Les Aventures de Til Ulespiègle/LXXVII
CHAPITRE LXXVII.
et souffla l’odeur à travers la muraille, dans
une société qui ne put la supporter.
lespiègle voyagea promptement et vint à
Nuremberg, où il séjourna durant quinze
jours. À côté de l’auberge où il était logé
demeurait un homme pieux, qui était riche et fréquentait
volontiers les églises, mais qui n’aimait pas
les jongleurs ; s’il s’en trouvait ou s’il en venait
dans les endroits où il était, il quittait la place. Cet
homme avait l’habitude d’inviter chaque année ses
voisins chez lui, qu’il hébergeait et traitait de son
mieux, avec de bons mets et d’excellents vins ; et
quand il les invitait, si quelqu’un de ses voisins avait
chez lui des hôtes, un ou deux ou trois, il les invitait
aussi et les accueillait bien. Vint le moment des invitations ; il invita celui de ses voisins chez qui logeait
Ulespiègle, ainsi que ses hôtes, mais il en excepta
Ulespiègle, qu’il regardait comme un jongleur et
un joueur, car il n’avait pas habitude d’inviter de
pareilles gens. Les voisins qu’il avait invités allèrent
chez cet homme, ainsi que leurs hôtes, comme il les
en avait priés. L’hôte d’Ulespiègle y alla aussi, avec
ceux qui logeaient chez lui, et dit à Ulespiègle comment
ce richard le regardait comme un jongleur et
un joueur, ce qui faisait qu’il ne l’avait pas invité.
Ulespiègle parut satisfait ; mais intérieurement il
était vexé de se voir ainsi méprisé, et il se dit : « Si je
suis un jongleur, je lui ferai quelque jonglerie. »
Bientôt arriva le jour de la saint Martin, qui avait
été fixé pour le festin. Le richard réunit ses hôtes
dans une riche salle où le festin devait avoir lieu, et
qui n’était séparée que par un mur de la chambre
qu’habitait Ulespiègle. Comme ils furent à table, et
tous de joyeuse humeur, Ulespiègle fit un trou dans
la muraille qui séparait sa chambre de la salle du
festin, prit un soufflet, le remplit de ses excréments,
et se mit à souffler dans la salle par le trou qu’il avait
fait. Cela sentait si mauvais que personne ne pouvait
rester en place. Les convives se regardaient l’un
l’autre ; le premier pensait que c’était le second qui
produisait cette mauvaise odeur ; le second soupçonnait
le troisième, et ainsi de suite. Cependant le
soufflet allait toujours, si bien que les convives
furent contraints de se lever, ne pouvant supporter
la puanteur plus longtemps. Ils cherchèrent sous les bancs, retournèrent tout dans tous les coins,
mais sans résultat. Personne ne savait d’où cela
venait. Ils s’en retournèrent chacun chez soi. Quand
l’hôte d’Ulespiègle fut rentré, il se trouva tellement
mal de la puanteur qu’il avait sentie, qu’il rendit
tout ce qu’il avait dans le corps. Il raconta comment
ils avaient été infectés dans la salle, et de quelle
odeur. Ulespiègle se mit à rire, et dit : « Le richard
n’a pas voulu m’inviter et me régaler du sien. J’ai
été plus généreux que lui, car je l’ai régalé du mien.
Si j’avais été là, cela n’aurait pas senti si mauvais. »
Là-dessus il compta avec son hôte et partit, car il
craignait que la chose ne fût découverte. L’hôte
comprit bien à ses paroles qu’il savait quelque chose
de la puanteur, mais il ne s’expliquait pas comment
il avait pu s’y prendre, et cela l’intriguait beaucoup.
Ulespiègle était déjà hors de la ville quand l’hôte
entra dans la chambre qu’il avait occupée, et trouva
le soufflet encore plein de ce qui avait produit la
mauvaise odeur, et le trou qui avait été fait dans la
muraille. Il comprit alors et fit venir son voisin ; il
lui raconta les choses, et ce qu’Ulespiègle avait fait
et ce qu’il avait dit. Le richard lui dit : « Cher voisin,
il n’y a rien à gagner avec les fous et les jongleurs,
c’est pourquoi je ne veux plus en avoir chez moi. Si
cette malice m’a été faite chez vous, je n’y puis rien :
je tenais votre hôte pour un mauvais sujet ; je
l’avais vu à sa physionomie. Il vaut mieux que cela
se soit passé chez vous que chez moi, car il aurait
peut-être fait pire. – Cher voisin, vous avez bien entendu dire, et c’est la vérité, que devant un malicieux
il faut allumer deux chandelles, et c’est ce que
je suis bien obligé de faire, car je suis obligé de recevoir
toute sorte de monde, un malicieux comme les
autres, s’il se présente. » Là-dessus ils se séparèrent.
Ulespiègle avait été là et n’y revint pas.