Les Aventures de Til Ulespiègle/XCII
CHAPITRE XCII.
le curé se salit les mains.
renez garde, prêtres et gens du siècle, que
vous ne vous salissiez les mains à brasser des
testaments, comme il arriva pour celui d’Ulespiègle.
On amena à Ulespiègle un prêtre pour le
confesser. Quand il fut arrivé, le prêtre pensa en
lui-même : « Voilà un homme qui a mené une vie
d’aventures ; il a dû amasser bien de l’argent. Il
doit avoir une forte somme : tu vas tâcher de la
lui soutirer à sa dernière heure : il t’en reviendra
peut-être quelque chose personnellement. » Lorsque
Ulespiègle eut commencé sa confession, le prêtre
lui dit entre autres choses : « Ulespiègle, mon cher
fils, il faut songer au salut de votre âme. Vous avez
été un aventurier et vous avez commis bien des
péchés. Il faut vous en repentir, et, si vous avez
quelque argent, vous ferez bien de le donner, en
l’honneur de Dieu, à de pauvres prêtres comme moi.
Je vous le conseille, car c’est du bien mal acquis.
Si vous voulez me dire où est votre argent et m’en
faire don, je me charge de vous réconcilier avec Dieu.
Si vous me donnez quelque chose, je penserai à vous
tous les jours de ma vie, et je dirai des messes pour
le repos de votre âme. – Oui, mon cher, dit Ulespiègle,
je penserai à vous. Revenez après-midi, je vous remettrai moi-même en mains propres un lingot
d’or ; de cette façon vous serez sûr de votre affaire. »
Le prêtre fut bien joyeux, et s’empressa de revenir
après midi. Pendant son absence, Ulespiègle prit un
pot et le remplit à moitié de ses excréments ; puis il
mit par-dessus quelques petites pièces d’argent, de
façon à couvrir ce qui était au fond du vase. En
arrivant, le prêtre lui dit : « Mon cher Ulespiègle, me
voilà ; si vous voulez me donnez quelque chose,
comme vous me l’avez promis, je suis prêt à le recevoir. –
Oui, cher Monsieur, dit Ulespiègle ; si
vous voulez y mettre de la modération et ne pas être
trop intéressé, je vous laisserais mettre la main dans
ce pot et prendre à discrétion, pour que vous vous
souveniez de moi. – Je ferai selon votre volonté, dit
le prêtre, et je prendrai là-dedans avec discrétion. »
Alors, Ulespiègle lui présenta le vase et lui dit : « Voilà,
cher Monsieur, ce pot est plein d’argent ; prenez-en
une poignée, mais n’allez pas trop au fond. » Le
prêtre dit oui ; mais l’intérêt le maîtrisait tellement,
qu’il plongea sa main jusqu’au fond du pot, pensant
prendre une bonne poignée d’argent ; sentant que
c’était humide et mou sous l’argent, il retira sa main,
et vit qu’elle était couverte d’ordure. Il dit alors à
Ulespiègle : « Ah ! quel affreux misérable tu es ! Si
tu me trompes ainsi à ta dernière heure, quand tu es
sur ton lit de mort, ceux que tu as trompés dans ta
jeunesse n’ont pas à se plaindre. – Cher Monsieur,
dit Ulespiègle, je vous avais averti de ne pas plonger
trop au fond ; si l’intérêt vous a poussé et vous a fait mépriser ma recommandation, ce n’est pas ma faute.
— Tu es un malicieux, dit le prêtre, et le plus grand
malicieux du monde. Si tu as pu échapper à la potence
à Lübeck, tu seras puni du tour que tu m’as
joué. » Là-dessus il s’en alla. Ulespiègle lui cria d’attendre
et de prendre l’argent ; mais le prêtre ne
l’écouta pas.