Les Aventures de Til Ulespiègle/LIV
CHAPITRE LIV.
loups au lieu de pelisses.
es Souabes sont des gens très rusés, et là où
ils ne trouvent pas leur vie, un autre mourrait
de faim. Mais plusieurs d’entre eux sont
plus enclins à boire qu’à travailler, ce qui fait que
leurs ateliers sont souvent abandonnés. Il y avait
une fois à Berlin un fourreur, natif de la Souabe,
qui était très habile de son métier, plein de bonnes
idées et riche. Il avait une bonne boutique, car il
avait la pratique du prince du pays, des nobles et de
beaucoup de bons bourgeois. Il advint que le prince
du pays voulut tenir une grande cour en hiver, avec
courses et tournois ; c’est pourquoi il manda sa
noblesse et d’autres seigneurs. Comme personne
ne veut être le dernier, on commanda beaucoup de
pelisses en peau de loup chez le fourreur dont il a
été parlé. Ulespiègle le sut, et se présenta chez ce
fourreur pour demander de l’ouvrage. Le maître,
qui avait besoin d’ouvriers en ce moment, fut content
de son arrivée, et lui demanda s’il savait faire des pelisses en peau de loup. Ulespiègle répondit
qu’oui, et qu’il était très connu en Saxe pour cela.
Le fourreur lui dit : « Mon cher garçon, tu m’arrives
bien à propos. Viens, nous nous entendrons bien
pour les gages. » Ulespiègle lui dit : « Oui, maître,
vous m’avez l’air d’un honnête homme ; vous verrez
vous-même quand ma besogne sera faite. Mais je
ne travaille pas avec les autres garçons ; je veux
être seul, afin de pouvoir faire mon ouvrage à ma
volonté et sans être gêné. » En conséquence, le
maître lui donna une petite chambre, et lui mit
entre les mains plusieurs peaux de loup qui étaient
préparées pour faire des pelisses, et lui donna la
mesure de chaque pelisse, grande ou petite. Alors
Ulespiègle commença à étendre ses peaux et à les
tailler, et fit de toutes des loups, qu’il remplit de
foin, et auxquels il fit des jambes avec des baguettes,
comme s’ils étaient en vie. Quand il eut ainsi gâté
toutes les peaux et fait les loups, il alla dire au fourreur :
« Maître, les loups sont faits ; y a-t-il autre
chose à faire ? – Oui, mon fils, dit le fourreur ;
maintenant couds-en ce que tu pourras. » En disant
cela, il entra dans la chambre et vit les loups par terre,
grands et petits, et dit : « Qu’est-ce que cela ? Que
le diable t’emporte ! Quel tort tu m’as fait ! Je vais
te faire arrêter et punir ! – Maître, dit Ulespiègle,
est-ce ainsi que vous me payez et que vous me remerciez ?
J’ai fait cela d’après vos propres paroles. Vous
m’avez bien dit de faire des loups ; si vous m’aviez
dit de faire des pelisses, je l’aurais fait. Si j’avais su que vous ne m’en auriez pas plus de reconnaissance,
je n’aurais pas travaillé avec tant d’ardeur. » C’est
ainsi qu’Ulespiègle quitta Berlin, ne laissant nulle
part une bonne réputation. De là il s’en alla à Leipzig.