Les Aventures de Til Ulespiègle/LXIX

Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 169-171).

CHAPITRE LXIX.


Comment, à Hanovre, Ulespiègle fit ses ordures dans
le bain, parce que c’était un « lieu de
purification ».



Il y avait à Hanovre, près du Leinthor, un baigneur qui ne voulait pas qu’on appelât son établissement des bains, mais bien une maison de purification. Ayant appris cela lorsqu’il se trouvait à Hanovre, Ulespiègle alla dans cet établissement, se déshabilla, et, entrant dans la salle des bains, dit : « Bonjour, Monsieur, à vous et à tous les vôtres, et à tous ceux qui se trouvent dans cette propre maison. » Cela fit grand plaisir au baigneur, qui l’accueillit bien et lui dit : « Monsieur mon hôte, vous dites bien ; c’est une maison propre et aussi une maison de purification, et non une maison de bains. — Il est clair, dit Ulespiègle, que c’est une maison de purification, car nous y entrons pleins d’ordures et nous en sortons purifiés. » En disant cela, Ulespiègle, fit un gros tas d’excréments dans le réservoir à l’eau, au milieu de la salle de bain, de façon que cela empesta toute la salle. Alors le baigneur dit : « Je vois bien que les paroles et les actions ne se ressemblent pas toujours. Tes paroles m’étaient agréables, mais il n’en est pas de même de tes actions ; car tes paroles étaient pures, mais tes œuvres sentent mauvais. A-t-on l’habitude de se conduire ainsi dans la maison de purification ? – N’est-ce pas, dit Ulespiègle, une maison de purification ? J’avais plus besoin de me purifier du dedans que du dehors, sans quoi je ne serais pas entré. – Pareille purification, dit le baigneur, se fait au privé. C’est ici une maison où l’on se purifie par la transpiration, et tu en fais des latrines. – N’est-ce pas, dit Ulespiègle, de l’ordure sortie d’un corps humain ? Si l’on veut se purifier, il faut se purifier intérieurement aussi bien qu’extérieurement. » Le baigneur dit en colère : « Ici on se purifie de cette façon dans le privé, et l’équarrisseur mène cela à la voirie ; moi, je n’ai pas l’habitude de le laver et de le balayer. » Puis il dit à Ulespiègle de sortir de chez lui. Ulespiègle répondit : « Monsieur l’hôte, laissez-moi d’abord me baigner pour mon argent. Vous voulez beaucoup d’argent ; moi, je veux bien me baigner. » Le baigneur lui dit qu’il n’avait qu’à s’en aller ; qu’on ne voulait pas de son argent ; que s’il ne voulait pas s’en aller, il lui montrerait bientôt la porte. Ulespiègle pensa qu’il ne faisait pas bon là à lutter nu contre un homme armé d’un rasoir ; il sortit en disant : « Quel bon bain j’ai pris pour un tas d’excréments ! » et il se retira dans une chambre où le baigneur avait l’habitude de manger avec sa famille. Le baigneur l’enferma là-dedans pour l’effrayer, comme s’il voulait le faire prendre, ainsi qu’il l’en menaçait. Cependant Ulespiègle pensa qu’il n’était pas assez purifié, et ayant aperçu une table à compartiments qui se fermaient les uns sur les autres, il l’ouvrit, acheva de se purifier dedans et la referma. À ce moment le baigneur vint le délivrer ; ils firent la paix, et Ulespiègle dit : « Cher maître, ce n’est que dans cette pièce que je me suis purifié complètement. Pense à moi avant qu’il soit midi : je m’en vais. »