Les Aventures de Til Ulespiègle/XCII

Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 217-221).

CHAPITRE XCII.


Comment Ulespiègle fit son testament, et comment
le curé se salit les mains.



Prenez garde, prêtres et gens du siècle, que vous ne vous salissiez les mains à brasser des testaments, comme il arriva pour celui d’Ulespiègle. On amena à Ulespiègle un prêtre pour le confesser. Quand il fut arrivé, le prêtre pensa en lui-même : « Voilà un homme qui a mené une vie d’aventures ; il a dû amasser bien de l’argent. Il doit avoir une forte somme : tu vas tâcher de la lui soutirer à sa dernière heure : il t’en reviendra peut-être quelque chose personnellement. » Lorsque Ulespiègle eut commencé sa confession, le prêtre lui dit entre autres choses : « Ulespiègle, mon cher fils, il faut songer au salut de votre âme. Vous avez été un aventurier et vous avez commis bien des péchés. Il faut vous en repentir, et, si vous avez quelque argent, vous ferez bien de le donner, en l’honneur de Dieu, à de pauvres prêtres comme moi. Je vous le conseille, car c’est du bien mal acquis. Si vous voulez me dire où est votre argent et m’en faire don, je me charge de vous réconcilier avec Dieu. Si vous me donnez quelque chose, je penserai à vous tous les jours de ma vie, et je dirai des messes pour le repos de votre âme. – Oui, mon cher, dit Ulespiègle, je penserai à vous. Revenez après-midi, je vous remettrai moi-même en mains propres un lingot d’or ; de cette façon vous serez sûr de votre affaire. » Le prêtre fut bien joyeux, et s’empressa de revenir après midi. Pendant son absence, Ulespiègle prit un pot et le remplit à moitié de ses excréments ; puis il mit par-dessus quelques petites pièces d’argent, de façon à couvrir ce qui était au fond du vase. En arrivant, le prêtre lui dit : « Mon cher Ulespiègle, me voilà ; si vous voulez me donnez quelque chose, comme vous me l’avez promis, je suis prêt à le recevoir. – Oui, cher Monsieur, dit Ulespiègle ; si vous voulez y mettre de la modération et ne pas être trop intéressé, je vous laisserais mettre la main dans ce pot et prendre à discrétion, pour que vous vous souveniez de moi. – Je ferai selon votre volonté, dit le prêtre, et je prendrai là-dedans avec discrétion. » Alors, Ulespiègle lui présenta le vase et lui dit : « Voilà, cher Monsieur, ce pot est plein d’argent ; prenez-en une poignée, mais n’allez pas trop au fond. » Le prêtre dit oui ; mais l’intérêt le maîtrisait tellement, qu’il plongea sa main jusqu’au fond du pot, pensant prendre une bonne poignée d’argent ; sentant que c’était humide et mou sous l’argent, il retira sa main, et vit qu’elle était couverte d’ordure. Il dit alors à Ulespiègle : « Ah ! quel affreux misérable tu es ! Si tu me trompes ainsi à ta dernière heure, quand tu es sur ton lit de mort, ceux que tu as trompés dans ta jeunesse n’ont pas à se plaindre. – Cher Monsieur, dit Ulespiègle, je vous avais averti de ne pas plonger trop au fond ; si l’intérêt vous a poussé et vous a fait mépriser ma recommandation, ce n’est pas ma faute. — Tu es un malicieux, dit le prêtre, et le plus grand malicieux du monde. Si tu as pu échapper à la potence à Lübeck, tu seras puni du tour que tu m’as joué. » Là-dessus il s’en alla. Ulespiègle lui cria d’attendre et de prendre l’argent ; mais le prêtre ne l’écouta pas.