Les Aventures de Til Ulespiègle/LXXVIII

Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 186-191).

CHAPITRE LXXVIII.


Comment, à Eisleben, Ulespiègle effraya avec un loup
son hôte, qui faisait le brave.



Il y avait à Eisleben un aubergiste qui aimait à railler le monde, et qui faisait le brave et se croyait un aubergiste au-dessus du commun. Un jour d’hiver qu’il avait beaucoup neigé, Ulespiègle arriva dans cette auberge. Trois marchands du pays de Saxe qui allaient à Numbourg y arrivèrent le soir à la nuit close. L’hôte, qui avait la langue bien pendue, les salua et leur dit : « Comment diable se fait-il que vous ayez été si longtemps en route et que vous arriviez si tard ? – Monsieur l’hôte, répondirent les marchands, vous ne devriez pas nous attaquer ainsi ; il nous est arrivé une aventure en route ; nous avons rencontré un loup qui nous a attaqués ; nous avons été obligés de nous défendre, et cela nous a retardés. » En entendant cela, l’aubergiste se mit à se moquer d’eux et leur dit que c’était une honte qu’ils se fussent ainsi laissé attaquer et retarder par un loup. Que, quant à lui, s’il était seul dans les champs, et qu’il vînt deux loups l’assaillir, il les battrait et les chasserait, et n’en aurait pas peur ; tandis qu’eux, qui étaient trois, s’étaient laissés effrayer par un loup. Durant toute la soirée, l’aubergiste ne cessa de se moquer ainsi de ces pauvres marchands, jusqu’à ce qu’ils allèrent se coucher. Ulespiègle était là qui entendait les railleries. On les mit à coucher dans la même chambre qu’Ulespiègle. Quand ils furent au lit, les marchands se demandaient entre eux ce qu’ils pourraient bien faire pour se venger de l’aubergiste et lui clore la bouche, car sans cela cette histoire ne finirait pas tant que l’un d’eux viendrait à cette auberge. « Chers amis, leur dit Ulespiègle, je vois bien que l’aubergiste est un fanfaron. Voulez-vous m’écouter ? Je vous vengerai de telle sorte que jamais plus il ne vous parlera du loup. » Cela plut aux marchands, qui lui promirent de le défrayer et de lui donner de l’argent par dessus le marché. Il leur dit alors de continuer leur voyage et de revenir dans cette auberge lors de leur retour, qu’il y serait aussi, et qu’il les vengerait. Cela se fit ainsi. Les marchands se préparèrent à partir, et payèrent leur dépense ainsi que celle d’Ulespiègle ; ils quittèrent l’auberge, et l’hôte leur cria d’un ton railleur : « Messieurs les marchands, prenez garde que quelque loup ne vous assaille dans la prairie ! — Monsieur l’hôte, répondirent les marchands, merci de l’avis ; si les loups nous mangent, nous ne reviendrons pas ; si c’est vous qu’ils mangent, nous ne vous retrouverons pas ici. » Là-dessus ils partirent. Ulespiègle s’en alla dans la forêt tendre des pièges aux loups, et il eut la chance d’en prendre un, qu’il tua et qu’il laissa geler. Vers le temps où les marchands devaient revenir à Eisleben, Ulespiègle prit le loup mort dans un sac et s’en alla à l’auberge, où il trouva les trois marchands. Il avait apporté son loup sans être remarqué. Le soir, après souper, l’aubergiste recommença à railler les marchands à propos du loup : qu’ils avaient raconté ce qui leur était arrivé ; mais que, s’il arrivait qu’il fût attaqué par deux loups dans la prairie, il commencerait par se garer de l’un et tuerait l’autre ensuite. Il se vantait qu’il taillerait les deux loups en pièces. Cela dura toute la soirée jusqu’au moment où ils allèrent se coucher. Ulespiègle ne dit rien pendant tout ce temps ; mais quand il fut dans la chambre avec les marchands, il leur dit : « Mes bons amis, tenez-vous tranquilles et veillez. Ce que je veux, vous le voulez aussi. Laissons une chandelle allumée. » Quand l’aubergiste et tout son monde furent couchés, Ulespiègle se glissa hors de la chambre avec son loup mort, qui était gelé raide, le porta près du feu et l’arrangea avec des bâtons de façon à ce qu’il se tînt debout, lui ouvrit la gueule toute grande et fourra dedans deux souliers d’enfant. Puis il s’en retourna dans la chambre étaient les marchands et se mit à crier : « Monsieur l’hôte ! » L’aubergiste entendit, car il n’était pas encore endormi, et répondit : « Que voulez-vous ? Est-ce qu’un loup veut vous mordre ? — Ah ! cher Monsieur, lui dirent-ils, envoyez-nous le valet ou la servante pour nous apporter à boire ; nous n’en pouvons plus de soif. » Ils crièrent tant que l’aubergiste dit en colère : « C’est la manière des Saxons, ils boivent jour et nuit ! » Il appela la servante pour qu’elle leur apportât à boire. La servante se leva et s’approcha du feu pour allumer une chandelle ; elle aperçut le loup avec des souliers dans la gueule ; elle fut saisie de frayeur, laissa tomber sa chandelle et s’enfuit dans la cour. Elle pensait que le loup avait mangé les enfants. Cependant Ulespiègle et les marchands continuaient à crier qu’on leur apportât à boire. L’aubergiste, pensant que la servante était endormie, appela le valet. Celui-ci se leva, voulut allumer la chandelle, vit le loup, pensa qu’il avait mangé la servante, laissa tomber sa chandelle, et s’enfuit à la cave. Ulespiègle entendait ce qui se passait, et dit aux marchands : « Réjouissez-vous ; cela va bien ! » Ulespiègle et les marchands crièrent pour la troisième fois où étaient le valet et la servante, qu’ils ne leur apportaient pas à boire ; que l’aubergiste vînt lui-même et leur apportât une lumière ; qu’ils ne pouvaient sortir de la chambre, et qu’ils voulaient s’en aller. L’aubergiste pensa que le valet aussi était endormi. Il se leva furieux et dit : « Est-ce le diable qui a fait les Saxons, avec leur soif ? » En disant cela, il allumait une chandelle. Il vit le loup, debout près du foyer, qui tenait les souliers dans sa gueule. Il se mit à crier : « Au meurtre ! à l’aide, chers amis ! » Il courut dans la chambre des marchands et leur dit : « Chers amis, secourez-moi ! Un monstre horrible est en bas près du feu, et a dévoré mes enfants, ma servante et mon valet ! » Les marchands furent bientôt prêts, ainsi qu’Ulespiègle ; ils s’approchèrent du feu avec l’hôte ; le valet sortit de la cave, la servante rentra, la femme sortit de sa chambre avec les enfants sur les bras ; tout cela était encore vivant. Ulespiègle s’avança et poussa le loup avec le pied. Le loup tomba et ne remua ni pied ni patte. Ulespiègle dit : « C’est un loup mort ! Est-ce là ce qui vous fait crier ? Quel poltron vous êtes ! Un loup mort vous chasse de chez vous, vous et tout votre monde ! Il n’y a pas longtemps vous vouliez vous battre avec deux en rase campagne. Mais vous avez en paroles le courage que d’autres ont dans le cœur ! » L’aubergiste comprit qu’on s’était moqué de lui. Il s’en retourna dans son lit, honteux de ses fanfaronnades et de ce qu’un loup mort avait mis en déroute lui et tout son monde. Les marchands le raillaient et riaient. Ils payèrent ce qu’eux et Ulespiègle avaient dépensé, et s’en allèrent. Depuis ce temps, l’aubergiste ne parla plus tant de sa bravoure.