Les Aventures de Til Ulespiègle/LXXXII
CHAPITRE LXXXII.
avec lui, et donna sa peau en payement
à l’aubergiste.
n jour Ulespiègle arriva dans une auberge
dont l’hôtesse avait un beau petit chien
qu’elle aimait beaucoup, et qu’elle tenait
toujours sur ses genoux quand elle avait le temps.
Ulespiègle s’assit près du feu, et se mit à boire à
même sa canette. Or, l’hôtesse avait habitué son
chien à ceci, que, lorsqu’elle buvait de la bière, elle
lui en donnait dans une tasse pour qu’il en pût boire
aussi. Comme Ulespiègle buvait, le chien était là
qui le caressait, et qui finit par lui sauter à la gorge.
Voyant cela, l’hôtesse lui dit : « Donnez-lui à boire
dans une tasse ; voilà ce qu’il veut. – Volontiers, »
lui dit Ulespiègle. L’hôtesse fit ce qu’elle avait à
faire, et Ulespiègle continua à boire, donnant à
boire au chien dans la tasse ; il lui donna aussi de ce
qu’il mangeait, si bien que le chien, plein comme un
œuf, s’étendit de tout son long devant le feu. Ulespiègle
demanda alors à compter, et dit : « Chère
hôtesse, si quelqu’un mangeait votre dîner et buvait
votre bière, et n’avait pas d’argent, lui feriez-vous
crédit ? » L’hôtesse ne se douta pas qu’il pensait
au chien ; croyant qu’il s’agissait de lui-même, elle
lui dit : « Monsieur l’hôte, on ne fait pas crédit ici ; il faut payer ou donner un gage. — J’en suis content
pour ma part, dit Ulespiègle ; que les autres s’en
tirent comme ils pourront. » L’hôtesse sortit, et
quand Ulespiègle vit le moment propice, il prit le
chien sous son manteau, l’emporta dans l’écurie et
l’écorcha. Puis il rentra dans la salle et se remit
auprès du feu, avec la peau du chien sous son manteau.
Il appela l’hôtesse, et lui dit : « Comptons ! » L’hôtesse
fit le compte, et Ulespiègle lui donna la moitié
de l’argent. Alors l’hôtesse lui demanda qui devait
payer l’autre moitié, alors qu’il avait bu la bière à
lui tout seul. Ulespiègle dit : « Non, je ne l’ai pas
bue tout seul ; j’avais un hôte avec moi ; il n’avait
pas d’argent, mais il avait un bon gage ; il payera
l’autre moitié. — Qu’est-ce que cet hôte ? dit l’hôtesse ;
quel gage avez-vous ? — C’est, dit Ulespiègle,
son meilleur habit qu’il avait sur lui. » Là-dessus, il
tira de dessous son habit la peau du chien, et dit :
« Voyez, l’hôtesse : voilà l’habit de l’hôte qui a bu
avec moi. » L’hôtesse fut toute bouleversée, car
elle vit bien que c’était la peau de son chien. Elle
se mit en colère, et dit : « Que jamais bien ne t’arrive !
Pourquoi m’as-tu écorché mon chien ? » Et elle le
maudissait. Ulespiègle lui dit : « L’hôtesse, vous avez
beau jurer, c’est votre faute. Vous m’avez dit vous-même
de donner à boire au chien. Je vous ai dit que
l’hôte n’avait pas d’argent. Vous n’avez pas voulu
lui faire crédit ; vous avez exigé de l’argent ou un
gage. Comme il n’avait pas d’argent, et qu’il fallait
que la bière fût payée, il a bien fallu qu’il donnât son habit en gage ; prenez-le pour la bière qu’il a bue. »
L’hôtesse fut encore plus furieuse, et lui dit de sortir
de chez elle et de n’y jamais revenir. Ulespiègle
sella son cheval, monta dessus et partit en disant :
« L’hôtesse, gardez le gage jusqu’à ce que j’aie reçu
votre argent, et je reviendrai sans en être prié. Si
alors je ne bois pas, je n’aurai rien à payer. »