Les Aventures de Til Ulespiègle/LXVIII
CHAPITRE LXVIII.
drap à un paysan, en lui faisant accroire
que ce drap était bleu.
lespiègle aimait bien manger en tout
temps bouilli et rôti ; aussi était-il obligé
d’aviser aux moyens de s’en procurer. Une
fois il alla à la foire à Oltzen, où se rendaient beaucoup
de paysans. Il se promenait çà et là, et regardait
partout ce qu’il pourrait bien y avoir à faire.
Entre autres choses, il vit un paysan acheter une
pièce de drap vert, et se mettre en route pour s’en
retourner avec son emplette. Ulespiègle se demanda
comment il pourrait bien lui escamoter ce drap. Il
s’informa de quel village était ce paysan, et prit
avec lui un moine écossais et un autre mauvais garnement,
et s’en alla avec eux hors de la ville, sur
le chemin que devait prendre le paysan. Ils s’imaginèrent
de lui faire accroire, quand il passerait avec
son drap vert, que ce drap était bleu, et convinrent
que chacun d’eux se placerait à quelque distance
de l’autre, et qu’ils s’avanceraient vers la ville. Lorsque
le paysan sortit de la ville avec le drap pour le
porter chez lui, il rencontra d’abord Ulespiègle, qui
lui demanda où il avait acheté ce beau drap bleu.
Le paysan répondit que le drap était vert et non bleu.
Ulespiègle soutint qu’il était bleu, et dit qu’il parierait vingt florins contre le drap, qu’il était bleu, et que le
premier individu qui passerait et qui serait capable
de distinguer le vert du bleu leur dirait qui des deux
avait raison. Alors Ulespiègle fit signe au premier
compère d’approcher. Le paysan lui dit : « Mon ami,
nous sommes en désaccord sur la couleur de ce drap.
Dis franchement s’il est vert ou bleu, et ce que tu
nous diras, nous nous y tiendrons. » L’individu répondit :
« C’est un fort joli drap bleu. » Le paysan dit :
« Non, vous êtes deux fripons ; vous avez comploté
cela ensemble pour me tromper. » Ulespiègle lui dit :
« Eh bien ! pour que tu voies que j’ai raison, je m’en
rapporte à ce pieux moine qui s’avance vers nous.
J’accepte sa décision, qu’elle soit pour moi ou contre
moi. » Le paysan accepta. Quand le prêtre fut arrivé
plus près, Ulespiègle lui dit : « Monsieur, dites la vérité :
quelle est la couleur de ce drap ? » Le moine
répondit : « Mes amis, vous le voyez bien vous-mêmes.
— Oui, Monsieur, dit le paysan, cela est vrai ; mais
ces deux individus veulent me faire accroire une
chose que je sais fausse. – Qu’ai-je besoin, dit le
moine, de me mêler de votre querelle ? Qu’est-ce
que cela me fait qu’il soit noir ou blanc ? – Ah !
cher Monsieur, dit le paysan, décidez entre nous, je
vous en prie ! – Puisque vous y tenez, dit le moine,
je ne puis dire autre chose, sinon qu’il est bleu. –
Entends-tu bien ? dit Ulespiègle ; le drap est à moi ! »
Le paysan dit : « En vérité, Monsieur, si vous n’étiez
un prêtre ordonné, je croirais que vous mentez, et
que vous êtes tous les trois des fripons ; mais, comme vous êtes prêtre, je dois croire ce que vous
dites. » Là-dessus il laissa Ulespiègle et ses compagnons
s’en aller avec le drap, dont ils s’habillèrent à
l’approche de l’hiver, tandis que le paysan dut se
contenter de ses vêtements déchirés.