Les Aventures de Til Ulespiègle/XLVIII
CHAPITRE XLVIII.
à coudre dans un tonneau.
n arrivant à Berlin, Ulespiègle s’engagea
comme garçon tailleur. Quand il fut sur
l’établi, le maître lui dit : « Garçon, soigne ta couture. Il faut coudre qu’on ne le voie pas. »
Ulespiègle dit oui. Puis il prit son aiguille et son étoffe,
se glissa sous un tonneau, attacha sa couture sur
son genou et commença à coudre. Le maître était
là qui le regardait faire, et qui lui dit : « Que veux-tu
faire ? Voilà une étrange façon de coudre ! – Maître,
répondit Ulespiègle, vous m’avez dit qu’il fallait
coudre qu’on ne le vit pas ; de cette façon, personne
ne le voit. – Non, mon cher garçon, dit le maître ;
cesse de coudre ainsi, et mets-toi à coudre de façon
à ce qu’on le puisse voir. » Cela dura deux jours ou
trois. Au bout de ce temps, un soir, le tailleur, étant
fatigué, voulut aller se coucher ; il y avait là une
casaque de paysan en étoffe grise, que dans le pays
on appelait un loup, laquelle était à moitié décousue.
Il la jeta à Ulespiègle et lui dit : « Tiens, arrange-moi
ce loup comme il faut, et après tu iras aussi te coucher.
— Oui, dit Ulespiègle ; allez-vous-en, je le
ferai. » Le maître alla se coucher, et ne pensa plus
à cela. Ulespiègle prit la casaque et commença à la
tailler en forme de loup. Il fit d’abord la tête, puis
le corps et les jambes, et mit dedans des baguettes
de bois pour tendre l’étoffe de façon à ce que cela
ressemblât à un loup, puis il alla se coucher. Le matin
le tailleur se leva et réveilla Ulespiègle. En entrant
dans l’atelier, il aperçut ce loup debout sur ses pattes.
Il en fut étonné, mais il vit bien ce que c’était. Cependant
Ulespiègle entra, et le tailleur lui dit : « Que
diable as-tu fait là ? – Un loup, comme vous me l’aviez
dit. – Je n’entendais pas parler d’un loup pareil, dit le tailleur. Je voulais dire une casaque de
paysan, que nous appelons un loup. – Cher maître,
dit Ulespiègle, je ne le savais pas. Si j’avais connu
votre intention, j’aurais mieux aimé faire la casaque
que le loup. » Le tailleur se contenta de cette explication ;
aussi bien le mal était fait. Au bout de quatre
jours, le tailleur se trouva fatigué le soir. Il serait
volontiers allé dormir, mais il se dit qu’il était trop
de bonne heure pour envoyer coucher son garçon.
Il y avait là un habit auquel il ne restait plus qu’à
attacher les manches. Il les jeta à Ulespiègle et lui
dit : « Tiens, jette-moi les manches à cet habit. » Puis
il alla se mettre au lit. Ulespiègle dit oui, et le maître
alla se coucher. Alors Ulespiègle suspendit l’habit
au porte-manteau, et alluma deux chandelles, une
de chaque côté de l’habit. Il prit une manche et la
jeta contre l’habit, sur un des côtés ; puis il passa
de l’autre côté et en fit autant avec l’autre manche.
Quand les deux chandelles furent brûlées, il en
alluma deux autres, et il continua à jeter les manches
contre l’habit pendant toute la nuit, jusqu’au matin.
Le maître se leva et vint dans l’atelier. Ulespiègle
continuait à jeter les manches sans se retourner. Le
maître s’était arrêté pour regarder cela, et dit :
« Quelle diable de jonglerie fais-tu maintenant ? –
Je ne trouve pas cela une jonglerie, répondit Ulespiègle ;
j’ai passé la nuit entière à jeter ces maudites
manches contre cet habit, et elles ne veulent pas
tenir. Vous auriez bien mieux fait de m’envoyer
dormir, que de me dire de jeter ces manches. Vous saviez bien que ce serait du temps perdu. – Est-ce
ma faute ? dit le tailleur ; savais-je qu’il te plairait
de comprendre cela ainsi ? Ce n’est pas ce que j’entendais ;
j’entendais que tu coudrais les manches à
l’habit. – Que le diable soit de la besogne ! dit Ulespiègle ;
si vous avez l’habitude de dire les choses
autrement que vous ne les pensez, comment puis-je
le deviner ? Si j’avais su votre intention, j’aurais
cousu les manches, et il me serait bien resté une
couple d’heures pour dormir ; maintenant, vous
pouvez coudre toute la journée si vous voulez ;
quant à moi, je vais me coucher et dormir. – Non,
pas ainsi, dit le maître ; je ne veux pas te payer pour
dormir. » Alors ils commencèrent à se disputer ;
dans la dispute, le tailleur dit qu’Ulespiègle lui
payerait les chandelles qu’il avait brûlées ; mais
celui-ci avait fait son paquet, et il s’en alla.