Les Aventures de Til Ulespiègle/LXVI
CHAPITRE LXVI.
à un facteur de flûtes.
l y avait à Lunebourg un facteur de flûtes qui
avait été vagabond, et qui avait parcouru le
pays en faisant le métier de charlatan. Ulespiègle
le rencontra dans une brasserie où il y avait
beaucoup de monde. Le facteur invita Ulespiègle pour se moquer de lui, et lui dit : « Viens demain, à
midi, dîner avec moi, si tu peux. » Ulespiègle accepta
sans se douter de la malice, et le lendemain il se mit
en route pour aller dîner chez le facteur. Quand il
fut devant la porte, il vit qu’elle était fermée ainsi
que les fenêtres. Il passa et repassa devant la porte
deux ou trois fois. Il se faisait tard et la porte restait
toujours fermée. Il comprit qu’on l’avait trompé ;
il s’en alla sans rien dire, et attendit. Le lendemain il
alla trouver le facteur au marché, et lui dit : « Hé !
brave homme ! est-ce votre habitude, quand vous
invitez les gens, de vous en aller hors de chez vous
et de fermer votre porte ? – N’as-tu pas entendu, dit
le facteur, comment je t’ai invité ? Je t’ai dit : Viens
demain, à midi, dîner avec moi, si tu peux ; tu as
trouvé la porte fermée, et tu n’as pas pu entrer. –
Merci ! dit Ulespiègle, je ne connaissais pas encore
celle-là. J’apprends encore tous les jours. » Le facteur
se mit à rire et lui dit : « Je ne veux pas te tromper :
va maintenant à la maison, la porte est ouverte,
tu trouveras devant le feu bouilli et rôti. Va devant ;
je te suis. Tu seras seul ; je ne veux d’hôte que toi. »
Ulespiègle accepta ; il s’en alla promptement chez
le facteur et trouva qu’il avait dit vrai. La servante
tournait la broche et la dame mettait le couvert.
Ulespiègle entra et dit à la dame de courir au marché
avec sa servante ; qu’on avait donné à son mari un
gros poisson, un esturgeon ; qu’il fallait aller l’aider
à l’apporter, et qu’il tournerait le rôti en attendant.
La dame lui dit : « Faites cela, mon cher Ulespiègle ; je vais avec la servante et nous reviendrons tout de
suite. – Allez vite, » dit Ulespiègle. La dame et la
servante s’en allèrent au marché, et le facteur, qui
s’en revenait, les rencontra et leur demanda ce
qu’elles avaient à courir. Elles dirent qu’Ulespiègle
était venu à la maison, et avait dit qu’on avait
donné au facteur un gros esturgeon, et qu’elles aillent
l’aider à l’apporter. Le facteur se mit en colère et
dit à sa femme : « Ne pouvais-tu rester à la maison ?
Il n’a pas fait cela pour rien ; il y a quelque malice
là-dessous. » Pendant ce temps Ulespiègle avait fermé
la maison du haut en bas, portes et fenêtres ;
quand le facteur, sa femme et sa servante arrivèrent,
ils trouvèrent la porte fermée. Le facteur dit à sa
femme : « Tu vois bien maintenant quel esturgeon
tu es venue chercher ! » Ils frappèrent à la porte.
Ulespiègle s’approcha de la porte et leur dit : « Cessez
de frapper ; je ne laisserai entrer personne, car
le maître de la maison m’a dit que je serais seul, et
qu’il ne voulait pas avoir d’autre hôte que moi. Allez-vous-en
et revenez après dîner. – C’est vrai, dit
le facteur, j’ai dit ainsi, mais je l’entendais autrement.
Laissons-le manger ; je lui ferai une malice
pour me venger. » Il s’en alla avec sa femme et sa
servante chez un voisin, et ils attendirent qu’Ulespiègle
eût fini. Ulespiègle prépara le dîner, se mit à
table et mangea copieusement ; puis il se leva de
table et s’assit tranquillement, et resta ainsi tant
qu’il voulut. Ensuite il ouvrit la porte, et le facteur
entra avec sa femme et sa servante, et lui dit : « Ce n’est pas l’habitude des honnêtes gens qu’un invité
laisse à la porte celui qui l’a invité. – Pouvais-je,
dit Ulespiègle, faire autrement que vous ne m’avez
dit ? Vous m’avez dit que vous ne vouliez avoir
d’autre hôte que moi ; si j’avais laissé entrer d’autres
personnes, cela ne vous aurait pas fait plaisir. »
En disant cela il sortit. Le facteur le regarda s’en
aller et lui dit : « Je te revaudrai cela, si malin que
tu sois. — Que le plus malin soit le maître ! » dit
Ulespiègle. Incontinent le facteur alla chez l’équarrisseur,
et lui dit qu’il y avait à l’auberge un brave
homme nommé Ulespiègle dont le cheval était mort,
et qu’il allât le prendre, et il lui montra la maison.
L’équarrisseur reconnut bien le facteur, et lui dit
qu’il le ferait. Il s’en alla avec sa charrette d’équarrisseur
devant l’auberge que le facteur lui avait indiquée,
et demanda Ulespiègle. Ulespiègle sortit et
lui demanda ce qu’il voulait. L’équarrisseur répondit
que le facteur était allé lui dire que le cheval d’Ulespiègle
était mort, et qu’il vînt le chercher, et lui demanda
s’il s’appelait Ulespiègle et si cela était vrai.
Ulespiègle se retourna, abaissa ses grègues, et, prenant
ses fesses à deux mains, lui dit : « Tiens, va
dire au facteur que si Ulespiègle n’est pas dans cette
rue, je ne sais où il est. » L’équarrisseur se mit en
colère, et s’en alla en jurant, avec sa charrette, devant
la maison du facteur ; il laissa là sa charrette
et le fit appeler devant les juges. Le facteur fut
condamné à lui donner dix florins, et Ulespiègle sella
son cheval et quitta la ville.