. Alors Ulespiègle suspendit l’habit au porte-manteau, et alluma deux chandelles, une de chaque côté de l’habit. Il prit une manche et la jeta contre l’habit, sur un des côtés ; puis il passa de l’autre côté et en fit autant avec l’autre manche. Quand les deux chandelles furent brûlées, il en alluma deux autres, et il continua à jeter les manches contre l’habit pendant toute la nuit, jusqu’au matin. Le maître se leva et vint dans l’atelier. Ulespiègle continuait à jeter les manches sans se retourner. Le maître s’était arrêté pour regarder cela, et dit : « Quelle diable de jonglerie fais-tu maintenant ? – Je ne trouve pas cela une jonglerie, répondit Ulespiègle ; j’ai passé la nuit entière à jeter ces maudites manches contre cet habit, et elles ne veulent pas tenir. Vous auriez bien mieux fait de m’envoyer dormir, que de me dire de jeter ces manches. Vous saviez bien que ce serait du temps perdu. – Est-ce ma faute ? dit le tailleur ; savais-je qu’il te plairait de comprendre cela ainsi ? Ce n’est pas ce que j’entendais ; j’entendais que tu coudrais les manches à l’habit. – Que le diable soit de la besogne ! dit Ulespiègle ; si vous avez l’habitude de dire les choses autrement que vous ne les pensez, comment puis-je le deviner ? Si j’avais su votre intention, j’aurais cousu les manches, et il me serait bien resté une couple d’heures pour dormir ; maintenant, vous pouvez coudre toute la journée si vous voulez ; quant à moi, je vais me coucher et dormir. – Non, pas ainsi, dit le maître ; je ne veux pas te payer pour dormir. » Alors ils commencèrent à se disputer ; dans la dispute, le tailleur dit qu’Ulespiègle lui payerait les chandelles qu’il avait brûlées ; mais celui-ci avait fait son paquet, et il s’en alla.