Les Aventures de Til Ulespiègle/LXVI

Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 158-163).

CHAPITRE LXVI.


Comment, à Lunebourg, Ulespiègle fit une grosse malice
à un facteur de flûtes.



Il y avait à Lunebourg un facteur de flûtes qui avait été vagabond, et qui avait parcouru le pays en faisant le métier de charlatan. Ulespiègle le rencontra dans une brasserie où il y avait beaucoup de monde. Le facteur invita Ulespiègle pour se moquer de lui, et lui dit : « Viens demain, à midi, dîner avec moi, si tu peux. » Ulespiègle accepta sans se douter de la malice, et le lendemain il se mit en route pour aller dîner chez le facteur. Quand il fut devant la porte, il vit qu’elle était fermée ainsi que les fenêtres. Il passa et repassa devant la porte deux ou trois fois. Il se faisait tard et la porte restait toujours fermée. Il comprit qu’on l’avait trompé ; il s’en alla sans rien dire, et attendit. Le lendemain il alla trouver le facteur au marché, et lui dit : « Hé ! brave homme ! est-ce votre habitude, quand vous invitez les gens, de vous en aller hors de chez vous et de fermer votre porte ? – N’as-tu pas entendu, dit le facteur, comment je t’ai invité ? Je t’ai dit : Viens demain, à midi, dîner avec moi, si tu peux ; tu as trouvé la porte fermée, et tu n’as pas pu entrer. – Merci ! dit Ulespiègle, je ne connaissais pas encore celle-là. J’apprends encore tous les jours. » Le facteur se mit à rire et lui dit : « Je ne veux pas te tromper : va maintenant à la maison, la porte est ouverte, tu trouveras devant le feu bouilli et rôti. Va devant ; je te suis. Tu seras seul ; je ne veux d’hôte que toi. » Ulespiègle accepta ; il s’en alla promptement chez le facteur et trouva qu’il avait dit vrai. La servante tournait la broche et la dame mettait le couvert. Ulespiègle entra et dit à la dame de courir au marché avec sa servante ; qu’on avait donné à son mari un gros poisson, un esturgeon ; qu’il fallait aller l’aider à l’apporter, et qu’il tournerait le rôti en attendant. La dame lui dit : « Faites cela, mon cher Ulespiègle ; je vais avec la servante et nous reviendrons tout de suite. – Allez vite, » dit Ulespiègle. La dame et la servante s’en allèrent au marché, et le facteur, qui s’en revenait, les rencontra et leur demanda ce qu’elles avaient à courir. Elles dirent qu’Ulespiègle était venu à la maison, et avait dit qu’on avait donné au facteur un gros esturgeon, et qu’elles aillent l’aider à l’apporter. Le facteur se mit en colère et dit à sa femme : « Ne pouvais-tu rester à la maison ? Il n’a pas fait cela pour rien ; il y a quelque malice là-dessous. » Pendant ce temps Ulespiègle avait fermé la maison du haut en bas, portes et fenêtres ; quand le facteur, sa femme et sa servante arrivèrent, ils trouvèrent la porte fermée. Le facteur dit à sa femme : « Tu vois bien maintenant quel esturgeon tu es venue chercher ! » Ils frappèrent à la porte. Ulespiègle s’approcha de la porte et leur dit : « Cessez de frapper ; je ne laisserai entrer personne, car le maître de la maison m’a dit que je serais seul, et qu’il ne voulait pas avoir d’autre hôte que moi. Allez-vous-en et revenez après dîner. – C’est vrai, dit le facteur, j’ai dit ainsi, mais je l’entendais autrement. Laissons-le manger ; je lui ferai une malice pour me venger. » Il s’en alla avec sa femme et sa servante chez un voisin, et ils attendirent qu’Ulespiègle eût fini. Ulespiègle prépara le dîner, se mit à table et mangea copieusement ; puis il se leva de table et s’assit tranquillement, et resta ainsi tant qu’il voulut. Ensuite il ouvrit la porte, et le facteur entra avec sa femme et sa servante, et lui dit : « Ce n’est pas l’habitude des honnêtes gens qu’un invité laisse à la porte celui qui l’a invité. – Pouvais-je, dit Ulespiègle, faire autrement que vous ne m’avez dit ? Vous m’avez dit que vous ne vouliez avoir d’autre hôte que moi ; si j’avais laissé entrer d’autres personnes, cela ne vous aurait pas fait plaisir. » En disant cela il sortit. Le facteur le regarda s’en aller et lui dit : « Je te revaudrai cela, si malin que tu sois. — Que le plus malin soit le maître ! » dit Ulespiègle. Incontinent le facteur alla chez l’équarrisseur, et lui dit qu’il y avait à l’auberge un brave homme nommé Ulespiègle dont le cheval était mort, et qu’il allât le prendre, et il lui montra la maison. L’équarrisseur reconnut bien le facteur, et lui dit qu’il le ferait. Il s’en alla avec sa charrette d’équarrisseur devant l’auberge que le facteur lui avait indiquée, et demanda Ulespiègle. Ulespiègle sortit et lui demanda ce qu’il voulait. L’équarrisseur répondit que le facteur était allé lui dire que le cheval d’Ulespiègle était mort, et qu’il vînt le chercher, et lui demanda s’il s’appelait Ulespiègle et si cela était vrai. Ulespiègle se retourna, abaissa ses grègues, et, prenant ses fesses à deux mains, lui dit : « Tiens, va dire au facteur que si Ulespiègle n’est pas dans cette rue, je ne sais où il est. » L’équarrisseur se mit en colère, et s’en alla en jurant, avec sa charrette, devant la maison du facteur ; il laissa là sa charrette et le fit appeler devant les juges. Le facteur fut condamné à lui donner dix florins, et Ulespiègle sella son cheval et quitta la ville.