Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 134-136).

CHAPITRE LIV.


Comment, à Berlin, Ulespiègle fit à un fourreur des
loups au lieu de pelisses.



Les Souabes sont des gens très rusés, et là où ils ne trouvent pas leur vie, un autre mourrait de faim. Mais plusieurs d’entre eux sont plus enclins à boire qu’à travailler, ce qui fait que leurs ateliers sont souvent abandonnés. Il y avait une fois à Berlin un fourreur, natif de la Souabe, qui était très habile de son métier, plein de bonnes idées et riche. Il avait une bonne boutique, car il avait la pratique du prince du pays, des nobles et de beaucoup de bons bourgeois. Il advint que le prince du pays voulut tenir une grande cour en hiver, avec courses et tournois ; c’est pourquoi il manda sa noblesse et d’autres seigneurs. Comme personne ne veut être le dernier, on commanda beaucoup de pelisses en peau de loup chez le fourreur dont il a été parlé. Ulespiègle le sut, et se présenta chez ce fourreur pour demander de l’ouvrage. Le maître, qui avait besoin d’ouvriers en ce moment, fut content de son arrivée, et lui demanda s’il savait faire des pelisses en peau de loup. Ulespiègle répondit qu’oui, et qu’il était très connu en Saxe pour cela. Le fourreur lui dit : « Mon cher garçon, tu m’arrives bien à propos. Viens, nous nous entendrons bien pour les gages. » Ulespiègle lui dit : « Oui, maître, vous m’avez l’air d’un honnête homme ; vous verrez vous-même quand ma besogne sera faite. Mais je ne travaille pas avec les autres garçons ; je veux être seul, afin de pouvoir faire mon ouvrage à ma volonté et sans être gêné. » En conséquence, le maître lui donna une petite chambre, et lui mit entre les mains plusieurs peaux de loup qui étaient préparées pour faire des pelisses, et lui donna la mesure de chaque pelisse, grande ou petite. Alors Ulespiègle commença à étendre ses peaux et à les tailler, et fit de toutes des loups, qu’il remplit de foin, et auxquels il fit des jambes avec des baguettes, comme s’ils étaient en vie. Quand il eut ainsi gâté toutes les peaux et fait les loups, il alla dire au fourreur : « Maître, les loups sont faits ; y a-t-il autre chose à faire ? – Oui, mon fils, dit le fourreur ; maintenant couds-en ce que tu pourras. » En disant cela, il entra dans la chambre et vit les loups par terre, grands et petits, et dit : « Qu’est-ce que cela ? Que le diable t’emporte ! Quel tort tu m’as fait ! Je vais te faire arrêter et punir ! – Maître, dit Ulespiègle, est-ce ainsi que vous me payez et que vous me remerciez ? J’ai fait cela d’après vos propres paroles. Vous m’avez bien dit de faire des loups ; si vous m’aviez dit de faire des pelisses, je l’aurais fait. Si j’avais su que vous ne m’en auriez pas plus de reconnaissance, je n’aurais pas travaillé avec tant d’ardeur. » C’est ainsi qu’Ulespiègle quitta Berlin, ne laissant nulle part une bonne réputation. De là il s’en alla à Leipzig.