Les Aventures de Til Ulespiègle/XLVII

Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 118-120).

CHAPITRE XLVII.


Comment Ulespiègle se fit garçon brasseur à Einbeck,
et, au lieu de houblon, mit dans la chaudière
un chien appelé Houblon.



Ulespiègle ne resta pas longtemps tranquille. Quelque temps après l’affaire des prunes qu’il avait salies, et alors qu’on avait oublié à Einbeck lui et cette aventure, il retourna dans cette ville et s’engagea chez un brasseur. Il arriva que son maître voulut aller à une noce, et lui commanda de brasser de la bière pendant ce temps, du mieux qu’il pourrait, en se faisant aider par la servante, ajoutant qu’il viendrait l’aider le soir. Il lui recommanda surtout de faire bien bouillir le houblon, afin que la bière fût forte et en eût bien le goût, et qu’il pût la vendre avantageusement. Ulespiègle répondit qu’il ferait de son mieux. Le brasseur partit avec sa femme, et Ulespiègle se mit bravement à la besogne. La servante lui disait ce qu’il fallait faire, car elle savait le métier mieux que lui. Quant vint le moment où il fallait mettre le houblon, elle lui dit : « Mon cher, tu feras bien tout seul bouillir le houblon ; laisse-moi m’absenter pendant une heure et aller voir un peu le bal. » Ulespiègle dit oui ; mais il pensa aussitôt : « Si la servante s’en va, tu pourras faire une malice ; mais quelle malice feras-tu bien à ce brasseur ? » Or, le brasseur avait un grand chien, qu’il appelait Houblon. Ulespiègle prit ce chien, le jeta dans l’eau bouillante et le fit bien bouillir, au point que le poil, la peau et la chair se détachèrent des os. Quand la servante pensa qu’il était temps de rentrer et que le houblon avait assez bouilli, elle s’en retourna, et, voulant aider Ulespiègle, lui dit : « Vois, mon cher ami, le houblon a assez bouilli, arrête ! » Quand ils commencèrent à passer la bière, la servante lui dit : « As-tu au moins mis du houblon ? Je n’en vois pas de trace. – Tu le trouveras au fond, » répondit Ulespiègle. La servante plongea sa pelle au fond et ramena le squelette. Elle se mit à crier : « Ah ! Dieu me garde ! Qu’as-tu mis là-dedans ? Au diable qui boira cette bière ! » Ulespiègle répondit : « J’ai fait comme le maître m’avait dit : j’y ai mis Houblon, notre chien. » En ce moment arriva le brasseur, qui avait passablement bu, et qui leur dit : « Que faites-vous, mes chers enfants ? Êtes-vous contents ? – Je ne sais, répondit la servante, ce que diable nous faisons ; je suis sortie une demi-heure pour voir le bal, et j’ai dit au nouveau garçon de faire bouillir le houblon pendant ce temps, et c’est le chien qu’il a fait bouillir ; en voilà le squelette. — Oui, maître, répondit Ulespiègle ; vous me l’aviez commandé ainsi. Ne suis-je pas bien malheureux ? Je fais tout ce qu’on me commande, et personne ne m’en sait gré. Qu’on prenne tels brasseurs qu’on voudra : si leurs ouvriers faisaient seulement la moitié de ce qu’ils commandent, ils seraient contents. » Là-dessus Ulespiègle prit congé et s’en alla, et nulle part on ne lui savait gré de ce qu’il faisait.